Promouvoir les CVR en Afrique du Nord pour faire face à la crise globale

L’Afrique du Nord (l’Algérie, l’Égypte, la Libye, le Maroc, la Mauritanie, le Soudan et la Tunisie) est l’une des régions la moins intégrée au monde, avec à peine 5,2 % des échanges commerciaux intrarégionaux, et ce malgré l’existence des principes structurants d’un marché dynamique intégré, avec un Produit Intérieur Brut (PIB) nominal moyen d’environ 3 000 dollars par habitant, la continuité de l’espace physique et un niveau important d’infrastructures de transport. L’existence de la plupart de ces déterminants n’a pas été suffisante pour situer les échanges intra-entreprises à leur niveau optimal et exploiter le potentiel de développement de chaînes de valeur régionales (CVR).
Historiquement, la Tunisie et l’Égypte sont les pays mieux insérés dans les échanges intra-Afrique du Nord avec des exportations qui représentent, respectivement, 11,4 % et 7,3 % de leurs exportations totales. Le Soudan, avec un taux d’intégration plus élevé que celui de l’Égypte (8,9 % contre 7,3 %), concentre une bonne partie de ses exportations au marché égyptien et commerce relativement peu avec le reste de la sous-région. L’Algérie, grâce à ses exportations de gaz naturel vers la sous-région, occupe une position intermédiaire avec 4,4 %. En revanche les exportations nordafricaines du Maroc, de la Libye et de la Mauritanie ne dépassent guère les 2,1 %, 0,8% et 0,1% de leurs exportations totales de biens.
Ces chiffres expliquent la faible existence de chaînes de valeur régionales en Afrique du Nord, dont le potentiel est important pour les raisons citées plus haut. L’objectif de cet article est d’identifier les opportunités et les défis pour la construction de certaines CVR et leur rôle d’atténuateur des effets de la crise globale actuelle.
Trois secteurs d’activités ont été sélectionnés : il s’agit des engrais phosphatés, des énergies renouvelables et du textile-habillement. Le choix de ces secteurs repose sur une combinaison d’arguments : leur importance pour les économies de la sous-région, leur potentiel de développement et leur rôle potentiel pour mitiger les effets de la crise actuelle, notamment en ce qui concerne la crise alimentaire, la crise énergétique et la conservation et la protection des emplois.
La sécurité alimentaire et le rôle des engrais phosphatés
Les perturbations du marché mondial, provoquées par la pandémie de Covid-19, exaspérées par la guerre d’Ukraine et amplifiées par les effets croissants du changement climatique, menacent la sécurité alimentaire en Afrique du Nord et réduisent ses capacités à nourrir sa population à partir d’une production agricole interne.
Aussi, la hausse des prix des denrées alimentaires et leur volatilité ont un impact direct sur les efforts de la sous-région pour réduire la pauvreté, la faim et la malnutrition. L’accès aux engrais pour les saisons de plantation à venir est essentiel pour limiter les effets de la crise actuelle en temps opportun, pour promouvoir la production d’aliments plus nombreux et de meilleure qualité pour sa population et pour éviter de compromettre les efforts de développement consentis.
Dans ce contexte, l’Afrique du Nord doit promouvoir des solutions nord-afri caines. La sous-région dispose des plus importantes réserves de phosphates au monde et des ressources nécessaires, humaines, financières et techniques, et du cadre institutionnel, à même de promouvoir une utilisation plus importante et durable des engrais. En effet, la mise en oeuvre effective des outils opérationnels de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLEC), ainsi que des initiatives de soutien à l’échelle continentale pour promouvoir l’utilisation des engrais doivent contribuer à atteindre l’objectif aspiré d’une Révolution verte de l’agriculture africaine (le mécanisme africain de financement des engrais a été créé en 2007 à l’issue de la Conférence pour une Révolution verte africaine à Abuja, au Nigéria).
En effet, les ressources en phosphates du Maroc, de l’Égypte, de l’Algérie et de la Tunisie sont assez élevées. Les trois premiers pays détiennent les trois premières réserves africaines de ce minerai et se classent dans le top 15 mondial en 2021 en termes de production, selon Mineral Commodity Summaries (2022). En outre, le Maroc détient plus des deux tiers des réserves mondiales de phosphate. La Libye, la Mauritanie et le Soudan ne disposent pas de réserves significatives de phosphates.
La relative abondance des ressources en phosphate dans les pays d’Afrique du Nord, et par extension, leur capacité à produire des engrais phosphatés, pousse ces derniers à jouer un rôle crucial pour la sécurité alimentaire dans la sous-région et au niveau continental.
Les exportations d’engrais de l’Algérie, de l’Égypte, du Maroc et de la Tunisie sont assez importantes, mais leurs parts dans le commerce intra régional sont faibles. Seule la Tunisie est relativement bien insérée. En effet, les exportations de produits chimiques inorganiques et des engrais du pays vers ses voisins représentent 10 % de ses exportations totales. Pour les autres pays, cette part ne dépasse pas 2,5% (l’Égypte). Les exportations nordafricaines du Maroc, l’un des premiers producteurs de phosphates à l’échelle mondiale, n’atteignent pas 1 %.
Par ailleurs, les échanges croisés d’engrais montrent que l’Algérie devrait importer davantage d’engrais minéraux ou chimiques à partir de la Tunisie ou du Maroc. De même que le Maroc et la Tunisie qui devraient remplacer leurs importations d’engrais chimiques azotés en provenance de la Russie par des importations en provenance de l’Algérie. Le Soudan pourrait substituer ses importations d’engrais chimiques azotés en provenance de la Jordanie par des importations en provenance de l’Égypte ou de l’Algérie.
En résumé, la part des échanges entre les pays de l’Afrique du Nord du secteur de phosphates et de ses produits chimiques dérivés, reste assez faible, comparativement aux échanges avec le reste du monde. En effet, la demande locale de l’Égypte, de l’Algérie et du Soudan en produits chimiques inorganiques et en engrais est satisfaite majoritairement par les importations provenant d’autres pays comme la Chine, la Belgique et la Turquie.
Au niveau continental, les importations africaines d’engrais phosphatés s’élèvent à 2,1 milliards de dollars, en 2021, ce qui représente environ 6 % du marché mondial. Les cinq principaux marchés africains des engrais phosphatés sont : l’Éthiopie, Djibouti, le Kenya, l’Afrique du Sud et la Côte d’Ivoire.
Exportations de biens vers l’Afrique du Nord et exportations totales de biens en 2021 (en milliards de US$ et en %)

Une part relativement importante –59 % en 2021 – des importations africaines d’engrais phosphatés est fournie par le continent. Certains pays, parmi les plus grands importateurs africains, importent à plus de 95 % de leurs besoins de fournisseurs africains. C’est le cas de l’Ethiopie, de Djibouti et du Nigeria.
Un taux d’intégration supplémentaire de 26 % dans les engrais phosphatés pourrait être atteint si l’Afrique du Sud, le Kenya et la Tanzanie remplaçaient leurs fournisseurs internationaux par des fournisseurs africains.
Outre le potentiel d’augmentation du commerce intra-africain d’engrais phosphatés en remplaçant les fournisseurs externes par des producteurs africains, en particulier pour les pays importateurs relativement dépendants de l’extérieur, l’augmentation de l’utilisation des engrais à travers le continent fournirait également aux pays africains producteurs des opportunités de marchés supplémentaires.
En effet, l’utilisation des engrais sur le continent reste l’une des plus faibles au monde (les statistiques les plus récentes montrent que l’utilisation d’engrais en Afrique, hors Afrique du Nord, est de 20 kg/ha en 2018, selon la Banque mondiale). Le contexte actuel d’insécurité alimentaire et la nécessité d’accroître l’utilisation des engrais pour contribuer à accroître la productivité agricole afin de mieux nourrir le continent, appellent les décideurs politiques à s’appuyer sur les initiatives continentales et régionales déjà existantes, pour encourager davantage l’utilisation des engrais.
La place des énergies renouvelables pour une sécurité énergétique durable
Dans le domaine de l’énergie, les pays d’Afrique du Nord doivent relever des défis très différents selon la disponibilité et l’accès aux ressources énergétiques. Les tendances actuelles du marché mondial de l’énergie remettent en question la capacité des pays non producteurs d’hydrocarbures de la sous-région à mettre à la disposition de leur population une énergie abordable, pendant que l’Algérie, l’Égypte et la Libye, grands producteurs d’hydrocar bures, bénéficient des mesures prises par l’Union européenne pour limiter sa dépendance au gaz et au pétrole russes. Ces trois pays peuvent, à court et à long terme, augmenter leur part de marché, à travers, notamment, les opportunités créées par la guerre en Ukraine. En revanche, la transition énergétique mondiale, portée par la lutte contre le changement climatique et l’abandon du programmé des combustibles fossiles, en particulier à travers l’engagement pris par l’UE d’atteindre la neutralité climatique d’ici 2050, exige des pays qu’ils revoient leurs stratégies énergétiques et réorientent leur production vers les énergies renouvelables.
Cette remarque vaut également pour d’autres pays de la sous-région non producteurs d’hydrocarbures et qui éprouvent des difficultés à accéder à des ressources énergétiques abordables, une réalité d’autant plus exacerbée par la crise actuelle. Du reste, le changement climatique tend à aggraver l’impact de la pression inflationniste sur les produits énergétiques, notamment ceux à base de combustibles fossiles. La transition vers les énergies renouvelables figure désormais en tête des priorités politiques de plusieurs pays de la région, en particulier les pays non producteurs de pétrole.
Production et réserves de phosphates dans les pays de l’Afrique du Nord, 2021

Ces défis incitent les États à élaborer et à adopter des politiques judicieuses, aussi bien sur le court terme afin de limiter l’impact immédiat de la crise actuelle sur leurs économies et leurs populations, que sur le long terme afin d’assurer la sécurité énergétique indépendamment des crises éventuelles. L’intégration régionale, notamment à travers la mise en oeuvre effective du projet ambitieux de la ZLEC, constitue un véritable cadre pour aider la sous-région à surmonter la situation actuelle.
Les pays de l’Afrique du Nord possèdent d’énormes potentialités en matière d’énergies renouvelables, en particulier l’énergie solaire. L’absence de données statistiques précises limite l’évaluation de l’ampleur de ces potentialités. Les pays de la région peuvent développer une CVR à deux niveaux, celui de l’industrie photovoltaïque et celui de la production de l’énergie solaire.
- CVR de l’industrie photovoltaïque
Il semble difficile que les pays de la région puissent occuper tous les segments de la chaîne de valeur constituant l’industrie photovoltaïque, étant donné que celle-ci est encore à ses premiers stades de développement et certains segments (tel que la production de wafers) nécessitent des technologies assez avancées. En revanche, les pays disposent d’éléments pour se lancer dans la fabrication des matières de base comme la production de silicium de qualité solaire. Le développement de CVR de l’industrie photovoltaïque peut être réalisé à travers l’arrivée d’une ou plusieurs firmes multinationales spécialisées dans la production des wafers, des cellules et des modules photovoltaïques. Des firmes locales peuvent s’occuper de la production de silicium et de l’assemblage des composantes pour obtenir les panneaux photovoltaïques. En d’autres termes, les entreprises locales peuvent se charger des deux segments situés aux deux extrémités de la chaîne de valeur de cette industrie.
- CVR de l’énergie solaire
Le développement de CVR au niveau de l’industrie photovoltaïque permettra de mieux saisir les opportunités au niveau de la production de l’énergie solaire. Les pays de l’Afrique du Nord s’inscrivent dans un plan stratégique mondial d’approvisionnement de l’Europe en énergie propre, qui prévoit d’utiliser au moins 20 % d’énergie propre à l’horizon 2030. Les projets du Plan solaire méditerranéen pour l’Afrique du Nord, établis par l’Union pour la Méditerranée, même s’ils semble être mis en veilleuse, prévoient une capacité cumulée d’exportation vers l’Europe de l’ordre de 22.000 MW d’ici 2030. Pour la région, il s’agit d’une opportunité de grande ampleur, mais aucun pays ne pourra, à lui seul, développer cette industrie.
Le secteur textile – habillement, un levier pour la protection de l’emploi et des revenus
Le secteur du textile-habillement est un gros pourvoyeur d’emplois dans certaines des économies nordafricaines. Il assume à ce titre un rôle de levier stabilisateur de production industrielle et rémunère une partie non négligeable de la force de travail. Il est constitué principalement de petites et moyennes entreprises qui fonctionnent en sous-traitance pour des compagnies internationales qui, à leur tour, alimentent le marché mondial.
Le développement de CVR dans ce secteur qui tirerait bénéfice des structures productives existantes dans une synergie de production collaborative et complémentaire, permettrait aux pays de la sous-région de réduire les effets des perturbations sur le marché international, en matière de chaînes d’approvisionnement, de mettre en place un mécanisme interne de protection de l’emploi et des revenus et de promouvoir la montée en compétitivité d’un tissu important de petites et moyennes entreprises.
Les données statistiques relatives aux échanges croisés montrent que l’Algérie, la Libye et la Mauritanie exportent relativement peu vers les autres pays d’Afrique du Nord. L’absence de flux d’exportations significatives est liée
à l’absence d’industrie productive suffisamment développée dans ces trois pays. La situation du Soudan est assez comparable, avec 11 % de ses exportations totales de coton qui sont destinées à l’Égypte. Ce constat confirme que l’Algérie, la Libye et la Mauritanie ne sont pas intégrés dans la CVR du secteur textile-habillement. Seul le Soudan peut être considéré comme faiblement intégré au point de départ de cette chaîne de valeur.
En revanche, le Maroc, l’Égypte et la Tunisie dominent le secteur du textile-habillement en Afrique du Nord, et monopolisent près de 97 % des exportations totales de la région. Les exportations intrarégionales des trois pays sont relativement significatives, en volume, bien que leurs parts par rapport aux exportations totales soient assez faibles, ne dépassant pas 5,8 % pour l’Égypte, 1 % pour le Maroc et 0,8% pour la Tunisie. Ceci peut s’expliquer par le fait que la production nationale du secteur textile- habillement de ces trois pays est contrôlée principalement par des entreprises étrangères (des multinationales qui s’implantent pour exploiter les incitations spécifiques de chaque pays et orienter la production à l’exportation vers les marchés des pays développés, principalement de l’UE). Ces dernières font appel très souvent à des entreprises nationales qui produisent en sous-traitance.
Les exportations intrarégionales de la Tunisie et du Maroc, constituées de produits finis, sont destinées en bonne partie à l’Algérie pour satisfaire la demande locale. Les exportations de l’Égypte vers la Tunisie et le Maroc sont relativement plus importantes. L’Égypte est le pays relativement le mieux inséré dans la CVR actuelle du secteur textilehabillement.
Pour remédier aux difficultés des CVR, il faut agir sur trois fronts : amélioration des infrastructures de transport et logistique, réformes institutionnelles et développement des capacités des acteurs locaux
Les échanges croisés entre l’Égypte, le Maroc et la Tunisie concernent principalement des produits intermédiaires et des produits semi-finis tels que le coton, le tissu de coton et des tissus spéciaux. La part des exportations de ces produits par rapport aux exportations totales de chacun de ces trois pays reste, toutefois, négligeable. Les exportations vers les autres pays de l’Afrique du Nord (Algérie, Libye, Mauritanie et Soudan) concernent principalement des produits finis tel que les vêtements, les articles textiles, les articles confectionnés. Ces exportations sont destinées à satisfaire la demande locale de ces quatre pays.
L’analyse révèle que d’importantes opportunités peuvent être saisies pour construire des CVR dans le secteur textile-habillement en Afrique du Nord. Ainsi, l’Égypte, le Maroc et la Tunisie doivent importer davantage de matières premières (laine, coton, etc.) en provenance des pays de la région. Ils doivent également tirer bénéfice de manière plus significative de l’accord d’Agadir qui lie les trois pays pour dynamiser leurs échanges dans le secteur.
Implications et recommandations
Pour remédier aux difficultés du développement des CVR, qui sont à la fois réglementaires, institutionnelles et logistiques, les recommandations doivent être formulées sous forme d’un plan d’action régional, articulé autour des axes suivants : amélioration des infrastructures de transport et logistique, réformes institutionnelles et développement des capacités des acteurs locaux.
Amélioration des infrastructures de transport et logistique
La facilitation du commerce entre les pays de l’Afrique du Nord nécessite la mise en place de programmes régionaux et nationaux comprenant des projets structurants d’infrastructures de transport et de logistique (réseau routier et autoroutier, voies ferrées interconnectées, liaisons maritimes et aériennes, équipements et services d’appui). Comme mentionné dans un rapport publié en 2015 par la Commission économique pour l’Afrique (« Transport international et facilitation du commerce en Afrique du Nord »), des actions supplémentaires doivent être entreprises afin d’améliorer la connectivité physique entre les pays de l’Afrique. À titre d’exemple, les actions suivantes sont indispensables :
- Développer la logistique et l’infrastructure de transport appropriées à chaque secteur et spécifique à certains produits.
- Simplifier davantage les procédures douanières et de contrôle à la frontière.
- Accélérer la reconnaissance commune des normes techniques, sanitaires et phytosanitaires.
- Promouvoir la signature d’accords bilatéraux de reconnaissance mutuelle des certificats de conformité de produits importants pour faciliter les échanges.
Réformes institutionnelles
L’amélioration du cadre institutionnel et administratif doit viser une réduction des obstacles existants. Le but des actions recommandées est d’amener les différents pays de l’Afrique du Nord à partager un cadre institutionnel harmonisé et les mêmes dispositions administratives qui permettent de faciliter les échanges de biens. Il faudrait adopter un certain nombre de bonnes pratiques en termes de lois et règlements régissant le commerce en s’inspirant des référentiels et normes internationaux. Les actions suivantes peuvent être privilégiées :
- Lutter contre la prépondérance du marché informel dans certains pays de l’Afrique du Nord.
- Favoriser les « réseaux d’entreprises » via l’organisation d’événements professionnels (salons foires, visites d’hommes d’affaires).
- Développer une plateforme E-business pour lier les entreprises de la région.
Développement des capacités des acteurs locaux
Plusieurs actions complémentaires doivent cibler une consolidation des capacités des acteurs locaux, notamment les petites et moyennes entreprises, afin d’améliorer leur compétitivité et de renforcer la coopération au niveau régional. L’objectif devrait mener à la réalisation de la ligne d’activité suivante : améliorer les capacités des entreprises locales, y compris par l’adoption de nouvelles techniques et technologies de production./