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La Palestine et les accords arabo-israéliens : ‘Pourquoi n’ont-ils pas appelé ? Pourquoi ?’

Les accords ont été accueillis avec scepticisme par la population et comme une trahison à la cause palestinienne.

Itxaso Domínguez de Olazábal, coordinatrice du Panel Moyen-Orient et Afrique du Nord, Fundación Alternativas.

Dans la dernière scène de l’histoire Des hommes dans le soleil, de l’auteur palestinien Ghassan Kanafani, trois réfugiés palestiniens de générations différentes, cachés dans un camion-citerne à la recherche d’une vie meilleure au Koweït, meurent asphyxiés. Lorsque le chauffeur du camion découvre leurs corps, il se demande avec chagrin pourquoi ils ne l’ont pas averti de leur détresse : « Pourquoi n’ont-ils pas frappé sur les parois du camion-citerne ? Pourquoi n’ont-ils pas appelé ? Pourquoi ? » Rares sont ceux qui, aujourd’hui, ne voient pas le parallèlisme entre cet acte et la réalité que vit le peuple palestinien, alors que ses membres nous en avertissent depuis des années à travers les différentes étapes de leur prise de conscience.

Accords de normalisation et annexion : du ‘de facto’ au ‘de jure’

Les accords de normalisation entre Israël et plusieurs pays arabes ont été présentés comme un tournant pour la cause palestinienne. Bien qu’il soit encore trop tôt pour dire si c’est le cas, d’autant plus que la réalité mondiale nous a appris à ne rien prendre pour acquis, il est indéniable que de nombreux événements ont affecté la cause palestinienne d’une manière ou d’une autre, au cours des derniers mois et des dernières années. Nombre d’entre eux présentent un schéma que l’on pourrait appeler « du de facto au de jure », mettant en lumière la nature structurelle d’une grande partie des questions qui englobent le contexte de la Palestine historique, en particulier le conflit israélo-palestinien : la réalité sur le terrain présente des dynamiques particulières avec lesquelles les Palestiniens ont appris à survivre, mais qui ne semblent pas apparentes au reste du monde, tant qu’elles ne sont pas consacrées par un acteur extérieur. L’annonce israélienne d’annexer une partie de la Cisjordanie le 1er juillet 2020 a représenté un exemple remarquable d’officialisation d’une annexion qui existe déjà de facto, dans une « réalité d’un seul État » de souveraineté israélienne sur l’ensemble de l’ancien mandat britannique. Ainsi, avec l’attention de la planète tournée vers un seul acte, on parvient à détourner l’attention de la réalité sur le terrain et à façonner le récit autour de celle-ci.

Dans le cas des accords de normalisation, ceux-ci symbolisent également la reconnaissance d’une situation réelle mais non publicisée ou formalisée, et pour cette raison, ils ont été reçus avec scepticisme par un nombre considérable de Palestiniens, connaisseurs des relations qui existaient déjà et qui se renforçaient, dans plusieurs domaines, entre plusieurs pays arabes et Israël. À cet égard, il est intéressant d’analyser l’évolution du soutien politique et économique réel – au-delà des déclarations de solidarité pour la galerie – à la cause palestinienne au cours des décennies, marquées par l’instrumentalisation de la dépossession des Palestiniens pour favoriser les intérêts des différents régimes au niveau régional, mais aussi mondial. Aujourd’hui, et de façon critique après la première guerre du Golfe, les Palestiniens sont depuis longtemps considérés comme un « fardeau », de moins en moins justifiable face aux nouvelles tendances du système étatique arabe, peu adaptées au contexte dans lequel l’Initiative de paix arabe (IPA) a été signée, face aux priorités nationales respectives, à un champ politique international différent, et même à une partie des élites (notamment au sein du Conseil de coopération du Golfe). L’avant-dernier signe de cette lassitude a été représenté par le soutien sans hésitation, mais avec des niveaux de publicité variables, des capitales du Golfe arabique au mal nommé « Accord du siècle », comme en témoigne le forum « Peace to Prosperity » pour présenter les aspects économiques de la stratégie, qui s’est tenu à Manama (Bahreïn) le 25 juin 2019.

Une ‘trahison’ à la cause palestinienne

Pour la galerie, là où ces pays ont largement mis l’accent sur leur défense des droits des Palestiniens, ces récentes décisions ont représenté une trahison à la cause palestinienne, et c’est ainsi qu’elle a été perçue et décrite principalement par les dirigeants palestiniens, abandonnés par ceux qu’ils croyaient être leurs alliés traditionnels. Certains dirigeants de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) ont condamné la normalisation comme un « coup de poignard » et une déviation de l’IPA. Ils ont rejeté avec dédain les accords d’Abraham comme une excuse pour que les Émiratis et les Bahreïnis poursuivent leurs propres objectifs, sans intérêt réel pour l’ajournement tant vanté de l’annexion par Israël. Même si cet ajournement avait constitué un pilier de ces négociations – et cela reste à voir, car l’ensemble de l’opération pourrait bien avoir été un stratagème d’Israël pour être récompensé de ne pas avoir mené à bien sa menace – l’activité illégale de colonisation israélienne, un pilier de l’annexion de facto, se poursuit en Cisjordanie, et le blocus reste en place sur la bande de Gaza.

Outre l’impossibilité de la paix, il existe d’autres fausses affirmations sur les avantages potentiels de ces accords pour les Palestiniens, tant en ce qui concerne un éventuel accord de paix basé sur le modèle de celui formulé par l’dministration de Donald Trump, qu’en ce qui concerne les possibilités dans des domaines tels que le tourisme ou le développement technologique, dont les Palestiniens des deux côtés de la ligne verte, n’ont jamais été les bénéficiaires privilégiés. Pendant ce temps, un Israël plus enhardi exploite l’asymétrie de pouvoir sur des questions telles que la distribution de vaccins pour la Covid-19 à Gaza et en Cisjordanie, ou son offensive contre une enquête sur les crimes de guerre par la Cour pénale internationale. Les conséquences négatives sont également ressenties par les Palestiniens de la diaspora vivant dans des régimes autoritaires qui ont accepté d’officialiser les relations bilatérales avec Israël, comme c’est le cas de l’Égypte (notamment l’arrestation du militant Ramy Shaath), ou des Émirats arabes unis, ainsi que de la Jordanie et du Bahreïn.

La bataille pour la survie du leadership palestinien officiel

Pour le leadership palestinien officiel, les récents développements représentent une menace supplémentaire : être perçu comme la preuve que sa stratégie, éminemment basée sur l’internationalisation de la cause palestinienne face au fiasco du « processus de paix », a échoué. D’autres facteurs récents ont contribué à ce pessimisme, notamment les dommages causés par la rupture du consensus multilatéral autour du conflit israélo-palestinien par Trump, une Europe sclérosée face à la colonisation israélienne rampante et une perception croissante du fait qu’un leadership palestinien vieillissant manque de mécanismes, peut-être même de volonté, pour faire progresser les droits des Palestiniens. Une excellente étude de cas à cet égard est l’annonce répétée de Mahmoud Abbas de mettre fin à la coordination en matière de sécurité avec Israël, suivie d’une reprise rapide de la coopération, qui assure finalement la survie de l’Autorité nationale palestinienne (ANP), et du système qui a été inauguré avec elle en 1995. Alors que les commentaires ont fleuri, selon lesquels les dirigeants pourraient se « radicaliser » en s’alignant avec le Hamas, l’Iran et d’autres acteurs diabolisés dans la région, ces analyses ne tiennent pas en compte dans quelle mesure l’ANP cooptée par le Fatah, mais aussi le Hamas, se sont vus contraints par le langage et le discours politique du processus de paix, en particulier l’inévitabilité de la solution à deux États, quelle que soit sa viabilité.

Le Hamas a également condamné les accords de normalisation, sans modifier sa stratégie ou son discours. Pour la survie des deux factions, un corollaire immédiat a été la relance des pourparlers entre le Fatah et le Hamas. Mahmoud Abbas a imploré les Nations unies de (re)lancer un « véritable processus de paix ». Son cercle de pouvoir n’a pas non plus caché la nécessité pour le leadership de s’attirer une nouvelle fois, la faveur de divers donateurs internationaux, garants de sa longévité face à une situation financière compromise. Les principales cibles sont la nouvelle administration américaine et l’Union européenne, par le biais d’un message selon lequel les dirigeants sont prêts pour le business as usual dans le cadre d’une « vieille normalité », difficile à concilier avec le nouveau contexte. La seule alternative, et peut-être espoir, était de sauver les meubles en organisant des élections pour « renouveler son mandat démocratique ». Ces donateurs ont accepté les accords de normalisation arabo-israéliens, sans se soucier des perspectives limitées de paix et ne semblent s’intéresser qu’à une démocratie nominale, c’està- dire au fait que les Palestiniens se rendent aux urnes, quel que soit le contexte réel de l’arène politique palestinienne.

Une fois que les accords de normalisation ont cessé de faire la une, l’ANP a interdit, quoique discrètement, toute nouvelle critique de ces pactes. Sa réaction a été, à cet égard, complètement différente au rapprochement officiel entre Israël et le Maroc. À l’instar de sa position vis-à-vis des donateurs internationaux, le leadership officiel s’impose à nouveau comme une entité captive des attentes internationales, consciente qu’elle ne peut se permettre d’être hostile à ses voisins, que ce soit sur le plan politique ou économique. Ainsi, par exemple, ils n’ont pas réussi à obtenir de la Ligue arabe qu’elle s’abstienne de condamner les accords d’Abraham.

L’arène politique palestinienne en période de transition

La succession des événements est arrivée, comme on l’a souligné, à un moment clé pour la cause palestinienne. Le sentiment de transcendance se réfèrerait à la fois au changement de paradigme que de plus en plus d’acteurs proposent concernant le conflit israélo-palestinien, avec un rôle prépondérant des Palestiniens eux-mêmes, appelant à un retour à l’origine coloniale du conflit et à la centralité de la Nakba de 1948, mais aussi aux références croissantes au crime d’apartheid sur l’ensemble du territoire de la Palestine historique. La cause palestinienne est également confrontée à un moment de changement en termes d’arène politique palestinienne, résultant de la combinaison de plusieurs dimensions : la dimension générationnelle, la fragmentation et reconstruction entre les camps politiques palestiniens, et une insistance croissante sur les liens d’intersection entre les Palestiniens, mais aussi au sein d’autres espaces de solidarité internationale.

La tenue d’élections est présentée comme un test décisif, mais de plus en plus de Palestiniens, surtout jeunes, dénoncent qu’aucune pratique ne peut être véritablement démocratique dans un cadre autoritaire et répressif que représenteraient l’ANP et le Hamas. Plusieurs rapports du réseau d’intellectuels palestiniens Al Shabaka soulignent cette fracture générationnelle et sociale. Ils dénoncent, en ce sens, que les élections proposées reviennent à célébrer les pièges de la condition d’État en l’absence d’une véritable souveraineté, comme l’une des illusions les plus insoutenables du système post-accords d’Oslo. Plus précisément, seuls les Palestiniens vivant en Cisjordanie (avec des doutes sur le fait qu’Israël autorise la participation à Jérusalem-Est) et dans la bande de Gaza seraient des participants potentiels, ce qui confirme la marginalisation à laquelle sont soumis pendant des années, voire des décennies, des millions de Palestiniens non inclus dans ces catégories.

Qu’en est-il de la communauté internationale ?

La société interétatique reste cependant apathique face à l’évolution du contexte dans la Palestine historique, en partie absorbée par d’autres problèmes et d’autres priorités, en partie captive de son opposition farouche à toute approche alternative du conflit. Par conséquent, la principale stratégie semble être d’exiger des concessions des Palestiniens, qui sont pratiquement obligés de reprendre les négociations de paix avec Israël dans le cadre d’une conférence de paix internationale. La convocation d’élections permettrait au leadership palestinien officiel de devancer les accusations israéliennes sur sa volonté de négocier. Pour l’instant, rien ne semble indiquer que le même genre de pression sera exercé sur Tel-Aviv, dans ce qui représenterait une bénédiction implicite de sa politique de fait accompli de longue date.

En ce 30ème anniversaire de la Conférence de Madrid, le principal risque consiste à s’accrocher à la même méthodologie qui a conduit aux accords d’Oslo et, par conséquent, à leurs insuffisances et à leurs conséquences pernicieuses, dans un contexte où les Palestiniens sont peut-être encore plus faibles et où le respect du droit international ne semble pas être la règle. Dans un contexte où, cependant, il sera de plus en plus possible pour les nouvelles générations de remettre en question non seulement la légitimité, mais aussi la durabilité des accords adoptés par les dirigeants gérontocratiques, au nom d’une population qui n’a pas renoncé à ses droits inaliénables.