Le retrait des États-Unis d’Afghanistan a marqué pour beaucoup la fin d’une époque, celle de la « pax americana », celle de l’interventionnisme américain. Au-delà des débats sur les conséquences du retour au pouvoir des talibans, la réalité est que le Moyen-Orient devient de moins en moins Orient et de plus en plus Asie occidentale. Même si cela peut sembler une question purement terminologique, cette tendance à donner un nouveau nom à la région qui a traditionnellement le plus centrifugé les intérêts européens et américains reflète une dérive, une « asiatisation » de l’ancien Moyen-Orient.
Face au vide laissé par les États-Unis en Afghanistan – et à celui qu’ils laisseront lorsqu’ils décideront de se retirer complètement d’Irak ou de Syrie –, d’autres acteurs mondiaux profitent de l’occasion qui leur est offerte. La Chine apparaît comme une alternative pragmatique, résolue et bienvenue pour les régimes qui rechignent à se démocratiser. La Russie, de son côté, joue ses cartes à plusieurs mains, les enjeux dans son voisinage immédiat – l’Ukraine, par exemple – étant plus clairs qu’en Méditerranée, où elle s’est déjà assurée une certaine position avec son atout syrien. Bachar Al-Assad commence à être « normalisé » parmi ses voisins arabes, car il faut bien mourir d’un mal, et le régime syrien semble être le moindre aux yeux du pragmatisme régional et occidental – surtout lorsque les secteurs démocratiques du pays ont été exterminés ou forcés à l’exil. La Chine, la Russie et l’Iran ont gagné la partie syrienne, et les États-Unis et l’Europe n’acquiescent pas, mais ils consentent à une réalité politique qui, bien qu’inconfortable, ils n’ont pas réussi à éviter.
C’est précisément en Iran que se trouve la clé de l’avenir du Moyen-Orient. En Syrie, au Yémen et aussi en Irak, qui tombe de plus en plus du côté iranien. C’est ce qu’ont démontré les résultats des dernières élections avec la forte position de Moqtada Al-Sadr, malgré la lassitude de la population iraquienne face à tant de domination extérieure, d’abord par les États-Unis, puis, dans l’ombre, par l’Iran. D’autre part, la timide décrispation avec l’Arabie saoudite, qui à son tour se détend avec le Qatar, reflète une certaine remise en question, ou du moins une détente, de la stratégie agressive de l’axe saoudien-émirati. L’Iran est la contrepartie que Riyad et Abou Dhabi n’ont pas réussi à vaincre dans leurs bureaux, qui entame à son tour un rapprochement avec la Turquie. Il reste à voir si cette réconciliation naissante aura des effets positifs dans d’autres contrées comme la Libye, où les deux pays ont joué dans des camps opposés.
Reste à voir ce que donneront les discussions entre le P4+1 (et les États-Unis de l’autre côté de la rue) concernant l’accord nucléaire avec l’Iran, le JCPOA. Les attentes sont faibles, notamment en raison du leadership iranien d’Ebrahim Raïssi, qui a capitalisé politiquement le déraillement de l’accord avec le retrait américain opéré par Donald Trump. L’Iran est au centre de l’équation, et une grande partie de ce qui se joue aujourd’hui en Méditerranée passera, à un moment ou à un autre, par Téhéran. Pendant ce temps, en Europe, nous continuons à détourner le regard, non seulement parce que le Moyen- Orient se déplace inexorablement vers l’Asie, mais aussi parce que nous avons perdu notre capacité d’influence, ou notre intérêt à en avoir. L’exemple le plus paradigmatique est celui de la Tunisie. Le pays qui a constitué l’espoir démocratique de la rive sud pendant la dernière décennie, a subi un dangereux revers l’année dernière. Le coup de force – ou coup d’État – du président Kaïs Saied a mis en péril le processus de transition tunisien, et l’incertitude politique s’est ajoutée à la grave crise économique et sanitaire que connaît le pays. La pandémie n’a épargné personne, et surtout pas les États les plus faibles. Les réalités biopolitiques s’imposent avec de nouvelles variantes et des pics de contagion. Selon l’Organisation mondiale de la santé, le G7 n’a donné que 15 % des doses de vaccins promises aux pays disposant des ressources les plus faibles. C’est le résultat de l’asymétrie mondiale de la vaccination. Pour ne pas se décourager, il convient de penser que, peut-être, en 2022, certains des acteurs régionaux poursuivront le processus de désescalade et que, dans un acte de responsabilité, les puissances mondiales décideront de ne pas détourner le regard.