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Co-édition avec Estudios de Política Exterior
Editorial
Après des années de débats médiatiques et politiques centrés sur l’immigration en Europe, l’opinion publique en est venue à reconnaître le phénomène des migrations comme une question – ou un problème – qui concerne essentiellement l’Europe. D’une certaine manière, les tensions au sein de l’Union européenne concernant la gestion des migrations, le défi posé par les bateaux de sauvetage des organisations humanitaires et le drame de la perte constante de vies dans la Méditerranée nous empêchent d’observer le phénomène dans son ensemble. D’une part, le débat sur les causes de l’émigration reste stérile, reproduisant des idées du passé qui n’apportent pas de réponses efficaces à l’urgence immédiate des flux migratoires. Il y a ceux qui émigrent en raison de l’instabilité politique, des conflits armés, des conséquences du changement climatique, de la désertification, de la pauvreté en eau, du manque d’opportunités… La frontière entre le déplacement forcé, celui des réfugiés, et le déplacement volontaire, celui desdits migrants économiques, est de plus en plus floue. À la vérité, il existe une différence entre eux, mais le risque vital qu’ils encourent lorsqu’ils partent pour l’Europe est le même dans les deux cas.
D’autre part, on a tendance à oublier qu’il existe des pays où le phénomène migratoire a un impact croissant, non seulement en tant que pays de transit, comme c’est le cas en Afrique du Nord, mais aussi en tant que pays d’établissement. Les implications de cette installation des immigrants en Europe ont été largement analysées. Cependant, le défi pour des pays comme le Maroc, le Liban ou les monarchies du Golfe, autrefois des lieux de transit qui sont devenus des foyers permanents pour les immigrants, reste peu reconnu.
Le système de la Kafala, en vigueur dans le Golfe et qui, dans la pratique, fait du travailleur la propriété de l’employeur, en plus d’être inhumain, est un élément obsolète dans des pays qui en sont déjà à la deuxième ou troisième génération d’immigrants. Favorisée par l’exploitation du sous-sol, l’immigration dans cette région était nécessaire pour contribuer à une croissance qui n’aurait pu être atteinte avec une population locale numériquement insuffisante. Aujourd’hui, la main-d’oeuvre étrangère couvre des secteurs entiers de l’économie et constitue une architrave importante de leurs économies. Pour l’instant, ni les politiques gouvernementales ni le secteur privé, qui bénéficie d’une main-d’oeuvre bon marché, ne semblent disposés à changer ce système abusif.
Le Liban, pays d’émigration tout au long de son histoire, avec une mosaïque de communautés religieuses et une population mixte, repose sur un équilibre interne fragile que l’accueil des réfugiés et de la main-d’oeuvre étrangère, de moins en moins provisoire, peut modifier. Un exemple de la précarité dans laquelle vivent les travailleurs étrangers est celui des employées domestiques immigrées, qui sont également soumises au système de la Kafala, dont la visibilité a été un des éléments clés pour proposer un changement juridique.
D’une migration essentiellement de transit, dans les années quatre-vingt-dix, suite au renforcement des frontières de l’Union européenne, la population étrangère au Maroc a commencé à y s’installer. Cela a contraint le pays à adapter le cadre juridique, accompagné d’une politique diplomatique de rapprochement avec le continent africain, qui porte ses fruits. Toutefois, il reste encore quelques questions en suspens qui font l’objet d’un débat intense, comme l’abrogation de la loi, votée après les attentats de Casablanca en 2003, qui criminalise l’immigration et l’émigration irrégulières, ainsi que l’immigration de transit. La mise en oeuvre de véritables politiques d’intégration et de lutte contre le racisme est également en attente.
Les changements juridiques nécessaires pour répondre au phénomène de l’immigration installée sont encore inexistants, embryonnaires ou clairement insuffisants, mais la nouvelle variable démographique obligera les gouvernements à réagir et, par conséquent, l’immigration deviendra, comme cela s’est produit en Europe, un sujet de débat politique dans ces pays. Il s’agit là d’un autre vecteur qui permettra de mettre à l’épreuve, dans ces pays également, le processus de changement politique et social et de respect des droits de l’homme auquel ils se sont engagés au niveau international.