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Co-édition avec Estudios de Política Exterior
Nouveau élan diplomatique au conflit du Sahara
Le gouvernement espagnol a rompu avec la politique traditionnelle de « neutralité active », et s’est décidé à intervenir comme médiateur dans le conflit
Miguel Hernando de Larramendi, professeur à l’université de Castille-La Manche et Bernabé López, directeur de l’Atelier des Etudes Internationales Méditerranéennes (TEIM) à l’Université Autonome de Madrid.
La position officielle espagnole vis-à-vis du problème du Sahara Occidental s’est toujours appuyée sur la doctrine des Nations unies : il s’agit d’un problème de décolonisation inachevé, qui attend la célébration d’un référendum d’autodétermination auprès de la population du territoire. L’Espagne, selon la position officielle, a cédé au Maroc et à la Mauritanie l’administration du territoire, mais pas sa souveraineté, qui revenait à la population sahraouie. Cette position a été arrêtée en février 1976, soit trois mois après la mort de Franco, par le premier ministre des Affaires étrangères de la monarchie, José María de Areilza, dans une tentative de sauvegarder les principes et les engagements acquis par l’Espagne en tant que puissance colonisatrice, sans pour autant compromettre les relations avec le Maroc après la signature des Accords Tripartites. Le refus de dénoncer ces derniers et la considération selon laquelle le processus colonisateur serait inachevé jusqu’à la célébration d’un référendum d’autodétermination, ont conféré à la politique espagnole une grande ambiguïté, dans une affaire tout particulièrement sensible pour l’opinion publique espagnole, que les forces politiques devraient utiliser comme une arme puissante contre les gouvernements successifs, tenaillés entre le réalisme politique et la pression de l’opinion.
La position espagnole, face aux pressions successives des acteurs impliqués dans le conflit, s’est vue influencée par des circonstances qui l’obligeaient à offrir ou non son soutien aux résolutions successives qui étaient votées chaque année à l’Assemblée générale des Nations unies, en se ralliant à des initiatives diverses pour souligner son éloignement ou son rapprochement du Maroc en fonction de la conjoncture du moment. Malgré ce conjoncturalisme, il a toujours prédominé un certain « fondamentalisme référendaire » qui avalisait le statu quo résultant de l’incompatibilité des propositions faites par les parties.
Les fondements sur lesquels reposait la politique extérieure espagnole envers le Maghreb évoluèrent de façon significative après l’adhésion à la Communauté économique européenne en 1986. Le Maghreb cessa d’être perçu à travers le prisme de la défense des intérêts territoriaux espagnols pour être appréhendé sur la base de critères de stabilité et de sécurité. Cette nouvelle analyse se traduisit par la mise en œuvre d’une politique globale vis-à-vis de la région, se traduisant par l’intensification des liens économiques, politiques et culturels, considérés comme la meilleure anti-dote pour limiter les effets de la conflictualité cyclique qui avait caractérisé les relations avec le Maroc et le Maghreb.
Politique de ‘neutralité active’
Ces changements ne modifièrent pas la position espagnole de « neutralité active » dans le problème du Sahara Occidental qui, dans un contexte de recomposition du système international, semblait entrer dans une nouvelle étape, par l’établissement d’un cessez-le-feu et l’acceptation, en 1991, aussi bien par le Front Polisario que par le Maroc, d’un Plan de Règlement qui devait conclure par la célébration d’un référendum d’autodétermination en janvier 1992. Les difficultés techniques du processus d’identification destiné à fixer le recensement électoral, dont dépendait le résultat de la consultation, bloquèrent le processus, et démontrèrent la nécessité de rechercher de nouvelles formules. C’est précisément ce qui fut confié à James Baker par le secrétaire général de l’ONU en 1997, à travers sa nomination au titre d’envoyé spécial. Après l’échec des Accords de Houston, ses démarches ont débouché en 2001 sur une proposition d’Accord cadre qui introduisait l’idée d’une autonomie dans le Sahara Occidental pendant quatre ans, avec un exécutif ayant des prérogatives limitées, choisi par un corps électoral acceptable par le Front Polisario, et qui conclurait par un référendum où l’on déciderait un statut final du territoire et où tous ceux qui auraient résidé dans le Sahara Occidental l’année précédente auraient le droit de voter. Cette proposition fut rejetée par le Front Polisario et l’Algérie, mais acceptée par le Maroc qui parvenait à écarter de l’agenda le Plan de Règlement, en s’assurant d’un référendum confirmatif de ses thèses par un recensement favorable qui légitimerait internationalement son annexion du territoire. L’optimisme marocain conduisit Mohammed VI à déclarer prématurément, en septembre 2001, que le problème du Sahara était résolu. Pour cela, il comptait sur le soutien de la France, qui tenta d’obtenir l’appui de l’Union européenne (UE). Le gouvernement espagnol maintint son idée de laisser la porte ouverte au référendum d’autodétermination prévu par les Nations unies.
La proposition d’Accord cadre s’est produite dans un contexte de refroidissement des relations hispano-marocaines, après le refus de Rabat de renouveler l’accord de pêche avec l’UE en avril 2001. Le problème du Sahara interférera une fois de plus dans les relations hispano-marocaines, et restera en toile de fond de la crise bilatérale de 2001-03. C’est le problème sahraoui, à l’issue du pseudo référendum organisé par des ONG d’Andalousie, qui motiva – selon la plupart des observateurs – le retrait de l’ambassadeur marocain de Madrid le 27 octobre 2001, et précipita les relations dans une spirale d’interdépendances négatives qui culminèrent par l’épisode de l’îlot du Persil en juillet 2002. Il convient cependant de rappeler que la première remise en question, par un gouvernement espagnol, de cette inamovible position pro-référendaire dans le Sahara, s’est produite en novembre 2001, après le retrait de l’ambassadeur, lorsque le ministre Josep Piqué déclara à « La Vanguardia » – le 19 novembre 2001 – que Madrid ne ratifierait une solution autonomiste pour le Sahara que si les sahraouis l’acceptaient. C’était la première fois que l’on assumait de manière officielle, en Espagne, qu’il existait une solution autre que celle du référendum. Quelques semaines avant, le PSOE, à travers sa responsable des Affaires étrangères, Trinidad Jiménez, recommandait de donner une chance à l’Accord cadre en le considérant comme point de départ, toujours à travers la discussion commune entre les parties. C’est dans cette même direction que s’est prononcé l’alors leader de l’opposition socialiste, José Luis Rodríguez Zapatero, au cours de sa visite au Maroc en décembre 2001, quand il exprima le soutien de son parti à la « troisième voie », au beau milieu des tensions avec Rabat. Cette position du PSOE n’était pourtant pas exempte d’ambiguïtés, puisque tandis que ses dirigeants faisaient de telles déclarations conciliatrices envers les positions marocaines, ses députés soutenaient l’initiative de l’intergroupe parlementaire (composé de tous les partis, exception faite du Parti Populaire, PP) qui accordait, le 13 novembre 2001, l’élaboration d’une proposition à caractère non législatif visant à prier le gouvernement espagnol d’intervenir auprès de l’ONU en faveur du référendum dans le Sahara, et qui se réunissait le 20 de ce mois avec le leader du Front Polisario, Mohammed Abdelaziz.
Aucune modification substantielle ne s’est produite dans la position espagnole sur le problème du Sahara, malgré l’intensification de la relation avec l’Algérie après la visite du président Abdelaziz Bouteflika à Madrid, les accords économiques avec le gaz algérien en toile de fond, et la signature en octobre 2002 du traité d’amitié et de coopération, ou encore le rétablissement des pleines relations avec le Maroc depuis janvier 2003.
Le rejet de l’Accord cadre par le Front Polisario, et le blocage des négociations, obligea le représentant de Kofi Annan à le revoir et présenter un « Plan de paix pour la libre détermination du peuple du Sahara Occidental » en mai 2003. La position des parties en présence change à l’issue de la version modifiée du Plan Baker. Le Maroc observa sous un mauvais jour les modifications introduites dans ce plan plus élaboré, même s’il maintenait les lignes générales de l’Accord cadre, à un moment où les secteurs sécuritaires du régime voyaient renforcées leurs positions après les attentats terroristes du 16 mai 2003 à Casablanca. La crainte de perdre le contrôle du territoire pendant la période transitoire avec un exécutif qui pouvait mener, de l’intérieur, une campagne en faveur de l’indépendance, « l’effet contagion » que l’établissement d’une autonomie au Sahara Occidental pouvait avoir dans d’autres régions du Maroc, ainsi que la possible méfiance vis-à-vis du vote des marocains établis sur le territoire qui pourraient souhaiter devenir citoyens d’un nouvel État contenant du pétrole, des phosphates et des ressources de pêche, dans un référendum qui envisagerait l’indépendance parmi les différentes alternatives, générèrent une attitude qui dégrada l’image internationale du Maroc et irrita la diplomatie américaine. Le Front Polisario et l’Algérie ont joué la carte contraire : ils ont accepté le Plan Baker II comme point de départ pour parvenir à une solution politique au conflit, en laissant la tâche ingrate de s’y opposer au Maroc.
En juillet 2003, quand le Conseil de Sécurité – présidé par l’Espagne – examina le Plan, le Maroc craignit que, sous la pression des États-Unis et avec le consentement de l’Espagne, l’on ne tente d’imposer l’application du plan aux parties. L’Espagne, contrairement à ce que pensait le Maroc, fit des pieds et des mains pour ne pas blesser la susceptibilité de son voisin, qui n’a cependant pas été satisfait de la résolution finalement adoptée à l’unanimité et sur laquelle reposait le Plan de Paix, qui considérait que ce dernier constituait une solution politique optimale reposant sur l’accord des parties.
La prétendue neutralité qui a caractérisé la position traditionnelle espagnole dans le Sahara, n’a pas empêché la coopération humanitaire avec la population réfugiée de Tindouf (1,4 millions d’euros en 2004, qui passeront à 3,1 millions l’année prochaine), qui a été d’une aide considérable pour le Polisario. Le Maroc a toujours considéré cette aide comme une forme d’ingérence.
L’Espagne a toujours évité de jouer un rôle actif de médiation dans le conflit, sous le prétexte de ne pas interférer dans le débat entre les parties, en se protégeant derrière les résolutions des Nations unies. Après avoir envisagé l’autonomie du territoire comme une voie de résolution éventuelle, elle n’a même pas cherché à explorer plus à fond les possibilités que le modèle des autonomies espagnoles pourrait apporter au Maroc. Ni le Maroc, qui approuva en 1997 une loi de régionalisation, ni l’Espagne, craignant que sa politique ne soit perçue comme de l’ingérence, n’ont jamais exploité la voie des échanges pour que le Maroc puisse découvrir les possibilités offertes par le système des autonomies, alors que toute la trame de la fameuse « troisième voie » se construisait autour de l’idée de l’autonomie.
Virage diplomatique
Ce que prétend la nouvelle équipe de Rodríguez Zapatero, dans le palais de Santa Cruz, c’est rompre la « neutralité active » et se décider à intervenir en tant que médiateur dans un conflit qui se prolonge depuis près de 30 ans, tout en soutenant la recherche d’une solution politique entre les parties. La position de l’exécutif socialiste part de l’analyse selon laquelle la prolongation du conflit est un obstacle majeur à la stabilité de la région, qui empêche d’avancer dans le processus d’intégration régionale et qui s’oppose au développement économique et à la modernisation politique et sociale, perçus comme nécessaires pour s’attaquer à la racine de l’immigration illégale et de la menace terroriste. Le bouillon de culture de ces problèmes, selon les propres termes de Miguel Angel Moratinos, ministre des Affaires étrangères, est « le désespoir d’une population qui ne tire aucun profit du lent essor économique et des réformes qui tardent trop à se mettre en marche et à porter leurs fruits ».
Dans un tel contexte, après les attentats de Casablanca et le 11 mars 2004 à Madrid, le gouvernement socialiste considère qu’il n’est plus possible de continuer à s’abriter derrière un statu quo qui nuit aux intérêts nationaux. Ce changement dans la politique envers le Maghreb se produit dans un cadre de rééquilibre des alternatives extérieures du gouvernement, qui implique une autre analyse de la philosophie inspiratrice de l’action diplomatique. Contrairement à la conviction du gouvernement de José María Aznar, selon laquelle la meilleure façon de défendre les intérêts de l’Espagne dans la région, c’était à travers une relation étroite avec les USA – comme l’épisode de l’îlot du Persil l’avait démontré – le gouvernement de Rodríguez Zapatero considère que c’est par le renforcement des relations avec la France et une action concertée avec d’autres partenaires de l’UE, que l’on défend le mieux l’intérêt national espagnol dans le Maghreb, entendu non pas comme une défense des intérêts territoriaux mais comme une recherche active de la stabilité dans la région.
Depuis son arrivée au gouvernement, l’exécutif socialiste a mené une intense activité diplomatique qui reflète la volonté active de débloquer le problème du Sahara, et le caractère prioritaire qui lui est conféré. La position du gouvernement espagnol a été bien accueillie par le Maroc, mais elle a réveillé les soupçons du Front Polisario et de l’Algérie. L’absence de références explicites au Plan de Paix pendant la visite officielle de Rodríguez Zapatero au Maroc à l’occasion de son premier voyage à l’étranger après son accession à la présidence du gouvernement, suscita des inquiétudes que tentèrent de dissiper Moratinos et le secrétaire d’État Bernardino León au cours de leurs visites respectives à Alger et Tindouf (c’était la première fois qu’un haut fonctionnaire se rendait dans les camps), ainsi que le propre Rodríguez Zapatero lors de son voyage en Algérie en juillet 2004.
La position espagnole, non exempte d’ambiguïtés en raison du besoin de maintenir toutes les portes ouvertes avec les parties en présence, se fonde sur la conviction qu’une solution politique ne peut fonctionner si l’une des parties ne l’accepte pas. En ce sens, l’organisation d’un référendum sans un accord préalable pourrait être un élément déstabilisateur dans la région. Sous cette perspective, la négation marocaine d’accepter le Plan Baker II oblige à explorer de nouvelles formules politiques, qui doivent reposer sur un accord bilatéral entre les parties, avec la participation des organisations régionales. Après la démission de James Baker, la position espagnole consiste à proposer, à la fin octobre 2004, une nouvelle résolution au Conseil de Sécurité de l’ONU qui prolonge pendant une période minimale de six mois le mandat de la Minurso, et qui octroie un mandat au nouveau représentant du secrétaire général, Alvaro de Soto, afin qu’il puisse travailler avec une marge de manœuvre suffisante pour créer une dynamique de négociation acceptable pour toutes les parties.
Cette nouvelle politique vis-à-vis du conflit du Sahara Occidental comporte un coût politique interne dans un pays où il existe un grand soutien et une grande solidarité envers le Front Polisario, qui se traduit par l’existence de nombreuses associations de solidarité avec le peuple sahraoui. L’abandon du « fondamentalisme référendaire » par le gouvernement socialiste a donné lieu à l’élaboration d’un manifeste de protestation par des intellectuels espagnols. Ceci a également contribué à faire du problème du Sahara Occidental une nouvelle arme dans la politique interne. L’approbation, le 14 septembre, par le Sénat d’une motion sur proposition du PP avec le soutien de tous les groupes politiques – exception faite du parti socialiste – dans laquelle on priait le gouvernement de limiter son action diplomatique en maintenant « l’effort de résolution du conflit dans le domaine des Nations unies et de l’UE, en respectant la légalité internationale et le droit légitime du peuple sahraoui à l’autodétermination », met l’accent sur les difficultés de compréhension auxquelles doit faire face la nouvelle approche de la diplomatie espagnole. Le PP a durci sa position sur ce point, en faisant référence, dans la conférence internationale de son XVe Congrès, à la préoccupation que lui suscite « le virage de la position espagnole vis-à-vis du conflit du Sahara Occidental, abandonnant la traditionnelle politique espagnole de neutralité active ».
L’obstacle le plus difficile pour la diplomatie espagnole reste celui de convaincre le Maroc de ce que signalait déjà le secrétaire général des Nations unies dans son rapport du 23 mai 2003, à savoir que l’on ne progressera pas « à moins que le gouvernement du Maroc (…) ne soit disposé à offrir ou appuyer la restitution de certaines fonctions gouvernementales aux habitants et anciens habitants du territoire, et que cette mesure soit véritable, substantielle, et respecte les normes internationales ».