Relancer l’intégration Euroméditerranéenne en temps de crise
Souvent on se réfère aux crises comme étant des fenêtres d’opportunités. Mais celles-ci ne peuvent être saisies que s’il y a une volonté politique de surmonter les défis, commensurable à la magnitude de la transformation qui s’avère nécessaire. Ceci est particulièrement difficile quand une telle transformation implique la participation de plusieurs pays entre lesquels le dialogue est faible ou même paralysé, que ce soit par des décisions diplomatiques ou suite à des conflits.
Cependant, les crises peuvent aussi conduire à renforcer la solidarité entre des pays souffrant de défaillances similaires et même donner lieu à des virements historiques, avec le potentiel de transformer les vies de populations entières. Même dans une situation où la volonté politique reste faible, la nécessité peut être à l’origine de la mise en place de solutions communes.
L’ampleur du choc exogène provoqué par la pandémie de Covid-19 au niveau global a été sans précédent et a mis à mal l’ensemble des chaînes de valeur commerciales, provoquant de nombreux blocages et empêchant les citoyens d’accéder à des biens et des services auxquels ils étaient habitués. Par la suite, l’invasion russe de l’Ukraine, événement aussi inattendu que dévastateur et dont la fin ne pointe pas encore à l’horizon, a contribué à des réductions de l’offre et à une hausse générale des prix, associée notamment à des difficultés d’approvisionnement de l’énergie et des denrées alimentaires. Ceci a eu pour effet de créer des goulots d’étranglement supplémentaires dans le commerce mondial, ainsi qu’une pénurie de certains produits de base affectant les pays et leurs populations de façon erratique et inégale.
Vers une diversification et relocalisation des chaînes de valeur globales
Pour l’Europe en particulier, la forte dépendance des importations provenant de l‘Asie, notamment de la Chine, s’est manifestée dans beaucoup de secteurs comme l’automobile, l’informatique, ou les produits chimiques. Il serait impossible d’envisager un changement, du jour au lendemain, dans les accords d’importation, la logistique ou la connectivité du transport. Cependant, il est devenu évident que des solutions régionales et locales sont extrêmement nécessaires et pourraient offrir les seules alternatives viables pour surmonter cette double crise, sans précédent.
Des études approfondies montrent que les pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée disposent d’une capacité de production et d’exportation suffisante, qui pourrait répondre aux besoins de l’Europe dans un grand nombre de secteurs et, en particulier, pour certains produits spécifiques (Post Covid-19: opportunities for growth, regional value chains and Mediterranean integration, Augier, P.; Moreno-Dodson, B.; Blanc, P.; Gasiorek, M.; Mouley, S.; Tsakas, C.; Ventelou, B., CMI et FEMISE, 2022). Si l’Europe se tournait davantage vers ces pays pour son approvisionnement, ceci pourrait avoir un effet gagnant-gagnant. L’impact positif pour les consommateurs européens se manifesterait en termes de disponibilité et d’approvisionnement de produits à des prix compétitifs. En même temps, cette demande européenne pourrait également avoir un effet multiplicateur, aussi bien sur la croissance économique que sur la création d’emploi, dans les pays exportateurs de la rive sud.
Cette alternative, qui nous paraît si évidente sur le plan analytique, rencontre tout de même plusieurs obstacles. Tout d’abord, les échanges de produits entre le Nord et le Sud de la Méditerranée se heurtent à plusieurs mesures tarifaires et non tarifaires, qui représentent environ 30 % du coût total du commerce et découragent les importateurs européens (Commercer ensemble :Vers une relance de l’intégration de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’ère post-COVID, Arezki, R.; Moreno-Dodson, B.; Yuting Fan, R.; Gansey, R.; Nguyen, H.; Cong Nguyen, M.; Mottaghi, L.; Tsakas, C.; Wood, C., Banque mondiale, 2020). Les accords bilatéraux de commerce signés avec des pays comme le Maroc, la Tunisie ou l’Égypte ne sont pas inclusifs de tous les secteurs et ont été dépassés par les évènements actuels. Bien qu’il soit reconnu que ces accords ont besoin d’une révision car ils ne répondent plus aux besoins actuels, les perspectives d’une telle révision sont largement divergentes et se trouvent loin d’une approche de conciliation au Nord et au Sud. Il sera très important aussi d’étendre la voie de la société civile à cet égard car ce sont les populations civiles qui ressentent les effets des accords, tels qu’ils existent aujourd’hui.
Ensuite, les écarts d’efficacité dans le transport et la logistique entre le Nord et le Sud sont considérables. Alors que les pays européens agissent en consistance avec les règles communautaires, les pays du Sud ne disposent pas du même cadre réglementaire et subissent d’autres rigidités, liées notamment à leur environnement des affaires. Des procédures considérées comme étant encore compliquées et excessives (cette situation est différente dans chaque pays) causant ainsi des retards dans les ports et/ou occasionnant des coûts d’attente élevés, ce qui décourage aussi les importateurs.
Part des importations de produits alimentaires dans les exportations totales
Finalement, le climat de confiance pour les investisseurs est une variable clé à cet égard. Avec des degrés de stabilité politique et sociale propres à chaque pays, toute comparaison serait trop simpliste. Mais il est clair que les investisseurs européens se prononcent en faveur de ces pays du Sud et de l’Est, qui sont capables d’offrir plus de garanties de durabilité et la possibilité de résoudre les conflits, le cas échéant. La confiance dans le système judiciaire s’avère donc un élément essentiel.
Les accords bilatéraux de commerce entre l’UE et les pays MENA ne répondent plus aux besoins actuels, mais les perspectives d’une révision se trouvent loin d’une approche de conciliation au Nord et au Sud
Mais toutes les entraves ne proviennent pas uniquement du Sud. Il faut aussi que les modèles d’investissement utilisés dans les pays européens répondent à une véritable vision de partenariat avec les individus et les compagnies, dans les pays récepteurs de l’investissement. Cela devrait se traduire par des opportunités de transfert de savoir-faire et d’innovations technologiques, et une meilleure implication des acteurs locaux, notamment des petites et moyennes entreprises, tout cela dans un cadre qui inclut des objectifs concrets de création d’emploi. Il existe des exemples positifs de grandes compagnies qui ont investi au Sud avec des résultats positifs (transport aérien, automobile, assurances, par exemple). Il y a toutefois moins d’exemples de partenariats à externalités positives, quand il s’agit de petites et moyennes entreprises locales.
Cette conjoncture unique que nous traversons devrait constituer le point de départ pour la relance d’une zone euroméditerranéenne mieux intégrée, à travers les échanges commerciaux et les investissements. Le moment est venu pour surmonter les obstacles, qui empêchent les citoyens de bénéficier des avantages qui seraient associés à cette intégration.
L’intégration à travers la décarbonisation
Dans ce contexte général, il ne faut pas perdre de vue les objectifs de la décarbonisation que tous les pays poursuivent avec différents degrés d’ambition, bien évidemment. D’une part, ces objectifs de décarbonisation 2030 et à l’horizon 2050, pourraient constituer une incitation supplémentaire pour diversifier et délocaliser les chaînes de valeur au niveau régional, au vu du raccourcissement des délais de transport, de la réduction de la pollution et de l’allègement de l’empreinte carbone qui en résulteraient. D’une autre part, dans le cas qui nous concerne, celui de la région euroméditerranéenne, ni les pays européens ni les pays des rives sud et est ne seront capables d’atteindre leurs objectifs de décarbonisation, s’ils ne collaborent et commercialisent pas davantage entre eux, y compris dans le secteur énergétique. Là encore, la mise en place de projets qui offrent des solutions communes est une nécessité.
D’un côté, le menu de l’offre de ressources énergétiques de l’Europe à l’heure actuelle ne dispose ni du volume, ni de la flexibilité d’approvisionnement nécessaires pour répondre aux besoins énergétiques croissants des populations, notamment au vu des restrictions introduites par la Russie. D’un autre côté, le Sud offre un grand potentiel aussi bien pour le gaz et son transport vers l’Europe, que pour les énergies renouvelables. Celles-ci sont très abondantes (solaire, éolienne) et peuvent être produites (hydrogène) de façon efficace au Sud ; elles mériteraient d’être exploitées de façon conjointe, avec des investissements se fixant des objectifs communs de co-développement et d’intégration.
Valeur des importations de l’ue en 2019 (en millions de US$)
Aujourd’hui le secteur de l’énergie constitue le vecteur d’intégration euroméditerranéenne le plus évident et le plus urgent. De nouveaux investissements doivent être canalisés vers des solutions qui permettraient à l’Europe de réduire sa dépendance énergétique de la Russie, pendant que les pays du Sud riches en ressources renouvelables diversifient et transforment leurs économies. Les effets seraient triplement positifs, si on tient compte du progrès qu’une lutte solidaire contre le changement climatique entraînerait. Encore faut-il que la collaboration et le dialogue entre les pays s’améliorent et que les incitations économiques et sociales soient capables de faciliter la prise de décisions, autrement entravée par le manque de dialogue politique.
Pour cela, il faudrait se tourner vers les réglementations de l’Union européenne, notamment le nouveau Pacte Vert. Pour que les pays partenaires au Sud et à l’Est de la Méditerranée soient en mesure de poursuivre leurs propres objectifs de décarbonisation, de façon à tenir compte des nouvelles règles provenant de l’Europe, le dialogue et la collaboration Nord-Sud et Sud-Sud s’avèrent incontournables. Un renforcement des capacités sera également nécessaire pour renforcer l’absorption des investissements, au bénéfice de la population et favoriser le partage du savoir-faire.
Dans ce contexte, les pays du Sud doivent se préparer pour faire face aux conséquences de la taxe sur le carbone. Cela veut dire que dans les secteurs les plus polluants qui font l’objet d’exportations vers l’Europe, ils devront mettre en place les mesures nécessaires pour que le contenu et/ou les émissions carbone soient réduits, afin de pouvoir rester compétitifs face aux produits européens, qui sont censés réduire leurs contenu en carbone de façon graduelle. Autrement, ils deviendraient moins compétitifs et auraient plus de difficultés à exporter vers certains marchés européens. La collaboration et la coordination, ainsi que le transfert de connaissances, s’avèrent aussi essentiels dans ce domaine.
L’insécurité alimentaire : encore un facteur d’instabilité ?
Parmi les facteurs les plus déstabilisateurs résultant de cette double crise, aussi bien sur le plan économique que social, se trouve le risque de ne pas pouvoir satisfaire les besoins en denrées alimentaires de base des populations. Ce risque est devenu plus évident ces dernières années à cause de la sécheresse et des températures extrêmes, qui affectent la Méditerranée, de façon plus aiguë que dans le reste du monde.
Déjà, avant même le conflit en Ukraine, l’insécurité alimentaire menaçait la rive sud de la Méditerranée (op. cit), et certains pays en particulier. Alors que les importations de certains produits agricoles resteront toujours nécessaires car l’autosuffisance alimentaire ne se présente pas comme un but en soi-même, il est vrai qu’une forte dépendance de l’importation des produits les plus essentiels pour la diète et les habitudes de chaque pays crée des situations de vulnérabilité importantes et devrait être corrigée.
De nouveaux investissements doivent être canalisés vers des solutions qui permettraient à l’Europe de réduire sa dépendance énergétique envers la Russie, pendant que les pays du Sud, riches en ressources renouvelables, transforment leurs économies
La question qui se pose est de savoir pourquoi les modèles de production agricole n’ont pas nécessairement donné la priorité aux produits importants et emblématiques (comme le blé et autres céréales). Avec la crise en Ukraine, les difficultés d’approvisionnement et les prix plus élevés ont encore une fois souligné le danger d’une trop forte dépendance des importations, lorsqu’il s’agit de produits essentiels. Avec la chute de recettes générées par les exportations et le ralentissement des flux de capitaux, la capacité d’importation des pays du Sud a été réduite et leur situation est devenue extrêmement fragile à cet égard.
Dans un contexte de changement climatique, dans lequel il faut tenir compte du stress hydrique et adapter les pratiques agricoles de façon efficace et productive, il faudrait d’abord identifier quels seraient les produits qu’il faudrait favoriser pour la production agricole locale, en réponse aux demandes locales. Ensuite, il serait nécessaire que les gouvernements investissent dans les biens publics régionaux, tels que l’extension agricole et les méthodes d’irrigation efficace, et créer les incitations financières nécessaires pour que les agriculteurs produisent ces denrées de base dont les populations ont besoin, tout en préservant et augmentant leurs revenus, aussi bien que leur capacité de mener une vie digne, en milieu rural.
Investir davantage dans les zones rurales devrait aussi avoir pour objectif de préserver les écosystèmes existants et chercher des solutions basées sur la nature qui seraient aussi porteuses d’emploi et d’opportunités entrepreneuriales, notamment pour la jeunesse (à titre d’exemple, le CMI apporte son soutien à de jeunes entrepreneurs méditerranéens, issue du réseau Mediterranean Youth for Water Network -MedYWat, en les accompagnant dans l’incubation de leurs projets innovants et la création de start-ups). En même temps, ces investissements conduiraient à ralentir l’exode des populations rurales vers les villes, et à mieux équilibrer les différentes sources de croissance de chaque pays. L’agriculture offre toujours un grand potentiel pour nourrir les populations et augmenter les exportations, aussi bien que pour servir de base pour la filière agro-industrielle, et ne doit donc pas être négligée.
UE : quotas d’importation par groupe de produits en 2019
Dans le domaine de la sécurité alimentaire, le dialogue entre les pays et la collaboration entre les décideurs de politiques économiques sont aussi essentiels dans la région. Même si l’idée d’une politique agricole commune en Méditerranée semble éloignée à ce stade étant donné le manque de cadre réglementaire commun, il est tout de même envisageable que les pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée collaborent entre eux et avec les pays de la rive Nord, en matière de gestion des ressources hydriques et d’adaptation des cultures agricoles, en tenant compte des bonnes pratiques existantes et des dernières avancées en technologie. Il sera nécessaire aussi que le secteur agricole fasse l’objet de négociations dans le cadre des traités de libre échange qui doivent être revus et actualisés.
Vers un futur immédiat
Les défis actuels en Méditerranée pourraient se transformer en opportunités seulement si les pays impliqués sont capables de coordonner leurs actions et leurs politiques dans un cadre cohérent, même si celui n’est pas harmonisé. L’Union européenne est face à une nécessité de revoir certains accords avec ses pays voisins en Méditerranée, y compris dans le cadre des accords de commerce bilatéraux, de l’intégration du marché énergétique, de la coordination des politiques agricoles et de la gestion des ressources hydriques.
Ceci est nécessaire non pas uniquement pour tirer parti d’un mouvement vers une régionalisation des chaînes de valeur, dont il faut profiter, mais aussi pour préserver la stabilité économique et sociale des pays méditerranéens les moins avancés.
L’Europe pourrait mettre point final à ses situations de dépendance, aussi bien au niveau des importations de produits intermédiaires, que des ressources énergétiques, en renforçant la politique de voisinage et en la dotant de moyens pour que ses objectifs de coopération et de développement au Sud se matérialisent enfin et récoltent des résultats concrets. En parallèle, les pays du Sud doivent avoir aussi leurs propres démarches visant à réduire leur insécurité alimentaire et à favoriser un développement rural intégré et durable. La crise de l’Ukraine ne devrait pas être une distraction qui détourne l’Europe de ses relations avec la Méditerranée. Tout au contraire, c’est en Méditerranée que des solutions gagnant-gagnant pourraient être trouvées. /