Ne jouons pas avec la Turquie, ni avec l’Europe

Dans la nouvelle phase des négociations entre la Turquie et l’Union européenne, les deux parties devront vaincre leurs différences pour parvenir à un accord

Darío Valcárcel, co-directeur d’AFKAR/IDEES et directeur de la revue POLÍTICA EXTERIOR.

Le 16 octobre, la Commission européenne a fixé des conditions strictes pour ouvrir la nouvelle phase de négociations entre la Turquie et l’Union européenne (UE). Cependant, la Commission ouvre – avec de graves problèmes non résolus – une possibilité d’accord que les deux parties, communautaire et turque, doivent s’efforcer d’adopter. 

L’Europe divisée 

Ne jouons pas avec la Turquie. L’ancien Empire ottoman, converti en république laïque par Mustafa Kemal en 1923, est l’un des pays à la plus forte personnalité de cette plate-forme, qui unit et divise l’Europe et l’Asie Mineure. La Sublime-Porte a influencé pendant cinq siècles la Russie, l’Asie centrale (jusqu’à la frontière chinoise), le monde arabe, depuis la Mésopotamie jusqu’à Alger… Elle a combattu pendant des siècles, dans de nombreuses batailles intellectuelles, sans effusion de sang, au service de sa vocation hégémonique. Mais elle s’est aussi durement battue, avec le fer et la poudre, dans la défense de son rôle, au centre du monde, comme le prétendaient naïvement certains penseurs qui ignoraient que le centre est partout. Mais la Turquie a été un grand peuple : courageux, fier, décidé, avec une grande capacité de sacrifice. 

Aujourd’hui, une grande puissance, l’UE, maintient son indécision, qui est le reflet de sa propre crise – de croissance ou d’identité. Il est probable que, comme l’ont écrit plusieurs dirigeants européens, la crise sur l’admission ou l’alliance avec la Turquie serve à dissiper les doutes les plus profonds. 

Que penser ? En principe, l’opposition à un pays limitrophe, musulman mais de constitution laïque, euro-asiatique et non arabe, à forte population (72 millions d’habitants aujourd’hui, 85 millions dans 20 ans) et surtout, encore éloigné des critères de Copenhague – droits de l’homme, droits politiques, économie de marché, acceptation de l’acquis communautaire – déclenchera une crise aux proportions non négligeables au sein de l’UE, à moins que l’on ne procède avec une intelligence exceptionnelle. En prononçant cette évidence, nous nous référons à l’intelligence de Jean Monnet, Robert Schumann, Helmut Schmidt, Edward Heath, Alcide de Gasperi, des européens de grande taille, non de taille moyenne. 

Le débat sur la Turquie pourra durer de 12 à 20 ans, ce qui est inadmissible. Il faut signer avec la Turquie, immédiatement, en 2005, un grand traité préférentiel, donnant à Ankara 90 % des avantages économiques que l’incorporation totale à l’UE peut signifier. Cette approche intelligente serait utile pour (1) tranquilliser la Turquie, en lui montrant la volonté de l’Union ; (2) éviter l’hypocrisie européenne, en optant pour une politique claire vis-à-vis de Recep Tayyip Erdogan et ses futurs successeurs ; (3) ne pas exercer de pression insupportable sur Bruxelles, qui nécessitera des années pour mesurer sa décision ; et (4) établir un lien fort avec l’économie turque, qui ne divise ni force l’opinion des 25 sociétés européennes… ni celle de l’Union en tant que telle. Aujourd’hui, la division est profonde : les enquêtes fiables indiquent qu’une majorité de 17 sociétés contre huit sont contraires à l’incorporation d’un pays n’appartenant pas au périmètre européen, de culture différente, qui pourrait finir par remporter un rôle principal compte tenu du mécanisme de répartition des votes au Conseil et au Parlement européens, comme le montre le projet constitutif commun. 

Posé d’une autre façon, le dilemme peut être insoluble (chose que beaucoup, en Europe et en Turquie, désirent : il ne faut pas leur faire plaisir). D’une part, les pro-européens les plus exigeants sont inquiets devant le risque de désintégration de leur projet. La Turquie dans l’UE mettrait fin, d’après Valéry Giscard d’Estaing, à l’idée de véritable intégration. Entre temps, les partisans de l’atlantisme plaident en faveur de l’incorporation : il est impensable, disent-ils, que les Turcs soient membres du pacte de l’Atlantique Nord, défendent leur flanc sud oriental et n’aient pas accès aux avantages de l’Europe unie. C’est là une approche favorable non seulement à la politique des États-Unis, mais encore à celle de l’administration Bush. Au-delà des visions superficielles, se cache un passé d’expansionnisme long de six siècles, des grands problèmes historiques, des frustrations, des espoirs… 

Aujourd’hui, la Turquie ne fait pas partie de l’Europe. Plus qu’un concept géographique, l’UE est un projet d’union politique, économique et surtout juridique. Mais on ne peut éviter que les frontières de l’Europe soient aussi déterminées par la géographie. A l’examen de l’ancien baccalauréat, on étudiait ainsi : l’Europe est limitée à l’Est par les monts Oural, au Sud par le Bosphore et la Méditerranée, et au nord par l’océan Arctique. La Turquie n’était pas considérée – pas plus qu’elle ne l’est aujourd’hui – comme un pays européen. Peut-être en raison de la force de sa composante islamique (officiellement, 98 % des Turcs vivent dans la foi musulmane) mais aussi d’autres contraintes puissantes. La Turquie possède une petite tête de pont en Europe, Constantinople et ses environs, à partir de laquelle, depuis 1453, les Turcs ont tenté un certain nombre d’incursions – non sans succès, il est vrai – dans le Saint Empire romain germanique (en théorie, l’héritier de l’Empire romain, qui survécut jusqu’à Napoléon en 1803). Lépante garde toujours un sens dans l’imaginaire européen. Une Europe dont les frontières s’étendraient jusqu’en Iran, en Syrie et en Iraq n’a aucun sens, argumentent les adversaires de l’intégration turque… L’Europe deviendrait ce que prétendent ses ennemis : un espace vague, culturellement indéfini, qui s’infiltre à travers l’Asie. Si l’on ouvre la porte à la Turquie, pourquoi pas au Maroc ? Pourquoi pas à la Mauritanie ? 

Les défenseurs de la Turquie avancent d’autres arguments. Si nous ne voulons pas que la Turquie se radicalise et s’écarte de plus en plus des démocraties occidentales, procédons à une pleine intégration. 

Un bon connaisseur du dossier turc, Antonio Sánchez Gijón, écrit dans POLÍTICA EXTERIOR (no 101, septembre/octobre 2004) : « D’aucuns en Europe supposent que la Turquie possède son propre horizon géopolitique, qui n’est pas le même que celui de l’Europe. Ou qui pensent que l’adhésion de la Turquie au sein de l’Union remet en question une part importante de son identité, celle de la Turquie ». Cette référence géographique et historique nous semble importante. 

La Turquie est un pays avec une forte composante historique, et une culture très complexe. Avant tout, ce n’est pas une société arabe. Mais elle n’est pas non plus européenne. Istanbul peut décemment être considérée comme européenne. Mais la Turquie n’est pas Istanbul. 

Les problèmes culturels, religieux, économiques, politiques…, le concept des droits de l’homme de part et d’autre des Dardanelles, la pression démographique, les coutumes enracinées des siècles durant au centre du pays, l’immense Anatolie… tout ceci pose de grandes interrogations quant à l’acceptation de la Turquie en tant que pays de plein droit à l’UE. Il est donc nécessaire d’éviter que la Turquie ne se décroche, ne s’échappe, et il convient de lui donner une preuve de la volonté sincère de l’UE d’étudier son cas, avec tout l’intérêt dont Bruxelles est capable : c’est à dire beaucoup. Sans s’engager à son dénouement. 

La Turquie s’étend sur 780 000 kilomètres carrés, soit plus d’une fois et demie l’Espagne. De cette superficie, 23 000 se trouvent dans l’Europe balkanique. Elle est délimitée par la Géorgie et l’Arménie, mais aussi, comme nous l’avons déjà dit, par la Syrie, l’Iraq et l’Iran, sans oublier la Grèce à l’Ouest. L’armée turque, par une étrange convention, seulement écrite en partie, maintient un rôle vigilant sur sept volets : intégrité territoriale (ce qui inclut le déterminant facteur kurde), recensement électoral, relations extérieures, affaires budgétaires, droits des citoyens et désignation de la présidence (et non pas du premier ministre). A cela s’ajoute un septième point, religieux, ici revêtu de la cape du ministère de la Justice. 

Il existe un problème latent, à savoir l’instabilité des partis, qui changent et changent encore : depuis les élections du 3 novembre 2002, le conservateur Parti de la mère patrie (ANAP) n’a plus aucune représentation parlementaire, pas plus que le Parti d’action nationaliste (MHP) ou le Parti démocratique du peuple (HADEP). Ni le Parti du bonheur ou le Parti démocrate (DTP). Seules deux grandes formations occupent des sièges à l’Assemblée : le Parti républicain du peuple (CHP), héritier du Parti de la Juste Voie, plus tard uni aux socio-démocrates, qui exerce l’opposition avec 180 sièges et 19 % du vote populaire ; et le parti majoritaire, modérément islamiste, AKP (Parti de la justice et du développement), avec 363 sièges et 34 % du vote populaire, dirigé par Erdogan, ancien maire d’Istanbul. Instabilité du système ? Il faudrait plutôt parler de volatilité de la classe dirigeante. L’électorat turc est raisonnablement stable, marqué par la prudence et le besoin de progrès, mais pas seulement matériel. 

L’électorat – et pas seulement le citoyen culte de la côte occidentale et méridionale, mais aussi celui du centre de l’Anatolie – attache une grande importance aux nouvelles lois anti-corruption, à la législation contre la torture, et aux progrès dans la liberté de la presse. 

Un cadre de négociation stable et inamovible 

La question de fond qui devrait figurer dans le premier paragraphe de toute analyse sur la Turquie d’ici à 2010 est que le gouvernement d’Ankara doit accorder avec l’UE un ensemble inamovible d’aides économiques et de progrès technologiques. Par inamovible, nous voulons dire que ce cadre de référence doit être stable tout au moins d’ici à une décennie. Dans la relation avec la Turquie, il y a eu des aides économiques, plus ou moins timides, plus ou moins partielles. Il s’agit là d’une chose très différente : les aides commerciales, financières, douanières, en matière d’investissement, de développement, doivent être accordées au moins pour 10 ans. Tout ceci pour que la Turquie puisse s’intégrer au sein de l’Europe économique, en attendant que l’on élucide si la Turquie est ou non intéressée, ou si l’UE est ou non intéressée par le fait d’avoir en son sein un membre qui est limitrophe avec l’Iran et l’Iraq. 

Il est urgent d’octroyer à la Turquie ce traité préférentiel, qui facilite la plus grande partie des aides communautaires, les investissements européens en terres turques, le renforcement du commerce, la réduction tout d’abord, puis ensuite la suppression, des nombreuses barrières douanières, sa considération comme un pays ayant un droit préférentiel à des dizaines de programmes clefs : d’Erasmus à Galileo en passant par Meda ou le transport militaire (Eurocopter ou l’A400M). 

Il semble évident que la Turquie ne se soulèvera pas contre l’Europe si elle reçoit une proposition sérieuse, fondée. Une proposition qui ne joue ni avec le destin de la Turquie ni avec celui de l’UE. L’Europe ouvrira sa négociation sans préjugés : pour analyser, en premier lieu, si la Turquie est ou non membre potentiel d’une Union intégrée. « Le Conseil nous a donné un mandat formel – a déclaré le 6 septembre le commissaire Günter Verheugen – et nous ne fuirons pas devant nos responsabilités ». Les 25 États membres doivent se prononcer le 17 décembre. Le processus de démocratisation à réaliser est plus que considérable. Le processus législatif n’est pas moindre : n’observons rien que ce qui s’est produit à propos de la législation sur l’adultère, les doutes et les rectifications d’Erdogan. Des rectifications non moindres que celles dont nous avons été témoins en politique extérieure (quasi rupture avec Israël, qui était fier d’avoir un allié musulman ; crise profonde avec les USA au moment culminant de l’invasion de l’Iraq, la Turquie refusant le passage des troupes américaines, etcétéra.). 

Mais tandis que l’on réfléchit aux grandes interrogations, il est nécessaire de souscrire, nous insistons, un grand accord économique, au moins sur quatre grands volets : commercial, d’autant plus ambitieux ; financier, investissements à long terme en Turquie ; technologies ; et démantèlement douanier progressif au moins dans cinq secteurs (grain horticulture produits carnés, textile, machine-outil, hydrocarbures, télécommunications). 

L’intégration de la société turque dans la société européenne pourra tarder. Par exemple, en matière de liberté de la presse. Le processus d’intégration n’est pas infaisable, ni indésirable, mais il prendra du temps. S’il y a quelque chose qui sépare les européens du peuple turc, c’est le niveau culturel. Dans la Turquie asiatique, les analphabètes dépassent 20 %, tandis que le niveau européen d’alphabétisme est pratiquement total – y compris les hongrois, baltiques, tchèques, polonais, slovènes. Les analphabètes fonctionnels peuvent atteindre en Turquie un pourcentage supérieur : rappelons que ce n’est qu’en 1997 que l’éducation élémentaire fut élevée de cinq à huit ans. En 1998, il y avait 1 220 institutions d’enseignement supérieur, qui comptaient sur seulement 1,5 millions d’élèves. 

Mais c’est surtout la pleine adoption des critères dits de Copenhague qui pourra retarder l’incorporation turque. Les trois grands volets (accepter la totalité de l’acquis juridique de l’UE, appliquer les normes de démocratisation et la réglementation économique de l’UE) obligent à réformer de nombreuses lois et habitudes établies dans la société turque, dans sa classe dirigeante et surtout dans sa classe dominante. Si les critères de Copenhague sont considérés tels qu’ils sont, et que l’on tient compte de la situation de la société au cours de l’automne 2004, le problème qui se pose ne se résoudra pas rapidement. 

Et cependant, la Turquie est un allié possible. Il est clair qu’il convient de compter sur le fait qu’Erdogan ne dirige le gouvernement que depuis décembre 2003. Son activité a été incessante : on dirait qu’il est premier ministre depuis 10 ans ou plus… Le gouvernement d’Erdogan a introduit des changements avec décision depuis son arrivée au pouvoir en 2002. Et on ne saurait calculer ce qu’un peuple est capable de changer en l’espace de deux générations. Nous autres espagnols, connaissons fort bien le sujet : modernisation économique, changements démocratiques, État de droit… Personne n’est parfait, même s’il y a des améliorations surprenantes. Nous insistons, rapides comme en Espagne, où il a fallu (et la transition n’est pas encore terminée) plus de 20 ans. 

Comme l’Espagne, la Turquie a été neutre pendant la Seconde Guerre mondiale, mais ce discernement au second tour ne se produisit pas au premier, puisqu’en 1914, elle entra du côté des empires centraux : ce fut le cataclysme final pour l’Empire ottoman – rappelons ce grand acteur américain, José Ferrer, dans « Lawrence d’Arabie »… 

Il y a en outre des racines différentes. L’Espagne est un peuple européen, qui a cru en l’Europe et a défendu l’idée de l’Europe pendant 300 ou 500 ans. Pendant la première moitié du XVIe siècle, le roi d’Espagne était l’empereur du Saint Empire. L’Espagne de Philippe V, de Ferdinand VI, de Charles III, avança en parallèle avec l’Europe des lumières. En l’absence de Ferdinand VII, les Cortes votèrent une constitution libérale en 1812. Les mouvements pendulaires entre réaction et ouverture (politique, mais aussi culturelle et économique) se sont poursuivis tout au long du XIXe. Mais finalement, en 1874, la monarchie fut restaurée avec le jeune roi Alphonse XII, et l’on implanta une constitution moderne, libérale, qui perdura 47 ans. Tout ceci ne s’est pas produit en Turquie. Avec tous les problèmes et affrontements que l’on veut, la société espagnole s’est créée sous la cape de son histoire événementielle, une véritable cape bourgeoise, non seulement en Catalogne et à Madrid, mais encore dans le Pays basque, à Valence, dans les Baléares, les Canaries, en Cantabrique et dans les Asturies, en Navarre… La naissance d’une classe travailleuse croissante depuis 1850 a ravivé les tensions qui, 100 ou 150 ans plus tard, serviront à développer une forte activité pro-européenne illustrée.