Nationalismes, particularismes régionaux : sont-ils compatibles avec l’unité du Maghreb ?

Les régions devraient être représentées par des partis locaux et jouir de plus d’autogouvernement.

Bernabé López, directeur de l’Atelier des Etudes Internationales Méditerranéennes (TEIM) à l’Université autonome de Madrid.

Dans son livre de mémoires Le Maroc et Hassan II, publié l’an dernier, Abdallah Laroui se montrait partisan, au nom d’un développement équilibré du Maroc, de repenser la conception dominante de l’unité nationale. Il prônait un gouvernement décentralisé : « J’espère donc voir naître des Parlements locaux, installés dans les grandes capitales régionales ; je voudrais voir les chefs des exécutifs locaux responsables devant ces Parlements en tout ce qui touche la vie quotidienne des habitants ». Une vision, c’est certain, en contradiction avec la conception jacobine de la politique qui a été la tradition non seulement dans son pays, mais dans tout le Maghreb. 

Il y a 10 ans, dans l’épilogue écrit pour l’édition espagnole de son Histoire du Maghreb, Laroui avançait déjà une certaine défense de la décentralisation et taxait ceux qui s’y opposaient, d’ennemis de la démocratie. « Je pense encore, lorsque je lis l’histoire maghrébine – disait-il en cette occasion – que le comportement démocratique ne deviendra pas quelque chose de naturel entre gouvernants et gouvernés tant que les premiers n’auront cessé d’avoir l’obsession de la désintégration nationale. Croire ou faire croire que l’Etat est toujours sur le point de se voir submergé par la houle débordante de la barbarie, est le meilleur moyen d’empêcher qu’une conscience civile responsable se développe chez la population ». 

Dans le Maghreb actuel, et non seulement au Maroc, une nouvelle dialectique d’émergence de la région se manifeste – ce que le professeur Ali Sedjari a qualifié de « revanche des territoires ». Cette dialectique n’est pas obligatoirement incompatible, ni avec le modèle de l’Etat-nation ni avec l’aspiration à une intégration régionale plus vaste comme l’Union du Maghreb arabe (UMA). Cependant, la classe politique maghrébine ne le perçoit pas ainsi. Preuve en est que lorsque l’entité régionale qu’est l’UMA se fonda en 1989, elle fut qualifié « d’arabe » sans que l’on ne s’aperçoive que, déjà à l’époque, les revendications berbéristes rendaient inapproprié ce qualificatif par manque de réalisme et inadéquation aux temps. 

Les régions ont été et sont des réalités objectives dans un Maghreb pluriel. Les particularismes cimentés sur la différenciation linguistique comme c’est le cas du Rif, du Sous, de la Kabylie ou parfois religieuse comme le Mzab, constituent une réalité historique qui vient de loin. En fait, les impératifs de la construction nationale, auxquels s’ajoute le poids de l’idéologie nationaliste arabe au moment des indépendances, en plein essor du nassérisme et du panarabisme, éclipsèrent et annulèrent ces spécificités qui ont finalement resurgi dans un contexte actuel bien différent. 

Le particularisme linguistique fut utilisé politiquement par la colonisation. Dans le cas du Maroc, le célèbre dahir de 1930 tenta d’opposer les deux communautés linguistiques, l’arabe et la berbère, sous prétexte de protéger leurs différentes traditions juridiques. La réaction du nationalisme politique urbain fut si forte qu’elle mit fin à la manœuvre, bien qu’elle marqua pour longtemps l’avenir des revendications berbéristes. Aussi bien au Maroc dès les années trente, qu’en Algérie après l’indépendance, le berbérisme fut perçu comme un instrument utilisé par la France pour affaiblir le mouvement nationaliste de ses ex-colonies. 

La question du Rif, dans l’histoire du Maroc, mérite un chapitre à part. Héroïne de la grande résistance armée contre la colonisation, sa lutte est devenue le modèle des combats nationalistes du XXè siècle. Son leader, Abdelkrim el Khattabi, a été une référence internationale des guérillas en Chine, au Vietnam ou en Amérique latine, et au Maghreb il jouit d’une auréole toujours en vigueur. El Khattabi, devenu depuis son exil au Caire à la fin des années quarante jusqu’à sa mort en 1963, le paladin de l’unité maghrébine, est regardé avec méfiance par le pouvoir central marocain. En partie à cause des velléités républicaines qui l’amenèrent à proclamer la République Rifaine dans les années vingt, et d’autre part car sa figure continuait à être un symbole régionaliste très fort dans un zone qui fut incorporée avec de sérieuses difficultés au nouvel Etat surgi après l’indépendance du Maroc. 

Le mouvement identitaire en Kabylie est aussi un cas particulier. Culturel dans un premier temps, au début du XXè siècle, ce mouvement prendra des teintes politiques à partir des années trente au sein des associations et partis nationalistes, où le courant « kabyliste » s’affirmera souvent contre le courant « arabiste ». Tant et si bien que dans le Parti du Peuple Algérien (PPA), Amar Imache rivalisait avec Messali Hadj, ainsi que le feront plus tard les Abane, Amrouche, Krim Belkacem ou Aït Ahmed au sein du Front de libération nationalArmée de libération nationale (FLN-ALM) avec les Ben Bella, Boussouf, Boumédiane et autres chefs arabes. Après l’indépendance, une fois son influence perdue, ce courant resurgit en tant que mouvement culturel identitaire au moment du « printemps berbère » de 1980. 

Les particularismes culturels, linguistiques, religieux ou politiques dans les pays du Maghreb ont une mauvaise réputation. C’est une conséquence du poids de l’idéologie unitariste dominante, diffusée par un parti unique comme en Algérie ou en Tunisie, ou comme au Maroc par un mouvement nationaliste morcelé en plusieurs partis différenciés qui s’abreuvent tous à la même source, le nationalisme arabe dans ses acceptions conservatrice ou progressiste. 

Quand les fissures ou la rupture de l’idéologie unitaire se produisent, comme ce fut le cas en Algérie à partir de 1988, la situation commence à changer. Le Mouvement culturel berbère tente à partir de juin 1989 de canaliser les initiatives de la société civile et coordonne les actions des nombreuses associations qui sont en train de se créer. Sur le plan politique aussi, une importante mutation se constate. Même si les partis politiques berbèristes à proprement parler ne sont pas créés comme le signale Salem Chaker, les partis à « ancrage sociologique berbère » seront légalisés au sein du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) et du Front des forces socialistes (FFS). Ce dernier agissait depuis des années dans la clandestinité, sous la direction d’un des personnages historiques de la révolution algérienne, Aït Ahmed, marginalisé dès les premiers temps de l’indépendance. Les résultats électoraux de ces partis dans les années quatre-vingt-dix et au début du XXIè siècle témoignent de leur exclusive implantation – bien que forte – dans la région de la Kabylie, raison pour laquelle ils ont été assimilés de fait à des partis régionalistes. 

Le cas du Maroc 

Au Maroc par contre, le mouvement culturel et associatif berbère, réprimé pendant longtemps, ne commencera à s’affirmer qu’à la fin des années quatre-vingt-dix, bien qu’il manquera d’une expression politique comme dans le cas algérien que nous venons de citer. Le Mouvement Populaire, créé en 1957, avec l’appui officiel et le soutien social en milieu rural marocain, berbère pour la plupart, fut un parti conçu pour contrecarrer l’influence de l’Istiqlal, fort dans le milieu urbain marocain. Sa revendication de « l’authenticité » marocaine passait naturellement par l’instrumentalisation de la langue et de la culture berbères. S’agissant d’un parti ancré essentiellement en milieu rural, il n’a jamais eu d’enracinement particulier dans une région concrète. Cela dit, le fils de son fondateur, Ouzzine Aherdane, a toujours défendu et divulgué la culture amazighe dans divers journaux et revues, parfois interdits par les autorités. 

Lorsque s’amorce le processus de régionalisation, materialiasé par la loi de 1997, ce ne sera pas grâce à une demande sociale identitaire de quelque région concrète. Ce sont des raisons politiques issues de l’évolution du dossier du Sahara Occidental qui amèneront Hassan II et son homme de confiance, Driss Basri, à proposer une timide décentralisation de certaines régions auxquelles on voulait octroyer une personnalité juridique à compétences limitées. L’énorme méfiance politique envers l’émergence de pouvoirs locaux forts qui réduisent l’influence du Makhzen, le pouvoir central, empêchera l’apparition de partis régionaux. La première preuve de cette méfiance se mit en évidence lorsqu’un groupe de personnalités du Nord, encouragé par Ibn Azzouz Hakim, voulu créer le Parti de la réforme et de l’unité, profitant du débat de la loi sur la régionalisation. Bien qu’on masqua l’apparence de parti régionaliste, le soupçon de son attachement aux intérêts de certains secteurs du nord du pays fut à l’origine de l’interdiction de sa constitution en novembre 1996. 

Lors des négociations secrètes qui eurent lieu entre le Front Polisario et les autorités marocaines en 1996, le débat tourna autour des différences entre régionalisme, autonomie et décentralisation et au sujet des limites qu’établirait le Maroc pour accorder au Sahara un certain autogouvernement qui reconnaisse son identité et ses particularismes. Il est évident qu’en attendant la reconnaissance de ceux-ci, il faudra admettre parallèlement le droit à son expression politique à travers des partis régionalistes ou autonomiques. 

La loi des partis politiques qui fut débattue et approuvée en 2006 aurait pu constituer une occasion en or pour ouvrir la porte aux partis régionalistes et préparer ainsi une issue à la question du Sahara. On a sciemment raté cette occasion. 

La Loi 36-04 sur les partis politiques, promue dans le dahir 1-06-18 du 14 février 2006 (Journal Officiel no 5400 du 2 mars 2006), interdit expressément dans son article 4 « toute constitution de parti politique fondé sur une base religieuse, linguistique, ethnique ou régionale ». 

Pour empêcher l’émergence d’un parti trop lié à une région concrète du pays, l’article 8.3 impose que lors de sa légalisation, les 300 membres fondateurs, minimum requis, « doivent être répartis en fonction de leur résidence effective dans au moins la moitié des régions du Royaume, sans que leur nombre par région ne soit inférieur à 5 % du minimum de membres fondateurs requis par la loi ». Cette condition, si alambiquée qu’elle est, est aussi exigée par l’article 13 pour les 500 congressistes indispensables pour le congrès constitutif. 

Au Maghreb quelque chose est difficile à comprendre : on ne peut parler d’octroyer l’autogouvernement à une région sans qu’il soit licite que ses habitants militent pour leur bien-être, leur développement et identité, et qu’ils s’associent politiquement pour les obtenir. Si la Constitution marocaine reconnaît la région en tant que collectivité locale (art. 100) et celle-ci comme un des cadres de l’action politique des citoyens (art. 3), interdire les groupements citoyens surgis au sein de cette collectivité devrait être inconstitutionnel. D’autant plus que dans son préambule, la Loi 36.04 invoque l’ouverture du Maroc à l’expérience des pays démocratiques dans le domaine de l’organisation du système de partis. Une interdiction aussi précise des partis régionaux est non seulement contraire à cette ouverture et à ces expériences mais aussi un obstacle profond au développement des potentialités que comporte la décentralisation politique pour le bien-être global du pays. La crainte, une fois de plus, de la « désintégration nationale », n’est rien d’autre que, en reprenant Laroui, un alibi pour retarder la démocratisation réelle du pays, tout en fermant la porte à la résolution du problème le plus pressant, la question du Sahara Occidental.