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Co-édition avec Estudios de Política Exterior
La dynamique de migration des travailleurs dans les pays méditerranéens. Une porte de sortie ?
Ibrahim Awad
Les structures et les caractéristiques actuelles de la migration pour l’emploi dans le bassin méditerranéen ont été forgées dans les années quatre-vingt. Après 10 ans de réduction des flux en provenance de la rive méridionale, et même des stocks existants dans des pays comme la France, le mouvement a repris dès la moitié des années quatre-vingt, pour montrer une accélération des taux de croissance dans les années quatre-vingt-dix.
Pendant les années cinquante et jusqu’à la première moitié des années soixante, les travailleurs immigrés en provenance d’Afrique du Nord, de la péninsule Ibérique et d’Italie, se dirigeaient surtout vers la France et certains pays du Nord. Ces travailleurs étaient recrutés dans leurs pays d’origine ; s’ils arrivaient de leur propre chef, ils étaient également les bienvenus, puisqu’ils contribuaient par leur travail à la croissance économique découlant de l’activité industrielle, et à la prospérité des pays d’accueil et de leurs habitants. Ces travailleurs invités – ou « Gastarbeiter », comme on désignait en Allemagne les immigrés provenant de Turquie ou de Yougoslavie – obtenaient des papiers et jouissaient de la protection des lois sur l’immigration et le travail.
Mais dès la moitié des années quatre-vingt, la dynamique de la migration dans le bassin méditerranéen change. Les flux se dirigent désormais vers l’Italie et l’Espagne, et sont surtout constitués de travailleurs destinés à l’agriculture, à la construction et au secteur des services à faible valeur ajoutée, comme l’hôtellerie et la restauration. Ces travailleurs n’auront pas de papiers, sous l’excuse que personne ne les a recrutés, ni demandé de venir. Ils resteront ainsi en marge de la protection des lois de l’immigration et du travail. Ce seront les immigrés sans papiers, actifs dans l’agriculture et dans l’économie informelle des pays européens de la rive septentrionale.
Or, l’histoire récente de l’immigration pour l’emploi dans la Méditerranée peut être abordée sous un autre angle. Ce sont l’agriculture et l’économie informelle, et surtout les secteurs de la construction, du tourisme et du travail domestique, qui ont généré le plus de demandes de travailleurs de pays en voie de développement et de pays en transition. L’agriculture et l’économie informelle étant relativement moins importantes en France qu’en Italie ou en Espagne, les flux de travailleurs sans papiers se sont essentiellement dirigés vers ces deux derniers pays. Il faut signaler que l’économie informelle est surtout composée de travailleurs nationaux. Une autre explication de l’orientation du flux des sans-papiers vers ces deux pays est leur tissu d’entreprises, composé dans une large mesure de petites exploitations agricoles et entreprises industrielles et de services. Les facteurs déterminants sont la structure économique du pays européen, qui découle de sa phase de développement économique, et son tissu d’entreprises. Le déficit de la demande de travail dans les pays de la rive méridionale, découlant de leurs modes de développement, des crises économiques et des programmes d’ajustement structurel conçus pour les résoudre, a permis de répondre à la demande des pays méditerranéens du sud de l’Europe.
L’objectif déclaré des politiques d’immigration pour l’emploi dans les pays méditerranéens européens est de protéger leurs marchés de l’emploi, en freinant les flux indésirables et en renvoyant dans leurs pays, à base de stimulants ou par la force, les immigrés qui se trouvent déjà sur leurs territoires. Un autre objectif, qui acquiert une importance croissante, consiste à garantir le développement d’une activité économique saine et durable. La première version de l’histoire implique une concentration des efforts dans les politiques d’immigration, c’est-à-dire dans les mesures destinées à réglementer l’entrée, la sortie et le séjour sur le territoire. En matière de marché du travail, seuls seraient appelés à venir des travailleurs qualifiés dans des secteurs et domaines d’activité que l’offre nationale de main d’œuvre ne peut satisfaire. Les ingénieurs et les techniciens de la communication et de l’information, de même que les infirmières, par exemple, seraient les bienvenus. Ces mesures de politiques d’immigration ou de marché du travail ne précisent cependant pas ce que l’on ferait des activités économiques actuellement exercées par les travailleurs immigrés sans papiers. En réalité, ces mesures n’ont pas pu atteindre – et difficilement pourront le faire – ces objectifs.
La deuxième version suppose l’adoption d’une approche différente, qui placerait sur un pied d’égalité les politiques d’immigration et du marché du travail. Aux deux objectifs précédemment cités, il conviendrait d’ajouter celui d’instaurer des marchés du travail justes et compétitifs. En réalité, garantir les droits à l’égalité et à la non-discrimination des immigrés est la meilleure façon de préserver la compétitivité des travailleurs nationaux. Le fait de permettre que les coûts du travail des immigrés soient inférieurs à ceux des citoyens nationaux signifie réduire les chances de ces derniers sur le marché du travail. Ainsi, des mesures telles que la régularisation des travailleurs sans papiers, la garantie du respect des dispositions sur l’égalité et la non-discrimination, et la réunification familiale, peuvent être complétées par les mesures d’immigration au sens strict, visant à créer les conditions propices à la protection effective des marchés du travail dans les pays de la rive nord. La garantie de l’égalité et de la non-discrimination réconcilieraient en outre les pays du Nord avec les principes mêmes de leurs systèmes politiques et sociaux. Soulignons qu’il ne s’agit pas ici de débattre de la compatibilité ou non de ce dispositif protectionniste avec l’esprit actuel du système international, qui approfondit la libéralisation d’autres de ses segments comme celui du commerce des biens et services ou celui des flux financiers.
L’objectif du développement d’une activité économique saine requiert une identification périodique des besoins de main d’œuvre, qu’elle soit hautement ou peu qualifiée, des entreprises. Ces besoins doivent être respectés, et il faudra octroyer les permis de séjour et de travail correspondants. Par le passé, les autorités compétentes ont réduit arbitrairement le nombre de permis demandés par les entreprises. Dans ce cas, le résultat n’est autre qu’un afflux de travailleurs clandestins, qui conduit à des procédures de régularisation de plus en plus fréquentes. En réalité, la multiplication de ces procédures est bien la preuve que la politique n’est pas adaptée à la réalité.
Au-delà des mesures de politiques d’immigration ou de marché du travail, les politiques sectorielles et macroéconomiques doivent également contribuer à l’atteinte des objectifs déclarés. Par exemple, des mesures visant à la modernisation et à la mécanisation de l’agriculture, y compris en changeant les structures des cultures, contribueraient à réduire la demande de travailleurs dans les pays de la rive septentrionale. A l’échelon macroéconomique, les politiques fiscales doivent fournir des ressources suffisantes pour la modernisation sectorielle. Des allocations budgétaires doivent également être prévues pour des services comme l’inspection du travail.
Ces objectifs doivent s’accompagner de mesures de politiques destinées à les réaliser. Dans le cas contraire, la faute serait rejetée sur ceux qui, en réalité, n’y sont pour rien. Des tensions, suspicions et distancements apparaîtraient entre les populations et les pays. Il faut l’éviter. La cohérence entre le discours et les actes est la meilleure façon de garantir que la Mare Nostrum continue, comme elle l’a toujours été au cours des siècles, à jouer un rôle de pont entre ses riverains.