Co-édition avec Estudios de Política Exterior
Dialogues

Sport, culture et grands événements : le sens du ‘Soft Power’

Giuseppe Dentice
Directeur du bureau MENA du Centre d’études internationales/Centro Studi Internazionali (Ce.S.I.).
Mohammed Ben Salman au Grand Prix de Formule 1 à Djeddah, novembre 2021. cristiano barni atpimages/getty images

La Coupe du monde de football de la FIFA 2022 au Qatar est une vitrine internationale majeure pour le petit émirat du golfe Persique. Il s’agit d’un événement international majeur, surtout du point de vue de son image, et c’est l’aboutissement d’un processus, entamé il y a plusieurs années, de croissance économique sans précédent, pour un pays très riche en ressources (no­tamment en gaz naturel), mais de taille géographique et démographique réduite (un peu moins de trois mil­lions d’habitants sur un territoire aussi grand que la région d’Île-de-France). Toutefois, cet événement n’est pas isolé et ne se limite pas au seul Qatar. La Coupe du monde de football est également le reflet de certains changements profonds du système international, où une concurrence politique, économique, culturelle et sécuritaire complexe s’est développée entre les riches pétromonarchies. De fait, grâce à leurs importantes richesses issues du pétrole et du gaz, ces pays sont de­venus l’un des noyaux de la mondialisation des musées, des compétitions sportives et des universités occiden­tales.

Comment comprendre ce changement d’image ? Le pétrole et le gaz contribuent-ils à l’expliquer ? Cet ar­ticle a pour but d’analyser les stratégies de soft power des pays du golfe Persique, en particulier en ce qui concerne les grands événements sportifs et culturels, en essayant de mettre en évidence leurs principaux impacts au ni­veau mondial mais, surtout, au sein de chaque pays, et de déterminer si ces stratégies sont capables de créer de nouvelles (voire dangereuses) compétitions dans la péninsule arabique.

Origine et évolution du ‘Soft Power’ et son impact sur le Moyen-Orient

Depuis plus d’une décennie, la valeur et le potentiel stratégique du concept de soft power font l’objet d’un débat, même passionné. Il existe une vaste discussion à tous les niveaux, non pas tant sur la conceptualisation la plus correcte du terme, mais sur la manière dont cet élément peut être un outil approprié pour soutenir l’ac­tion extérieure d’un seul État ou qui agit et se déplace comme son instrument politique public et en parallèle à la diplomatie.

Dans la théorie des relations internationales, c’est Joseph Nye qui a introduit le concept en 2004, en fai­sant référence au « pouvoir de séduction qu’un État exerce sur les autres », c’est-à-dire l’ensemble des va­leurs et des outils culturels et commerciaux qu’il peut utiliser, pour influencer et diriger l’action des autres ac­teurs internationaux. Il s’oppose au hard power (démo­graphie, force militaire) et concentre une grande partie de son action sur une concurrence fondée sur des élé­ments qualitatifs, tels que la réputation internationale, l’influence culturelle ou le degré de pénétration écono­mique.

Au-delà des étiquettes, cependant, ce phénomène existe depuis des siècles et les États l’ont toujours utili­sé différemment en fonction de leurs objectifs. Si, dans les années 1980 et 1990, ce sont les États-Unis qui ont utilisé cette stratégie pour contribuer à la création du mythe de l’Amérique, en tant qu’expression ultime de la liberté occidentale, aujourd’hui, de nouveaux acteurs tels que la Chine, l’Inde ou encore les riches monarchies arabes du golfe Persique, tentent d’accroître leur soft power. Même dans le monde arabe, ce concept est de­venu central dans le développement et la mise en oeuvre des stratégies de politique étrangère, malgré l’obstacle majeur que représente le terrorisme, un spectre qui rend difficile la construction d’une réputation positive pour le Moyen-Orient dans son ensemble en Occident.

De fait, grâce à l’énorme richesse énergétique accu­mulée au cours des dernières décennies, les monarchies arabes les plus riches du Golfe ont commencé à investir massivement, notamment dans des événements spor­tifs, culturels et religieux. Par exemple, des fonds qataris ont acheté des équipes de football dans plusieurs pays d’Europe (le Paris Saint-Germain et le Malaga sont les cas les plus remarquables), accueilli des événements sportifs majeurs (championnats du monde d’athlétisme ou compétitions de motocyclisme à Losail) ou acheté des maisons de couture (voir Valentino). Non moins importants ont été les investissements d’Abou Dhabi, qui a fait preuve d’un grand dynamisme, non seule­ment dans le domaine du sport (avec les acquisitions du Manchester City ou la formation de l’UAE Team Emi­rates, une équipe cycliste professionnelle) mais en al­lant encore plus loin que le Qatar voisin, dans ses enga­gements financiers, avec l’ouverture d’une antenne du Musée du Louvre ou de l’Université de New York dans la Fédération ou l’organisation de l’Expo 2020 à Dubaï. Moins frappante, mais non moins pertinente, a été l’ac­tion de l’Arabie saoudite, qui, surtout après l’accession au trône de l’héritier Mohammed Ben Salman (MBS), a investi massivement dans des équipes de football, ces dernières années (Newcastle United) et dans l’organi­sation d’événements sportifs (Supercoupes d’Espagne et d’Italie).

Tous ces exemples ont en commun un investisse­ment initial important réalisé par des entités étatiques telles que la Qatar Investment Authority (QIA), l’Abu Dhabi Investment Authority (ADIA) ou le Saudi Pu­blic Investment Fund (PIF), qui sont devenues au fil du temps les principales expressions du soft power arabe du Golfe sur la scène internationale. En effet, en exploitant ces canaux, ces gouvernements ont cherché à nettoyer et, en partie, à restaurer leur image interna­tionale, souvent conditionnée par des préjugés et des stéréotypes négatifs. Mais au coeur de cette course à la visibilité se trouve bien plus qu’une simple manifes­tation d’opulence. L’objectif ultime est de faire preuve d’un degré d’influence croissant, d’une ouverture à la modernité et d’un extrême dynamisme social et écono­mique, capable de faire réussir le modèle de transitions (politique, économique, sociale et sécuritaire) poursui­vi par les monarchies du Golfe, tel que défini dans leurs programmes, dits « Vision ». Un succès qui peut aussi et surtout être garanti grâce au divertissement sportif et culturel, en tant qu’éléments ayant une grande et im­médiate reconnaissance, y compris commerciale, avec laquelle développer un modèle gagnant au niveau na­tional et international. En d’autres termes, le sport et la culture sont perçus comme des outils fondamentaux, dans la projection et le reflet de leur propre pouvoir et de leur poids international. Mais en même temps, ils sont des éléments fondamentaux au niveau national, car ils sont des moyens d’accéder au pouvoir ou de ren­forcer ses outils.

Le ‘Soft Power’ des EAU

Si le sport, la religion ou la culture peuvent être des instruments d’affirmation extérieure, il est clair, ce­pendant, que chaque réalité de la péninsule arabique poursuit une stratégie différente, selon des canons et des caractéristiques plus spécifiques à la tradition et à l’histoire du pays. Prenons le cas des Émirats arabes unis (EAU), par exemple.

Les EAU sont, comme le Qatar, le pays qui a le plus planifié et utilisé le pouvoir de persuasion pour accroître son influence non seulement au Moyen-Orient, mais aussi dans de nombreuses dynamiques internationales. En 2017, pour tenter de capitaliser et de rendre plus ef­ficace cet outil et les moyens disponibles, la « UAE Soft Power Strategy » a été mise en place, une stratégie lan­cée par le UAE Soft Power Council qui poursuit quatre objectifs principaux : le développement d’un plan d’ac­ tion unifié pour le secteur économique, les sciences hu­maines, le tourisme, les médias et la science ; la promo­tion des EAU en tant que principale porte d’entrée de la région ; la reconnaissance des EAU en tant que capitale de la culture, de l’art et du tourisme ; la reconnaissance extérieure des EAU en tant qu’État tolérant et terre d’accueil pour toutes les ethnies et nationalités.

Pour atteindre ces objectifs, les EAU ont utilisé, et continuent d’utiliser, divers événements et opportuni­tés de diplomatie publique nationaux et internationaux. Outre les exemples cités précédemment, on peut men­tionner d’autres initiatives, telles que l’ouverture d’un siège du Guggenheim et de la Sorbonne dans la Fédéra­tion, la construction de son propre circuit de Formule 1 à Abou Dhabi, mais aussi l’organisation de nombreuses compétitions équestres internationales, d’un tournoi de tennis ATP500 et de la Coupe du monde des clubs. En conséquence, les EAU se classent au dixième rang du Global Soft Power Index (GSPI) 2022, établi par Brand Finance.

La stratégie émiratie a donc une vaste portée et reflète un grand nombre des différents outils et ap­proches que la Fédération a également adoptés dans sa politique diplomatique, à l’égard de son dit « étranger proche ». C’est-à-dire une politique composée d’aide au développement, d’investissements dans des infrastruc­tures à double usage et d’opérations industrielles, dans de nombreux pays de l’océan Indien et de la Corne de l’Afrique. Depuis au moins 10 ans, les EAU ont mis en oeuvre de nombreux projets humanitaires et de soutien économique dans ces pays, notamment en raison de la présence croissante de travailleurs de ces régions dans le pays. Cette aide est nécessaire pour poursuivre deux objectifs : légitimer la présence des bases militaires émi­raties dans la Corne de l’Afrique, comme celle de la ville portuaire de Berbera dans la République autoprocla­mée du Somaliland, et tenter d’exporter un modèle de société différent de celui de l’Occident ou la Chine.

C’est sans doute une approche qui a vocation à réus­sir à moyen terme, mais elle dépend de deux facteurs déterminants et complémentaires : le conditionnement géopolitique et le conditionnement saoudien. Le pre­mier facteur est déterminé par l’une des règles cardi­nales de la politique émiratie : le rejet catégorique de toute forme d’extrémisme religieux et politique, qui se traduit, d’un point de vue politique, par une recherche d’équilibre et d’indépendance vis-à-vis des deux géants régionaux que sont l’Arabie saoudite et l’Iran. Cette condition se traduit par la poursuite et le main­tien d’une relation solide avec l’Arabie saoudite, une véritable puissance régionale. Cette relation unique a conduit Abou Dhabi à soutenir de nombreuses options et politiques de Riyad au cours de la dernière décennie au Moyen-Orient, de la guerre au Yémen aux tensions avec l’Iran et le Qatar, avant que les fractures apparues en 2017 ne se recomposent.

Évidemment, la relation entre l’Arabie saoudite et les EAU ne peut pas être réduite à une simple subor­dination de ces derniers : il convient, en effet, de noter qu’Abou Dhabi a poursuivi ses propres objectifs. Au Yé­men, ils se sont assurés un débouché sur la mer Rouge, tandis que dans les tensions intra-Golfe avec le Qatar, ils ont maintenu une position beaucoup plus dure et intransigeante à l’égard de Doha, accusé à plusieurs re­prises de financer certaines organisations terroristes, ainsi que d’avoir intensifié ses relations avec l’Iran.

Toutefois, le conditionnement saoudien a contribué à diversifier les actions des Émiratis, qui se sont de plus en plus concentrées sur l’utilisation de la force écono­mique, dans des domaines qui relèvent du soft power, un domaine où les Saoudiens sont bien plus en retard, sans entrer en conflit direct avec les intérêts saoudiens.

Dans les années à venir, avec la baisse attendue des revenus pétroliers, la succession complète en Arabie saoudite et la consolidation de la nouvelle présidence de Mohammed Ben Zayed, nous verrons si la quête tant recherchée d’équilibre et d’indépendance, suffira à ren­forcer le singulier modèle de multilatéralisme des EAU.

Le ‘Soft Power’ de l’Arabie Saoudite

La stratégie d’Abou Dhabi est très différente de celle de Riyad, qui n’a réussi à définir une politique ou une ligne à suivre dans le domaine du soft power que ces dernières années, surtout grâce à la pression de la « Saudi Vision 2030 » (2016).

En ce qui concerne l’Arabie saoudite, l’année 2015 a marqué un tournant, coïncidant avec l’ascension à la cour de nouvelles figures, notamment Mohammed Ben Salman, en 2017. Le football, le rallye Dakar, le golf, la lutte ne sont que quelques-uns des sports vers lesquels elle s’est tournée, pour attirer l’attention internationale sur la nouvelle orientation de Riyad. Une dynamique to­talement nouvelle qui vise à contribuer à la construction d’une société différente, avec une économie post-pé­trole, flexible, compétitive et diversifiée, dans laquelle le sport devient un atout fondamental pour garantir des revenus et une meilleure réputation, tant au niveau na­tional qu’international.

En d’autres termes, le prince héritier utilise le sport à la fois pour obtenir une reconnaissance au sein du pays que pour se positionner en tant qu’acteur international, malgré les énormes controverses qui entourent sa figure en raison de la répression interne, la gestion de la guerre au Yémen et le meurtre du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, approuvé, selon les renseignements améri­cains, par MBS lui-même et qui a provoqué un grand émoi dans le monde, pour devenir un dangereux boo­merang pour le prince même.

L’ouverture de salles de cinéma, l’organisation de concerts de stars internationales (comme le DJ set de David Guetta) ou l’organisation d’un Grand Prix de Formule 1 à Djeddah font partie de la même stratégie nationale de diversification socio-économique visant principalement les jeunes Saoudiens : en pratique, il s’agit d’une tentative de cooptation en vue de créer des consensus par le biais du divertissement et de la satis­faction des besoins de sa jeune population. De ce point de vue, le décideur politique voit donc le sport comme un vecteur de stabilité politique intérieure à fort poten­tiel, y compris au niveau international. De fait, le gou­vernement souhaite exploiter les événements sportifs pour attirer le tourisme et les investissements étran­gers afin d’encourager et de garantir un développement plus articulé et durable que la Vision 2030. Grâce à ces investissements, l’Arabie saoudite entend deve­nir une référence en matière d’organisation de grands événements sportifs internationaux. Cette ambition et cette quête de reconnaissance pourraient pousser le pays à tenter d’accueillir, en partenariat avec l’Égypte et la Grèce, la Coupe du monde de football de la FIFA 2036. Il convient également de noter que le royaume saoudien poursuit un triple objectif à travers le sport : diversifier son économie, qui continue actuellement à dépendre principalement des hydrocarbures ; utiliser le soft power pour se distinguer sur la scène internationale et renforcer sa position dans ce domaine vis-à-vis de ses voisins et rivaux arabes, le Qatar et les EAU.

C’est là qu’apparaît la plus grande différence entre les modèles saoudien, émirati et qatari. Contrairement à Doha et Abou Dhabi, qui se concentrent principalement sur l’investissement dans des clubs et des entreprises à l’étranger, Riyad cherche à prendre le chemin inverse, en investissant massivement dans le royaume, pour tenter de créer les futures générations de sportifs saoudiens capables de rivaliser au niveau international, dans toutes les disciplines. Une opération résolument plus complexe visant à construire une sorte de nouveau contrat social. Le soft power sportif saoudien devient ainsi un instru­ment de légitimation du pouvoir et d’affirmation des in­térêts du royaume, sur la scène internationale.

‘Soft Power’ ou ‘Sportwashing’

Nous pourrions résumer cette effervescence et ce grand intérêt pour le sport en trois concepts : géopolitique, éco­nomique et branding. Trois éléments forts qui unissent l’Arabie saoudite, les EAU et le Qatar également dans les accusations de « blanchiment sportif » par les organisa­tions de défense des droits de l’Homme. Comme nous l’avons souligné à plusieurs reprises, la recherche mêlée à la nécessité de restaurer ou d’améliorer l’image et la réputation internationale d’un pays donné, s’est produite ces dernières années surtout grâce au sport, identifié comme un grand véhicule d’agrégation positive, capable de générer d’importants revenus et de déplacer le calcul des intérêts nationaux même bien au-delà de la compéti­tion sportive. Les accusations de violations des droits de l’Homme sont courantes dans les trois pays, tout comme la tentative de coopter le monde du sport (mais aussi de la culture) dans le but de faire taire les voix dissonantes avec le seul pouvoir central reconnu. Néanmoins, il est clair que ces outils de diplomatie publique très perfor­mants sont des moyens nécessaires aux monarchies arabes du Golfe pour soutenir leurs ambitions interna­tionales. Cependant, rien de tout cela ne serait plausible sans la stabilité intérieure, le principal domaine d’inter­vention nécessaire pour assurer ce processus de trans­formations plus complexe et extraordinaire. Ces États considèrent le sport, et le soft power qui lui est associé, comme un élément vital capable de garantir le prestige et l’influence, dans une arène régionale et internationale riche en concurrences et en incertitudes./

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