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Co-édition avec Estudios de Política Exterior
Syndicats maghrébins : réforme ou marginalisation
Davantage d’autonomie et de démocratie, et la création d’un cadre de dialogue à l’échelon maghrébin et international : tels sont les défis des syndicats
Isaías Barreñada, politologue.
Les réformes économiques mises en œuvre dans les trois pays du Maghreb central au cours des deux dernières décennies, l’échec des modèles politico-économiques et les effets des dynamiques démographiques se sont soldés par des coûts sociaux importants. Leurs principales manifestations ont été l’augmentation du coût de la vie (par la libéralisation des marchés et la diminution des subventions aux produits de première nécessité), la diminution des services publics, le développement de l’économie informelle, la précarisation de l’emploi et l’augmentation du chômage (sous-estimé par les organismes officiels entre 15 % et 35 %), et une dette croissante en matière de protection sociale.
Les organisations syndicales ont été l’un des acteurs les plus concernés par ces changements, puisque leur rôle consiste à représenter et défendre les intérêts des travailleurs. Mais il convient de s’interroger sur la position des syndicats dans ce nouveau contexte, sur la manière dont ils ont défendu les droits et la justice sociale, et s’ils ont été capables de négocier ces réformes : en définitive, s’ils ont bien joué leur rôle.
Syndicalisme contrôlé et dissident
L‘attitude et la capacité de réponse des syndicats ne peuvent être comprises qu’à partir de leur passé récent. Mis à part les différences nationales entre les trois pays, il est possible de souligner quelques points communs et dynamiques similaires.
Avec des antécédents dans le syndicalisme français, les principales centrales syndicales maghrébines sont nées en association avec les mouvements nationaux et ont joué un rôle mobilisateur important dans la lutte anticoloniale. Pour cette même raison, après avoir contribué aux indépendances, les syndicats ont relevé le défi de participer à la construction de leurs pays respectifs. Cependant, ils ne se sont pas seulement convertis en pièces de l’échiquier des nouveaux systèmes politiques, en jouant par exemple un rôle fondamental dans l’implantation de la législation sociale et du travail : par leur participation au partage des revenus, ils sont restés intimement liés au pouvoir (l’Union générale des travailleurs algériens au Front de libération nationale, l’Union générale tunisienne du travail au Parti national démocratique) ou aux partis qui y aspiraient (l’Union marocaine du travail au Maroc, liée à l’Istiqlal et ensuite à l’Union nationale des forces populaires). Ainsi, sous une forme ou une autre, il y a eu, et il y a toujours, des syndicalistes au sein des parlements, dans les rangs de l’aile ouvrière ou gauchiste de la chambre. Ce schéma de « complicité négative » a également entraîné, vis-à-vis de la nation, le renoncement à certaines revendications de classe et la contention de la conflictualité sociale. Pourtant, les centrales syndicales étant les principales organisations sociales et dotées du plus grand potentiel déstabilisateur, tous les gouvernements ont cherché à les contrôler ou, quand cela était impossible, à les diviser et à persécuter leurs membres les plus actifs. De fait, à certains moments, et en particulier au Maroc et en Tunisie, les syndicats ont servi de refuge à une partie de l’opposition politique. Cette combinaison de collaboration et dissidence marqua l’évolution du syndicalisme maghrébin, et explique ses points forts et ses faiblesses.
Au cours des deux dernières décennies, les trois pays ont vécu de profondes réformes de libéralisation économique visant à faciliter leur insertion internationale. Les années quatre-vingt ont été marquées par l’application des plans d’ajustement structurel accordés avec les institutions financières internationales, et dans les années quatre-vingt-dix, les réformes ont été guidées par les impératifs de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et les accords euro-méditerranéens d’association. Tout ceci a entraîné une réduction significative du secteur public, la compression du secteur industriel au profit du tertiaire, un accroissement du chômage (en particulier chez les jeunes, ce qui donne lieu au singulier phénomène des diplômés sans travail, qui stimule l’émigration), le développement de l’économie informelle… Mais ce phénomène a également eu une dimension politique : le rôle de l’État a changé, de nouvelles relations se sont établies entre le public et le privé, de nouvelles modalités de distribution des revenus sont apparues, et au nom de la compétitivité, les relations professionnelles se sont précarisées, et le cadre légal du travail et des systèmes de protection sociale ont été modifiés. De plus, la libéralisation économique et la crise du système politique ont accru l’urgence de réaliser des réformes politiques démocratiques.
Le projet d’intégration de l’Union du Maghreb arabe (UMA) apparaissait comme une condition nécessaire pour le développement économique et social de la région. Dans ce contexte, les syndicats des trois pays, qui attendaient une harmonisation progressive des normes sociales, établirent un mécanisme de coordination syndicale régionale à travers l’Union syndicale des travailleurs du Maghreb arabe (USTMA), mais l’échec de l’UMA mit fin à ses projets.
Ainsi, depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, les limitations et les difficultés rencontrées par les syndicats pour affronter la nouvelle situation sont manifestes. Leurs interventions pour négocier l’application des réformes ont été d’une efficacité modérée, de même que pour prévoir des mécanismes de protection ou faire valoir les intérêts des travailleurs dans les nouvelles réglementations légales. Même si les mobilisations n’ont pas manqué, dans bien des cas, la réponse la plus forte aux réformes est venue d’autres acteurs sociaux rivalisant avec les syndicats. Quoi qu’il en soit, ceux-ci ont été extrêmement critiques avec l’association euro-méditerranéenne pour ses coûts en matière d’emploi, mais exception faite de la Tunisie, le débat syndical sur les répercussions des accords avec l’Union européenne (UE) a été réservé. La monopolisation traditionnelle, par l’appareil de l’État, du processus de décision, n’a généré aucune mobilisation sociale digne de ce nom, pas plus que les centrales ont su démontrer la moindre capacité de proposition. Le résultat en a été l’absence absolue de consultation et de concertation avec les partenaires sociaux.
La réforme syndicale nécessaire
Une grande partie du problème réside dans les syndicats eux-mêmes. La preuve en est que les changements économiques et sociaux, et les incertitudes provoquées par la mondialisation, ont accru, au sein des centrales syndicales, la conscience du besoin d’une mise à jour, d’où l’apparition en leur intérieur d’exigences de réformes. La première constatation est que les centrales syndicales requièrent une refondation de leur légitimité, pour passer d’une légitimité historique à une démocratique et syndicale. Cela suppose une révision de leur représentativité, de leur autonomie, de leur fonctionnement et des formes d’action syndicale.
En matière de représentativité, la plupart des centrales syndicales ont perdu des adhérents ; à l’heure actuelle, elles sont incapables de rassembler de grandes masses de travailleurs. Les causes sont économiques (privatisations, réduction du secteur public, précarisation) mais aussi politiques (identification avec le pouvoir ou les partis, perte de leur ancienne fonction de médiation dans la distribution des revenus, fonctionnement contesté). Aujourd’hui, les syndicats représentent essentiellement les salariés des grandes entreprises publiques et les fonctionnaires. En revanche, leur présence est insuffisante dans le secteur privé, dans les petites entreprises et dans les multinationales, et ils sont totalement inexistants chez les chômeurs et les exclus. Au Maroc, par exemple, un secteur aussi important que le textile ne montre pratiquement aucune implantation syndicale.
Un second problème est leur manque d’autonomie vis-à-vis du gouvernement et des partis. Dans tous les pays, les ingérences gouvernementales persistent ; dans certains, les dirigeants syndicaux soutiennent les partis et les candidats (Algérie, Tunisie), quand ils n’ont pas eux-mêmes leurs propres velléités politiques (c’est le cas de la Confédération démocratique du travail –CDT– au Maroc). La conscience du besoin d’une véritable indépendance et autonomie s’étend, mais elle ne s’est pas encore imposée.
Leur fonctionnement interne requiert également des changements. Aujourd’hui, le système de représentation syndicale au Maghreb est polarisé entre le mono syndicalisme tunisien, qui assume en rechignant sa diversité interne, et le pluralisme extrême du Maroc et de l’Algérie, dont la dispersion et le manque de pratiques d’unité d’action jouent à son encontre. En général, les modèles organisationnels sont très hiérarchiques et centralisés. La réponse réside dans le développement de structures de base et intermédiaires, et l’encouragement, à leur niveau, de l’initiative et de l’action syndicale au quotidien. En outre, une démocratisation de l’activité syndicale éviterait des phénomènes tels que la gérontocratie syndicale, dont le cas le plus démonstratif est celui du Maroc, où les secrétaires généraux des trois principales centrales occupent leurs postes depuis plusieurs décennies.
Finalement, le syndicat doit syndiquer son activité. Son faible attrait provient principalement du fait qu’il n’a rempli que de façon restreinte son rôle de défenseur des intérêts des travailleurs, à des moments de profondes réformes. Au-delà des discours triomphalistes et suffisants, les syndicats doivent généraliser leurs pratiques de négociation collective au sein de l’entreprise, et développer leurs propres capacités d’analyse et de proposition. A cet effet, ils ont besoin d’un développement institutionnel en accord avec les impératifs de changements. Pour eux, c’est la seule façon de relever des défis tels que l’économie informelle, les travailleurs précaires, les immigrés, le chômage chez les jeunes ou le syndicalisme dans l’entreprise privée et les multinationales. Mais aussi des défis politiques et sociaux, comme la concertation et le dialogue social, le développement de la société civile, la demande de démocratie, l’incorporation croissante de la femme au marché du travail, etcétéra.
Ces dernières années, les activités du Forum syndical euro-méditerranéen – structure qui regroupe les syndicats européens et les pays de l’association – ont permis d’approfondir les débats. On y aborde de plus en plus les défis internes du syndicalisme dans la région, mais on a également identifié les défis externes communs. Ainsi, à partir d’une analyse comparée de la situation dans chaque pays, les principaux syndicats maghrébins ont souligné trois domaines contextuels particulièrement problématiques : les droits sociaux, le dialogue social et la protection sociale.
Davantage de droits sociaux et professionnels
Formellement, la région dispose d’un cadre légal avancé en matière de travail. Les états du Maghreb central ont ratifié un grand nombre des conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) – la Tunisie a signé 58 conventions, l’Algérie 54 et le Maroc 49 – et de l’Organisation arabe du travail. En outre, les droits sociaux fondamentaux sont repris de diverses façons dans les législations nationales. Cependant, leur application est loin d’être garantie. Dans la pratique, le droit à l’organisation syndicale et le droit de grève souffrent les restrictions les plus variées, et les pratiques antisyndicales sont fréquentes, aussi bien dans l’entreprise privée que dans le secteur public (voir le rapport annuel de la Confédération internationale des organisations syndicales libres, CIOSL, sur la violation des droits syndicaux). Pour les syndicats, le respect des droits collectifs des travailleurs est une condition essentielle et indispensable pour garantir le développement économique et social, et la démocratie. Le pilier central de ces droits est la liberté syndicale, considérée comme une liberté fondamentale, essentielle dans un système pluraliste ; pour cela, les syndicats exigent l’instauration d’une protection juridique efficace des représentants des salariés, la répression des mesures antisyndicales, et le droit de grève. Deux conventions fondamentales et obligatoires, contenues dans la déclaration de l’OIT de juin 1998, n’ont toujours pas été ratifiées : la 87 (sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, que le Maroc n’a pas signé) et la 135 (sur la protection des représentants des travailleurs, qui n’a pas été signée ni par l’Algérie, ni par la Tunisie).
Aussi bien en Tunisie dans les années quatre-vingt-dix que plus récemment au Maroc, des réformes ont été apportées aux codes du travail pour introduire la flexibilité de l’emploi et la précarité des relations de travail. De même qu’ailleurs, le Maroc est en train de revoir son droit du travail. D’après les syndicats, l’intention est de démanteler une partie substantielle de la législation sociale élaborée au cours des dernières décennies, sous le prétexte qu’elle représente un facteur de rigidité et un élément perturbateur du marché. La fonction protectrice de la législation est en train d’être transférée du salarié à l’entreprise. La négociation de cette adaptation n’est pas facile, mais avec la même vigueur qu’ils défendent le droit du travail, les syndicats exigent également l’application et l’effectivité des dispositions existantes, par l’intervention de l’inspection du travail et de l’autorité judiciaire compétente.
Un troisième élément de préoccupation des syndicats est la fragilisation de la dimension collective des relations professionnelles, qui affaiblit les syndicats par la remise en cause de leur représentativité et la limitation de leur action de défense des intérêts collectifs des travailleurs. Pour les syndicats, la négociation collective est l’un des instruments essentiels des relations professionnelles. Si en Tunisie et en Algérie, la négociation collective est une réalité – bien qu’avec de nombreuses limitations – au Maroc, elle est paralysée (la dernière convention de secteur a été signée au milieu des années quatre-vingt-dix, pour l’industrie textile). Les syndicats exigent l’établissement et le développement de structures de représentation salariale dans les entreprises, en particulier dans les plus petites, ainsi que l’amélioration de leur fonctionnement quand elles existent. Mais aussi le développement d’une législation coercitive pour ceux qui refusent leur application.
Un véritable dialogue social
Les réformes économiques et la mondialisation ont une influence irrémédiable sur les systèmes de régulation socioéconomique. Leurs coûts ont tendance à se répercuter sur les salariés, dans la mesure où la compétition repose sur la concurrence des systèmes sociaux, c’est pourquoi les gouvernements tendent à se passer des partenaires sociaux dans la prise de décisions. Néanmoins, face à l’inévitable accroissement de la conflictualité sociale que génèrent ces politiques, la création d’un consensus sur le modèle social et économique par la concertation est devenue un aspect crucial. Dans ces cas, le dialogue social peut permettre d’atténuer certains coûts des politiques libérales et de garantir sa viabilité sociale. Les travailleurs, à travers leurs représentants syndicaux, doivent être activement impliqués dans la décision de toute mesure qui concerne l’entreprise et sa situation économique et sociale.
Dans le Maghreb, les syndicats ont généralement un accès aisé à l’administration, mais le dialogue social tripartite, avec des fonctions de consultation clairement définies, est encore peu implanté, et ne jouit pas de la légitimité dont il a besoin. La Tunisie et l’Algérie possèdent des conseils économiques et sociaux, mais bien qu’ayant compté sur plusieurs conseils consultatifs thématiques éphémères, et malgré une Constitution qui le prévoit, le Maroc manque de tout dialogue institutionnaliser. Un véritable dialogue social doit impliquer les partenaires sociaux représentatifs ; les syndicats revendiquent une législation qui serait conforme aux critères de l’OIT (convention 144 sur la consultation tripartite, seulement ratifiée par l’Algérie) et fixerait les critères de représentation au sein des structures de dialogue social, en évitant les ingérences de l’administration.
Davantage de protection sociale pour tous
De même que le droit du travail, les systèmes de protection sociale se voient gravement menacés. Et pourtant, mis à part l’Algérie, les niveaux de protection sociale ont toujours été très insuffisants au Maroc et en Tunisie (aujourd’hui, ils ne couvrent qu’entre un tiers et la moitié de la population). A l’heure actuelle, l’Algérie est le seul pays à posséder un système d’allocations chômage pour certains groupes de travailleurs.
Pour le syndicalisme, la protection sociale, fondée sur la solidarité et la redistribution, a été l’un des principaux facteurs de cohésion sociale et de progrès. C’est pourquoi il estime qu’en situation de crise, il faudrait renforcer le système obligatoire de la sécurité sociale et améliorer la protection en faisant bénéficier tout le monde de ses différentes prestations (maladie, accident, maternité, chômage, retraite…). L’Association euro-méditerranéenne devrait faire figurer explicitement la protection sociale dans le chapitre correspondant.
Le développement de l’économie informelle et de la fraude constitue un double motif de préoccupation syndicale. L’économie informelle menace les systèmes de sécurité sociale en raison des évasions fiscales, de la concurrence déloyale sur le marché du travail et de l’effet contagieux qu’elle peut avoir sur le travail régulier. Les syndicats exigent également aux pouvoirs publics d’obliger les employeurs privés à respecter leurs obligations fiscales et sociales – en définitive, civiques – en établissant les mécanismes coercitifs nécessaires.
Une autre considération concerne le fonctionnement et la gestion des systèmes de sécurité sociale. Il existe des problèmes fréquents d’utilisation des ressources accumulées dans les caisses, que ce soit par l’administration ou de connivence avec les partenaires sociaux. Les organismes de gestion doivent cesser d’utiliser les ressources disponibles pour des actions irrégulières, et gérer les excédents au profit des intérêts des assurés et de l’emploi.
Réforme urgente ou marginalisation
Les centrales syndicales ont le choix entre devenir des reliques du passé ou s’imposer comme les forces de l’avenir. Les défis qu’elles doivent sont relever sont gigantesques. Conquérir et défendre leur autonomie – exigence indispensable pour être un contre-pouvoir, pour négocier, pour le dialogue social. Assurer un fonctionnement démocratique renforçant leur légitimité. Augmenter leur représentativité, en renforçant l’affiliation, en particulier des jeunes et des femmes qui aspirent à s’incorporer sur le marché du travail. Et développer leurs capacités d’analyse et de proposition.
D’autre part, les syndicats doivent relever le défi d’un dialogue constructif et d’une articulation avec le reste de la société civile, essentiel pour contribuer à la démocratisation de leurs pays. Finalement, ils doivent assumer l’interdépendance syndicale, et se coordonner à l’échelon régional maghrébin et international pour affronter des problèmes tels que les migrations ou la transnationalisation des entreprises. Pour toutes ces raisons, les syndicats européens et maghrébins insistent sur l’urgence de la création d’un cadre de dialogue social euro-méditerranéen entre les pays du sud et du nord de la Méditerranée, comptant sur la participation des gouvernements, du patronat et des organisations syndicales.