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Co-édition avec Estudios de Política Exterior
Pourquoi les jeunes marocains émigrent-ils?
Le désir de poursuivre obstinément le rêve européen s’alimente des difficultés économiques et sociales que connaissent les nouvelles générations
Mohamed Khachani, Association marocaine d’études et de recherches sur les migrations (AMERM).
Émigrer dans l’imaginaire de la jeunesse marocaine est synonyme de délivrance. Nombreux sont ceux qui vivent avec l’espoir d’enjamber la mer à la recherche de cet El Dorado qui fascine et qui enchante les rêves. Au Maroc, ce phénomène s’appelle « Lahrig », terme ambivalent signifiant à la fois braver l’interdit et brûler ses pièces d’identité. Ce terme devenu familier dans le langage populaire, a acquis sa place dans l’analyse du phénomène migratoire (Abdelkrim Belguendouz: Lahrig du Maroc, l’Espagne et l’UE, Boukili Edition 2002).
Mais, comme le rêve et le cauchemar ont le même matériau, ce rêve se brise parfois entre les mains de la Garde civile espagnole et parfois, d’une manière tragique, au fond des eaux hostiles du Détroit de Gibraltar. Pourtant, le drame des noyés ne dissuade nullement les candidats au départ.
L’idée de partir peut-être incubée dès le plus bas âge, c’est l’une des principales conclusions d’une enquête que nous avions codirigée sur « les enfants au travail au Maroc ». Cette recherche couvrait une population de 500 enfants (250 garçons et 250 filles) âgés de cinq à 15 ans, répartie entre les différentes régions du pays.
La dernière question de cette investigation portait sur « les aspirations de l’enfant pour l’avenir ». Sur les 500 enfants interrogés, 91 ont affirmé avoir comme projet d’avenir émigrer à l’étranger, soit 18,2 % de la population enquêtée (presque un enfant sur cinq). Sur ce lot, 58 sont des garçons et 33 des filles.
Le passage à l’acte est certes plus facile pour les garçons que pour les filles. Ils émigrent en général, de manière clandestine, selon différents procédés : se cacher sous des cars, dans des containers ou dans des camions remorques (100 000 camions environ traversent chaque année le Détroit dans le sens Sud-Nord). La présence des enfants marocains, ayant émigré seuls, sans papiers, est devenue visible dans certaines villes en Italie – Milan, Rome…– (Al Monaddama, 2 juin 1999) et en Espagne – Madrid, Barcelone….
Les enfants migrants sont en général des enfants abandonnés ou des enfants, qui pour aider leurs familles ont été mis très tôt au travail. Selon la dernière enquête de la Direction de la Statistique, les enfants âgés de moins de 18 ans représentent 6,5 % de l’effectif employé dans le secteur informel soit 123 741 enfants dont 84 809 en milieu urbain et 38 932 en milieu rural.
Si ces enfants intériorisent facilement le projet migratoire, force est de constater que cette propension à émigrer augmente avec l’âge, comme le confirment différents sondages effectués par des ONGs (Pateras de la Vida, Association des familles des victimes de l’immigration clandestine, …).
Aussi, ces jeunes émigrent vers toutes les destinations et sont présents dans les quatre coins du monde.
Les déterminants de la migration
C’est Felipe González, alors chef du gouvernement espagnol, qui dans un entretien avait dit : « Si j’étais un nord-africain de 20 ans ayant sept frères et sœurs, je serai dans une patera comme celle-ci. S’ils me renvoient, si j’ai la chance d’arriver sans me noyer, le mois prochain, je serai là-bas de nouveau essayant de franchir la barrière. » (El País, 24 juin 1992).
En fait, le schéma explicatif du phénomène est assez complexe. La clandestinité n’est certes pas un état naturel, elle est le produit d’une conjonction de plusieurs facteurs internes, mais elle n’aurait pas pris cette importance s’ils n’existaient pas d’autres facteurs d’appel dans les pays d’accueil.
Le phénomène de l’émigration clandestine exprime fondamentalement les disparités économiques qui caractérisent les deux rives : le PIB en Espagne est près de 17 fois plus élevé que le PIB marocain, celui de l’Italie est plus de 32 fois supérieur au marocain.
Cette faiblesse dans la création de la richesse est aggravée par une forte instabilité économique due à une récurrence des années de sécheresse, la croissance économique au Maroc n’arrive pas à s’autonomiser par rapport au secteur primaire. Cette instabilité de la croissance (en dents de scie) produit des effets déstabilisants au niveau du marché de l’emploi, elle pose avec acuité le problème de l’absorption des déficits d’offre d’emplois et la satisfaction de l’offre de travail additionnelle.
Le chômage affecte ainsi une population nombreuse (12,5 % des actifs) et surtout de plus en plus jeune : 68,5 % des chômeurs ont moins de 30 ans. De même, c’est un chômage qui s’inscrit dans la durée, le chômage d’une durée d’un an et plus touche une forte proportion des actifs : 71,6 % au niveau national, confirmant le caractère structurel de ce fléau.
Pour ces jeunes, le statut de chômeur frustré est une mort lente. C’est ce qui explique avec quelle détermination, ils s’en remettent au sort de la traversée : « Peu importe que je meurs, l’essentiel est de tenter la traversée » disait un jeune devant la caméra de la deuxième chaîne marocaine.
Afin d’atténuer cette pression et absorber au moins dans une proportion significative ce potentiel migratoire, l’économie marocaine devrait s’engager sur la voie d’une croissance forte et durable, en mesure de fournir sensiblement 400 000 opportunités d’emploi par an (au lieu des 200 000 à 250 000 créées actuellement).
Enfin, il convient de rappeler que le chômage ne donne lieu à aucune indemnité. L’absence d’un système d’indemnisation du chômage pour licenciement économique (qui reste un simple projet) condamne les nouveaux chômeurs à la paupérisation. Ce scénario génère une recrudescence de la pauvreté qui affecte particulièrement les jeunes, celle-ci rend vulnérable l’être humain et le condamne à vivre dans des conditions infrahumaines.
Cette situation s’explique également par le faible niveau des revenus. A cet égard, la part des « working poors », c’est à dire les jeunes qui ont une activité rémunérée mais qui reçoivent des salaires trop faibles pour vivre décemment, est en constante croissance.
Mais si les causes économiques sont autant de facteurs d’émigration pour les jeunes, l’idée d’émigrer peut ne pas se manifester chez des candidats potentiels. L’incubation du projet d’émigrer est souvent enclenchée sous l’effet d’autres facteurs d’attraction, ces facteurs incitateurs engendrent les mécanismes de l’émigration et provoquent un effet d’entraînement qui assure le passage du stade latent à celui de la concrétisation de l’acte d’émigrer.
Parmi ces facteurs, la plus influente est l’image de la réussite sociale que renvoie l’immigré de retour au pays pendant ses vacances annuelles et ses récits dosés de mythomanie. Cette image conforte l’idée qu’on se fait de ce présumé El Dorado largement médiatisé par la télévision. En effet, par l’intermédiaire de l’image diffusée par des dizaines de chaînes, les couches déshéritées sont transportées chaque soir, dans un monde magique qui cultive en eux le désir d’émigrer. Chez ces jeunes, l’impact est tel que l’esprit émigre bien avant et le corps vit dans une situation d’attente de la première occasion pour suivre.
Si ces facteurs générateurs et incitateurs entretiennent une forte propension à émigrer, celle-ci est stimulée également par des facteurs propres aux pays d’accueil. En particulier, l’existence d’une demande de travail émanant principalement de certains secteurs comme l’agriculture, le bâtiment et les services exerce un attrait certain sur ces jeunes. Cette demande est particulièrement forte dans le secteur informel qui représente dans les pays de l’arc latin, principale destination des jeunes migrants marocains, entre 20 % à 25 % du PIB.
Profitant de la « fragilité juridique » de ces migrants clandestins, les employeurs multiplient les embauches illégales, souvent au vu et au su des autorités. La sanction encourue par l’employeur qui recourt à la main d’œuvre clandestine ne semble pas constituer, selon les législations en vigueur, un facteur de dissuasion.
Cette dialectique du rejet juridique et de l’appel économique et qui explique en grande partie la recrudescence du phénomène est pratiquement occultée par les médias et le discours officiel. (Que serait « l’enfer sous plastique d’El Ejido », très rentable pour l’économie espagnole, sans l’apport de cette force de travail ?)
Tous ces facteurs ont érigé la migration en phénomène de société et de plus en plus de jeunes vivent avec cette illusion du rêve européen.
De l’illusion à la désillusion
Par sa dimension, la migration clandestine des jeunes présente un coût social élevé. Ce coût est financier et humain, il est exorbitant si on prend en considération tous les sacrifices, ceux du candidat à l’émigration, de sa famille et du pays.
L’émigration est devenue ainsi un projet économique coûteux, elle est considérée comme un investissement en soi, c’est un projet qui obéit à certaines normes de faisabilité. Les jeunes candidats à l’émigration clandestine s’efforcent de mobiliser tous les moyens familiaux en vue de réaliser ce projet. Des prêts frappés parfois d’hypothèques sont souscrits par les parents pour mener à terme ce projet, d’autres vendent les bijoux de la famille, d’autres le bétail, d’autres s’endettent.
Au Maroc, ces jeunes migrants empruntent différentes voies pour accéder au territoire de l’Union européenne (UE). Mais c’est le Détroit qui demeure le passage le plus médiatisé à cause des drames des chaloupes (embarcations de fortune), ce que la presse espagnole appelle « las espaldas mojadas ».
Le nombre de chaloupes interceptées par les autorités espagnoles a été multiplié par 23 en l’espace de six ans (1994 2000) ; 1995 constitue en effet une année charnière dans l’intensification de ce mouvement de chaloupes dont le nombre a quadruplé passant de 34 en 1994 à 130.
La rançon du désespoir est parfois lourde de conséquences. La presse (espagnole et marocaine) relève fréquemment de tels drames sur les côtes du Nord. Le Détroit de Gibraltar est devenu ainsi un des plus grands cimetières du monde. Selon l’Association des travailleurs immigrés marocains en Espagne (ATIME), le nombre de noyés entre 1997 et le 15 novembre 2001 s’élève à 5632 dont 3932 ont été rejetés par la mer et 1700 portés disparus. ATIME estime qu’il est probable qu’ils se soient noyés dans les côtes marocaines. Une autre estimation considère que si on accepte le ratio d’un cadavre retrouvé pour trois disparus, cela signifie la mort de plus de 10 000 migrants en cinq ans dans le Détroit (Le Monde Diplomatique, juin 2002).
Dans le Détroit de Sicile, emprunté par les jeunes maghrébins, on estime à 1 000 morts les migrants clandestins qui ont tenté de traverser ce Détroit. (Alain Goussot : « L’immigration maghrébine en Italie : le cas des marocains », colloque international : Place et rôle des émigrés/immigrés dans le développement local dans les pays du Maghreb et du Sahel. ORMES. Faculté des Lettres d’Agadir. 26-28 février 2003.)
Ceux qui réussissent à braver ces dangers, viennent gonfler un stock de migrants irréguliers de plus en plus important. Mais par sa nature même, le phénomène de la clandestinité est difficile à mesurer. Si des statistiques sur les personnes régularisées ou arrêtées en situation d’illégalité sont parfois disponibles, il n’en demeure pas moins que les estimations les plus contradictoires quant à sa quantification sont avancées selon les différentes sources d’information. Le mythe du chiffre pèse dans le débat sur la question et l’incertitude nourrit l’inquiétude et autorise parfois des estimations dénuées de tout fondement.
Certaines estimations considèrent que plus de 100 000 marocains tentent chaque année de traverser clandestinement le Détroit de Gibraltar (Le Monde Diplomatique, juin 2002). Ce chiffre semble exagéré, car on peut raisonnablement estimer entre 250 000 et 300 000 le nombre de migrants marocains résidant d’une manière irrégulière dans tous les pays de l’UE.
Loin du mirage… la réalité
Compte tenu de ces enjeux, ceux qui réussissent l’épreuve se considèrent à priori comme chanceux… Ceci explique leur résignation et les conditions infrahumaines qu’ils acceptent pour occuper des travaux pénibles et socialement indésirables par les autochtones. Leur première préoccupation est de rembourser les dettes qu’ils avaient contractées pour payer la traversée.
Pour ces raisons, et en dépit de la désillusion à laquelle peut être confronté le migrant, le retour est une option à exclure. Les données disponibles pour l’Espagne, pays qui demeure la principale destination des jeunes immigrés, indiquent selon une enquête publiée par le journal La Vanguardia (12 mars 2000), que 68 % des hommes et des femmes interrogés considèrent que les immigrés vivent dans de mauvaises conditions en Espagne ; les réponses atteignent 73,5 % pour la tranche d’âge de 18 à 34 ans.
Ce contexte confirme le déficit dont souffrent les Marocains immigrés en matière de respect des droits humains et qui se manifeste dans le racisme, le rejet, la haine voire mêmes des actes de violence comme le rappelle les évènements de El Ejido.
Cette réaction sociale produit le repli sur soi, les revendications identitaires se substituent aux revendications sociales, comme elle peut inciter à des comportements non respectueux des normes et des valeurs de la société d’accueil.
Pour lutter contre le phénomène de la migration clandestine, la solution ne doit pas privilégier les mesures répressives. La solution ne peut s’inscrire que dans une approche globale et intégrée, prenant en considération l’impératif du développement, les exigences démocratiques et le respect de la dignité humaine.