Entre l’émigration économique et l’exil intellectuel

Jeunes diplomates, scientifiques et intellectuels constituent les nouveaux profils de l’émigration

Aissa Kadri, Université de Paris 8, France.

Les mutations qu’ont connues les phénomènes migratoires – entre pays dominés et pays développés – cette dernière décennie, mutations qui tiennent aussi bien aux changements structurels, économiques, sociaux, politiques, survenus dans l’espace monde qu’aux changements des comportements, représentations des groupes sociaux migrants, ont inscrit dans l’espace transnational des formes circulatoires nouvelles incorporant les anciens schémas de déplacement migratoires et développant des modalités et des pratiques novatrices mobilisées par des acteurs à capital culturel élevé. Aussi, ces changements se sont-ils traduits par l’émergence d’une nouvelle génération de migrants qui s’est substituée à l’ancienne génération paysanne et ouvrière qu’a constitué le gros de l’immigration avant les années quatre-vingt. 

Ces nouveaux migrants se recrutent dans les groupes sociaux qui sont le produit de politiques de scolarisation de masse. S’agit-il d’une émigration/immigration de caractère économique ? Ou bien d’une émigration/immigration qui s’apparente à des formes d’exil intellectuel ? Sans doute faudra-t-il distinguer l’exil de l’émigration : l’un étant généralement appréhendé à partir de causes politiques, l’autre en fonction de causes économiques ; le premier étant plutôt fondé sur un choix raisonné, le seconde contrainte ; l’un étant conçu comme rupture sans retour, l’autre n’ayant de sens que dans la programmation d’un projet de retour, ne sont pas complètement explicatives de ce qui est toujours une trajectoire sociale d’agents sociaux qui, tout prédéterminés qu’ils soient, ne sont pas moins acteurs de leur devenir dans certains contextes. Néanmoins, cette nouvelle forme de migration définit de nouveaux rapports aux pays d’émigration et d’immigration et n’est pas sans effets sur les structurations des champs intellectuels en question. 

Les catégories concernées 

Si on observe très rapidement la catégorie de ces nouveaux migrants on s’aperçoit qu’elle agrège des groupes très hétérogènes. Il y a en premier lieu le cas des diplômés de la première génération post-indépendance sortis des universités nationales ou des instituts supérieurs d’enseignement qui sont restés pendant longtemps formellement français, aussi bien dans leur organisation, leur encadrement que dans la hiérarchie des disciplines et des valeurs au fondement de leur fonctionnement ; ces nouveaux migrants ont construit au plan national par affinités politiques au sein des syndicats ou dans les amphithéâtres, dans le moment développementaliste et Tiers-mondiste marqué par une coopération technique étrangère antiimpérialiste et soixante huitarde, des réseaux mobilisés dans des stratégies d’acteurs envisageant l’émigration comme issue au blocage de leur mobilité sociale et professionnelle. 

Il y a une deuxième catégorie prétendant à l’émigration qui regroupe les diplômés formés dans les décennies de politique de formation à l’étranger dans un moment de fort investissement éducatif des Etats nouvellement indépendants ; ces diplômés après avoir été certifiés en postgraduation et avoir inscrit dans le pays de formation un ancrage provisoire, ont mal vécu, confrontés à des problèmes d’installation, leur retour dans les pays d’origine. Les effectifs de ces boursiers ont oscillé de 6 000 étudiants au milieu des années quatre-vingt à presque deux milliers en 1994. Les taux de retours étant déjà dans ces années là faibles, 160 retours effectifs, comptabilisés par le ministère de l’Enseignement supérieur, sur 5 990 boursiers en 1985/86 soit 2,67 % de la cohorte de départ. 

La troisième composante comprend les nouveaux diplômés prolétarisés produit de systèmes d’enseignement pléthoriques en voie de désinstitutionalisation, sinon voués au chômage du moins payé en monnaie de singe, qui s’appuient sur des réseaux familiaux, de solidarités traditionnelles mais aussi sur une partie d’anciennes élites établies dans les pays de destination pour envisager des départs qui sont vécus comme autant de bouées de sauvetage. 

Dans ces deux groupes une place spécifique peut être faite aux jeunes femmes diplômées qui se retrouvent dans un rapport de distance en relation aux valeurs et normes locales assignant à la plus grande partie d’entre elles des places liées à des situations, de domination, de violences, de précarité et d’exclusion. On observe sur les dernières années une forte féminisation des groupes qui partent. Il y a aussi une autre composante souvent oubliée parce que formant le plus gros contingent des clandestins, celle du lumpen prolétariat, laissée pour compte des plans d’ajustement structurels : paysans déracinés, manœuvres, ouvriers techniciens, petits employés « dégraissés » ou « dépermanisés » selon les termes technocratiques en usage. 

Il y a enfin toutes celles et ceux, jeunes (on voit ainsi se développer une migration de très jeunes enfants déscolarisés) ou moins jeunes qui subissent l’exclusion et la répression de systèmes autoritaires arc boutés sur leurs privilèges ou voient leur avenir bouché. 

Si l’on s’en tient seulement aux diplômés de l’enseignement supérieur qui étaient en activité en Algérie à la fin des années quatre-vingt-dix on peut estimer à un peu plus de 10 % des cadres en activité, ceux qui ont pour des raisons ou d’autres émigré. C’est là une bonne partie de la génération des élites formées de l’indépendance à la fin des années soixante-dix. L’émigration intellectuelle marocaine n’a pas connu quant à elle cette intensité même si elle s’est développée au même moment. Elle est restée avec la tunisienne une immigration de diplômés en cours d’études et non de cadres en activité. 

Migration, exil, exode de cerveaux, mobilités 

Cette rapide typologie mériterait sans doute d’être approfondie et nuancée sur la base des mêmes variables (économique ; ethnique ; politiques et socioculturels). Cependant la réalité massive est celle de groupes qui sont le produit d’universités de masse, de jeunes diplômés, d’intelligentsia, d’intellectuels qui pour une large part d’entre eux s’émancipent du cadre de l’État nation et s’inscrivent dans des migrations qu’on pourrait rapprocher de l’exil intellectuel, de l’exode de cerveaux, de mobilités qui réinterrogent dans le contexte de la mondialisation les paradigmes explicatifs en œuvre jusque-là. 

L’exil intellectuel n’est pas quelque chose de nouveau, il est une caractéristique ancienne occidentale qui a connu au cours du siècle à partir de ruptures majeures – Révolution d’octobre 1917, prise du pouvoir par Hitler et installation du nazisme, Seconde guerre mondiale, élargissement du modèle communiste dans l’est européen – des exils intellectuels intra européens ou de l’Europe vers les États-Unis. Il est encore moins un phénomène nouveau dans le cas maghrébin ou africain ; pendant la colonisation en effet les étudiants algériens, tunisiens, marocains, d’Afrique occidentale bloqués dans leur cursus dans la colonie, séparant de fait la France coloniale de celle des droits de l’homme assimilée à la France métropolitaine, s’exilaient pour continuer leurs études, s’investir intellectuellement et politiquement. 

Cependant la différence notable avec la période ouverte par le développement des transformations du tournant des années quatre-vingt-dix et plus particulièrement des violences d’État qui vont affecter les différents pays et les violences politiques internes est que la première génération liait son exil – à quelques exceptions prés – consubstantiellement à un nationalisme militant trans-maghrébin ou transafricain comme a pu l’illustrer le combat étudiant anticolonial au sein des syndicats étudiants en métropole, alors que la génération , disons des post quatre-vingt-dix, à l’image des « harragas » des brûleurs de frontières que constituent les plus jeunes candidats à l’émigration, s’inscrivait dans la rupture avec l’unanimisme et mythes nationalistes consolidés dans les années développementalistes. 

C’est qu’en effet aussi bien la composante sociologique des populations concernées par les départs à l’étranger que le contexte économique socio-politique et culturel avaient bien changé. On peut faire le constat général dans les pays du Sud d’une circulation politique bloquée des élites ou tout du moins d’un recrutement clientéliste sélectif, malthusien, par les États dans un vivier de diplômés de plus en plus large dont la majorité reste sur le bord de la route ; à cet égard on pourrait se poser la question s’il s’agit là de migrations ou plutôt de contournement de blocages dans des processus de mobilités professionnelles et sociales qui prennent au mot la mondialisation telle qu’elle se définit dans les intentions et les discours. 

Ressources, circuits, réseaux 

A partir d’une part, de la compréhension des éléments sociologiques prévalant dans les conditions de départs et d’autre, de la saisie des circuits et configurations migratoires à la fois fortement contrastés mais aussi souvent enchevêtrés et des logiques d’insertion qui se mettent en place, on peut avancer quelques pistes sur ces processus, sur les interrelations et les interactions qui mettent en jeu continuellement ces groupes de migrants dans l’interface pays d’origine/pays d’accueil. 

Les circulations nouvelles sont reconfigurées par les contextes socio-économiques et politiques locaux ; elles se déploient pour partie dans un cadre régional : espace maghrébin/arabe, espace ouest atlantique ou entre celui-ci et celui-là ; on observe ainsi de plus en plus une migration intellectuelle inter-régionale de jeunes diplômés du Maghreb ou d’Afrique de l’ouest. Certains diplômés bloqués dans leurs inscriptions par des numerus clausus dans certaines filières et une politique européenne malthusienne d’octrois de visas se déplacent de plus en plus dans les pays voisins. Ainsi les Tunisiens se dirigent de plus en plus en Mauritanie et au Maroc et inversement les marocains se retrouvent aussi plus nombreux en Tunisie ; de même les sénégalais ont tendance à diversifier leurs destinations au Maghreb et dans le Proche Orient. Ils vont plutôt au Maroc et en Arabie Saoudite. Beaucoup de lycéens algériens s’inscrivent dans les universités d’Arabie Saoudite. 

Ces circulations sont ensuite redéfinies par les politiques publiques à l’égard des immigrations du Sud dans l’espace Schengen. La France apparaît ainsi comme un espace de transit, vers d’autres pays comme le Canada, les USA ou le nord de l’Europe. On relève aussi à l’inverse le développement d’une circulation intra-européenne, pas encore soutenue, à l’intérieur de l’espace Schengen ; ainsi certains diplômés après un passage en France se sont installés en Belgique, aux Pays-Bas, en Espagne voir en Grande-Bretagne (pas encore dans Schengen). 

A l’opposé certains diplômés venant d’Allemagne, d’Espagne, d’Italie et de certains pays du nord s’installent en France. Les diplômés sont souvent conditionnés par les politiques de régularisation qu’ici ou là les pays européens mettent en œuvre conjoncturellement en Europe. L’Italie comme l’Espagne passent de terre d’émigration vers celle d’immigration ; on observe dans ces pays que si la part des maghrébins et des africains a tendance à stagner ces trois dernières années, elle a significativement augmenté dans la dernière décennie ; et on voit se constituer notamment en Italie une petite communauté intellectuelle maghrébine, alors qu’en Espagne celle-ci est encore quasi-inexistante ou en tous cas elle s’est transformée en immigration d’affaires. Si l’Italie a connu une émigration maghrébine intellectuelle de haut niveau sans doute pour le soutien que les intellectuels italiens ont apporté aux algériens menacés, l’Espagne a connu une émigration de diplômés de niveau secondaire – algérienne mais surtout marocaine et sahraouie – plutôt qu’universitaire. 

Les destinations ont tendance à se diversifier, certains intellectuels arabophones s’installent plutôt en Grande-Bretagne, aux États-Unis, au Canada, dans certains pays maghrébins ou arabes voir en Afrique ; les francophones aussi ont tendance à s’orienter de plus en plus vers le Canada, les pays du nord de l’Europe, vers l’Allemagne ou les États-Unis ; la France n’étant plus une destination exclusive. On observe ainsi que les ressources linguistiques sans être tout à fait déterminantes dans les choix de destinations ne sont pas pour autant indifférentes à l’organisation sociale du pays d’accueil : le modèle communautariste anglo-saxon étant plutôt privilégié par les arabophones. 

Ces circuits sont souvent portés par des réseaux sociaux fondés en premier lieu sur l’appartenance familiale. Ainsi, il est important d’interroger, à travers les politiques familiales mises en œuvre par les pays de départ et ceux d’accueil – dans le cas d’espèce à travers les politiques de regroupement familial et des présupposés qui leurs sont attachés –, les transformations sociologiques de la famille vers une double voire une triple résidence et une instrumentalisation des avantages sociaux, des papiers, des passeports, et des nationalités. Ces circuits peuvent être construits aussi sur des liens politiques : par exemple l’arrêt du processus électoral en Algérie a développé des migrations fondées sur l’appartenance partisane qu’elle soit islamiste ou communiste. On observe ainsi un phénomène de transnationalisation de ces réseaux politiques qui se présentent pour ceux islamistes comme une nouvelle forme d’alter mondialisation à côté de celles plus classiques nourries aux idées de gauche. Il y a en fin des circuits portés par des affinités culturelles, à dimension identitaire quasi exclusive comme ceux du mouvement culturel berbère ou d’autres groupes ethniques minoritaires. 

L’installation acquise pour ces nouveaux migrants – nombre de ces diplômés restent dans des situations extrêmement précaires – et la destination ultime confirmée se développent chez ces élites des logiques qui ne peuvent être comprises qu’en tenant compte du fait que leurs représentations, leurs pratiques, leurs stratégies se structurent en fonction du rapport au pays d’origine dans le déni ou la reconnaissance ; ce rapport procède le plus souvent soit d’une absence/occultation, amnésie programmée ou présence massive de celui-ci. 

On a d’un côté ceux qui développent des pratiques diversifiées d’investissement, souvent appuyées sur la communauté d’origine, à destination du pays voir de la région d’appartenance. De l’autre ceux qui sont dans des stratégies d’insertion locale, qui n’envisagent le rapport au pays que dans la distance voir dans la rupture et rationalisent leurs attitudes par identification au modèle politique local et conséquemment le rejet du système politique en place ; ces derniers se recrutent souvent parmi ceux, les derniers arrivés, qui ont réussi leur insertion. Il y a une place particulière à faire aux entrepreneurs, aux créateurs d’activités le plus souvent visant le marché des pays d’origine. Certains jeunes qu’on pourrait lier à cette catégorie, combinant commerce et engagements politiques, se jouent des frontières et des règles et sont déjà dans la mondialisation. 

Sans doute faut-il nuancer là la typologie ainsi esquissée ; et les représentations ainsi que les pratiques sont-elles à différencier selon les statuts, le sex-ratio, l’âge, les conditions de départ et d’arrivée, les positionnements politiques et idéologiques des uns et des autres ; cependant la prise en compte de toutes ces variables n’interdit pas que l’on formule l’hypothèse que les rapports au pays d’origine restent déterminés par les modalités d’insertion développées dans les pays d’accueil et définis par les représentations que les uns et les autres se font de l’avenir lointain. Le temps étant une variable élastique pour la plupart d’entre eux, partis – contrairement à ceux de la première génération – pour ne pas revenir et le plus souvent avec l’assentiment voire l’encouragement des proches. 

Les représentations : ambivalence, paradoxes, contradictions 

Les rapports des sociétés d’émigration à leurs immigrations ont été toujours ambivalents, oscillant entre une volonté de contrôle et d’instrumentalisation politique et une prise en compte d’une autonomie se manifestant plus clairement, dans un contexte de défaillance des États, entre des représentations négatives et des survalorisations non dénuées d’arrières pensées. 

Du point de vue des sociétés de départ, ont toujours affleuré voir dominé dans certaines périodes, contextes et plus pour certains pays que pour d’autres, des représentations stéréotypées et des discours négatifs, stigmatisant, même si ceux-ci apparaissent plus devoir au ressentiment, à de la frustration qu’à une opinion réellement structurée. Un des faits marquants de ces dernières années, est sans doute la dénonciation par, de manière générale la vox populi et de manière particulière, par certaines catégories sociales notamment certains milieux conservateurs nationaux populistes et des apparatchiks et ceci de façon de moins en moins dissimulée, de l’immigration et plus encore de l’immigration intellectuelle. Sans doute cette représentation négative, nourrie par les conditions économiques difficiles que vivent les nationaux dans ces années de pénurie et de crise multidimensionnelle, a-t-elle eu cours par le passé mais elle n’a jamais été aussi prégnante que dans cette situation d’insécurité : économique sociale et civile. Elle reste cependant pondérée par certaines attitudes légitimant les départs et justifiant les pratiques immigrées. Cette stigmatisation sociale se double d’un discours public et officiel ambivalent souvent critique à l’égard des émigrés mais aussi paternaliste : on reproche aux émigrés dans certains pays de ne pas contribuer à l’équilibre de la balance des paiements ; et dans le même temps on revendique cette immigration en dénonçant le sort qui lui serait fait par les sociétés d’accueil. On reproche aux intellectuels et aux scientifiques notamment francophones – et plus dans le cas algérien – leur éternel attachement à la France, ou leur lâchage et cependant on est fiers de leur compétence et on revendique leur participation au développement du pays. On stigmatise les footballeurs professionnels en France pour leur absence de patriotisme, et on s’en remet à eux dans les phases difficiles ; il en est ainsi des artistes, des entrepreneurs voir de toutes les catégories sociales expatriées. 

Derrière ces reproches n’y a t-il pas un discours politique « nationaliste », ici comme là-bas, soumis à des catégories qui opposent le « national » au « non national », où l’émigré apparaît, d’une certaine manière, comme le « colonisé de la dernière heure » ? De l’autre côté, les nouveaux migrants restent partagés entre des velléités de rupture et des volontés d’établissement de passerelles et de consolidation de liens avec leurs sociétés d’origine. 

Les stratégies d’insertion locale qui sont le plus souvent contrariées pour nombre d’entre eux se font pour beaucoup d’autres dans des processus de valorisation de compétences qui témoignent d’un métissage culturel de masse comme du pluralisme qui signale que la transnationalisation est aussi transculturelle. Cette transnationalisation dans les faits se traduit par le développement de pratiques et d’expressions culturelles qui sont le fait des générations jeunes : scolaires, étudiantes intellectuelles en voie ou en difficulté d’insertion et de professionnalisation. Ces générations étant pour une large partie issue de l’immigration coloniale ou postcoloniale, « mélangées » ou « mixtes ». 

II y a prendre en compte, le processus d’autonomisation (relative) par rapport à leur État d’origine, dans lequel se trouve engagées les populations émigrées en Europe et particulièrement en France. C’est bien dans ce processus, où les sociétés locales deviennent en porte à faux par rapport à une immigration qui en s’émancipant montre une autre voie, que se trouvent les déterminants des évolutions des contradictions et conflits potentiels. Ainsi on ne peut saisir les dimensions de la querelle que les sociétés de départ tiennent souvent à l’égard de leurs concitoyens émigrés, si on ne prend pas en compte, l’effet « perturbateur » de l’émigration. En ce sens l’effet le plus marquant de l’émigration est d’avoir modifié les frontières sociales qui séparent les groupes en donnant aux émigrés les moyens d’une promotion venant de l’extérieur. On peut faire l’hypothèse que l’un des termes du conflit, sinon le principal, est celui du niveau d’autonomisation des immigrées ; et de ce point de vue le pays d’accueil a un rôle fondamental ; plus celui-ci est soutenu, plus l’immigration peut s’émanciper des pouvoirs locaux et plus elle peut se présenter comme modèle d’adaptation au monde moderne, comme alternative ; ce n’est souvent pas le cas quand on voit les tentatives de contrôle par les États en question des communautés immigrées à travers l’enseignement des langues et la désignation des imams. 

C’est bien en effet parce que l’immigration intellectuelle est la plus loin dans ce processus d’autonomisation, dans la mesure où la décision d’expatriation s’exprime de plus en plus comme une rupture politique, qu’elle apparaît comme le lieu nodal où se manifeste aujourd’hui avec le plus de virulence le conflit des sociétés avec leur intelligentsia en immigration. 

Autonomie ou fragmentation de l’intelligentsia ?

Ces questions témoignent-elles d’un débat qui a traversé toute communauté intellectuelle ? Et surtout celles qui ont connu les déchirures de l’exil ; ou bien a-t-on là l’expression de l’incapacité d’intellectuels à s’autonomiser des pouvoirs et à produire du sens pour des sociétés en quête identitaire ? Expression se manifestant par un repli/enfermement et par une inscription d’une fraction de l’intelligentsia dans un processus de « mondialisation intellectuelle » ; ou enfin les tendances sont-elles plus nuancées et des passerelles – lesquelles, franco-maghrébine, franco-africaine, maghrébo-africaine, méditerranéenne – sont-elles en train de se constituer comme espaces de médiation, de tissage de liens solidaires dessinant des alternatives autres, aux autoritarismes et populismes de tous genres. 

Ces fragmentations intellectuelles sont sans doute nécessaires au développement d’un espace d’altercation potentiellement producteur d’un champ intellectuel et d’une intelligentsia porteuse de sens, qui puisse dans les débats qui s’affirment dans l’espace public situer les véritables enjeux et aider à la clarification des projets alternatifs aux autoritarismes et aux populismes encore hégémoniques. Mais elles courent aussi le risque de s’épuiser dans les débats et d’être en porte à faux par rapport aux situations sociales. Aussi bien la première fracture et sinon la plus importante est celle générationnelle. Tout se passe comme si le cadre intellectuel et politique, les référents qui manifestent les termes du débat de l’heure fonctionnent pour nombre d’intellectuels restés sur place dans le carcan de l’État nation, alors même que la question centrale est celle de l’affirmation d’une citoyenneté active qui pour le moins devrait transcender les frontières des espaces régionaux. Or à l’échelle locale les enfermements nationaux et communautaires semblent prévaloir. Sans doute le radicalisme de la distance, aujourd’hui comme hier, peut-il sinon être porteur d’autres alternatives que la domination autoritaire ou la fermeture ethnique du moins peut-il fonctionner comme aiguillon en nommant les choses et en situant les blocages. Mais la déterritorialisation de l’action intellectuelle court aussi le risque à travers l’inscription dans les normes éthiques transnationales et supra ethniques de succomber à l’air du temps et de légitimer une figure de l’universel qui ne pourrait être que l’envers de nouvelles formes de domination à l’échelle du monde. On voit ainsi se dessiner une nouvelle figure de l’intellectuel, « l’intellectuel métissé » qui participe de cette culture du mixte qui se construit dans les espaces du nord, figure qui s’inscrit dans ces nouvelles diasporas intellectuelles et développe une forme d’insertion homologique à celle qui avait prévalu pour les élites issues des immigrations dans les années quatre-vingt avec la même caractéristique, celle d’une coupure avec la base sociale qui les portent. Certaines catégories de ces élites vont être intégrées dans les systèmes économiques sociaux et culturels et mobilisées à destination des pays de départ, développant dans la contradiction aussi bien des nouvelles formes de contrôle et de domination que de réelles actions de développement orientées vers les pays d’origine dont ils se présentent souvent comme les meilleurs médiateurs d’investissement. Ainsi tout se passe comme si à une internationalisation des systèmes productifs se hiérarchisant par délocalisation correspond de plus en plus une internationalisation des systèmes de formation et qu’autant l’avenir des pays du Maghreb et de l’Afrique et que celui de leurs élites et intellectuels est de n’exister qu’à la marge, de n’exister que dans la dépendance, soit comme main d’œuvre locale à bon marché soit comme cadres sur sélectionnés à destination des pays d’origine ; on aperçoit déjà à ce titre se déplacer et se fermer les frontières économiques politiques et culturelles, s’approfondir les fractures intellectuelles culturelles et politiques entre intelligentsias restées sur place et celles en diasporas, entre catégories de l’intelligentsia, entre intelligentsias et sociétés. Si ce développement inégal tend à s’approfondir, on court le risque de fractures irrémédiables entre le Nord et le Sud, fractures lourdes de conséquences.