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Co-édition avec Estudios de Política Exterior
Les infrastructures au Maghreb : rattraper le temps perdu
Ridha Kéfi, journaliste en Tunisie.
Avec une population estimée à 81 millions d’âmes, le Maghreb regroupe près du dixième de la population africaine (832 millions). Cette vaste région, qui s’étend sur six millions de km2, le cinquième de la superficie du continent (30 millions), est constituée des cinq pays de l’Union du Maghreb arabe (UMA), qui sont, d’Ouest en Est, la Mauritanie (2,9 millions d’habitants), le Maroc (30,6 millions), l’Algérie (32 millions), la Tunisie (9,9 millions) et la Libye (5,6 millions). A cet ensemble régional, on pourrait ajouter l’Egypte (72 millions d’âmes), qui se trouve dans sa continuité géopolitique.
Zone tampon entre l’Europe, l’Afrique subsaharienne et le Proche-Orient, le Maghreb représente un enjeu pour les stratégies régionales de l’Union européenne (UE), dont il constitue la frontière méridionale, et des Etats-Unis, qui cherchent à l’intégrer à leur « Grand Moyen-Orient »: vaste ensemble de culture islamique s’étendant de la Mauritanie, à l’Ouest, au Pakistan, à l’Est.
UMA : difficultés de la construction régionale
L’histoire du Maghreb remonte à 5 000 ans. Elle commence avec les Nubiens, dans la vallée du Nil, et des Berbères, au nord du Sahara, et se poursuit avec la création de l’empire carthaginois, la romanisation, l’arabisation, l’islamisation, la domination ottomane, la colonisation européenne, les luttes de libération nationale, la décolonisation, la naissance des Etats-nations et, corollairement, la montée des mouvements islamistes fondamentalistes comme une réponse à l’échec des élites ayant pris la direction de ces Etats-nations au lendemain des indépendances.
Ces élites pro-occidentales, souvent militarisées et adeptes d’une modernité de façade – nationaliste, libérale ou socialisante – ont échoué à construire des Etats démocratiques. Pour se maintenir au pouvoir, elles se sont souvent appuyées sur l’armée et la police. Dans le domaine économique, leurs réalisations sont tout aussi mitigées.
Dotés de ressources très inégales – la Libye, l’un des moins peuplés, est aussi le mieux nanti en pétrole et gaz –, les pays de la région ont des niveaux de développement tout aussi inégaux. Alors que le revenu annuel de l’ensemble s’élève à plus de 55 milliards de dollars, les revenus nationaux par habitant y varient de un à huit, passant de 3 512 dollars en Libye à 430 en Mauritanie, contre 1 320 au Maroc, 1 920 en Algérie et 2 240 en Tunisie, le pays le plus stable et le mieux géré.
Les pays du Maghreb, qui souffrent des mêmes maux (autoritarisme, non respect des droits humains, inégalités sociales…), invoquent souvent leur stabilité relative comme un avantage comparatif pour attirer des investissements étrangers et nouer de fructueuses relations commerciales avec l’extérieur. Si bien que la région est perçue, malgré ses carences chroniques, comme une zone riche en promesses que se disputent l’UE et les USA.
L’intérêt de ces deux puissances à son égard apparaît notamment à travers :
– la signature d’un accord d’association entre Bruxelles d’une part, et Tunis, Rabat et Alger d’autre part, en vue de créer une zone de libre échange euro-maghrébine – et, au-delà, euroméditerranéenne – à l’orée de 2010 ;
– la création d’une zone de libre échange entre les USA et le Maroc d’une part, et, bientôt, entre les USA et la Tunisie, les négociations entre les deux pays étant très avancées ;
Outre l’immobilisme politique, la crise économique et le malaise social, dont se nourrissent les mouvements fondamentalistes religieux, les pays maghrébins sont confrontés aux questions de la lutte contre les groupes terroristes et les réseaux de l’émigration clandestine, ainsi qu’aux répercussions négatives du conflit du Sahara occidental – opposant le Maroc d’un côté et le Front Polisario et l’Algérie de l’autre.
L’UMA a été inaugurée le 17 février 1989 à Marrakech comme une union des cinq Etats maghrébins déjà cités, auxquels pourrait s’ajouter bientôt l’Egypte, qui a posé sa candidature en 1995. Cet ensemble régional a nourri toutes les espérances avant de se trouver handicapé par le conflit autour du Sahara occidental. La crise qu’il traverse depuis plus de 10 ans se traduit notamment par la difficulté de réunir sa plus haute instance, le sommet des chefs d’Etats. Le dernier sommet en date remonte à 1994, année de la fermeture des frontières terrestres entre le Maroc et l’Algérie, à la suite de l’attentat contre un hôtel de Marrakech que Rabat attribue à des terroristes infiltrés par la frontière algérienne.
Si l’UMA donne l’impression d’exister quand il s’agit d’intérêts immédiats ou que des commissions se réunissent pour débattre de projets communs en matières de santé publique, hydraulique, télécommunications ou lutte contre les criquets pèlerins, l’intégration économique régionale tarde à se réaliser. A cause, notamment, de la faible dotation des pays de la région en infrastructures structurantes – énergétiques ou de transports routier, aérien et ferroviaire –, qui pèsent sur les coûts des échanges.
Cette faiblesse des infrastructures se répercute négativement sur les échanges interrégionaux, qui représentent moins de 3 % du commerce international de la zone, ainsi que sur la qualité – et le niveau – du partenariat avec l’UE, qui aurait enregistré de meilleurs résultats avec un ensemble maghrébin mieux équipé et économiquement plus intégré.
Energie : consolidation des infrastructures transversales
L’intégration régionale signifie concrètement la facilitation des échanges entre les partenaires, non seulement par un abaissement des tarifs douaniers et une certaine convergence réglementaire, mais aussi par la mise en place d’infrastructures transversales, notamment dans les domaines du transport, des communications et de l’énergie.
Dans ce dernier domaine, par exemple, les pays du Maghreb, malgré leurs importantes ressources d’hydrocarbures, présentent des systèmes de transport et de distribution ainsi que des interconnexions énergétiques assez limitées. Les projets énergétiques y avancent aussi très lentement et, surtout, en dents de scie.
A preuve: malgré le succès des deux gazoducs acheminant le gaz algérien vers l’Espagne et l’Italie à travers les territoires marocain et tunisien, les nouveaux projets de gazoducs sousmarins au départ de l’Algérie vers la Sardaigne, en Italie (Galsi), et l’Espagne (MedGaz), sont une preuve du refus de coopération transfrontalière, puisqu’ils permettraient désormais à l’Algérie de ne plus dépendre de ses voisins pour exporter son gaz vers l’Europe.
Le partenariat euromaghrébin dans le domaine de l’énergie électrique semble offrir de meilleures opportunités. Ainsi, en 2005, une convention de financement a été signée entre l’UE et les trois pays du Maghreb central en vue de financer, à hauteur de 6,2 millions d’euros, des études d’intégration du marché maghrébin de l’électricité au marché de l’électricité de l’Europe. Lancé au lendemain de l’accord signé par l’Algérie, le Maroc, la Tunisie et la Commission européenne, en décembre 2003, ce projet devrait être réalisé au cours des quatre prochaines années.
Ainsi, lorsque le marché européen de l’électricité sera entièrement libéraliséen2010, les pays du Maghreb auront aussi avancé dans la modernisation de leurs infrastructures et l’ouverture de leurs marchés, de sorte que l’intégration de ces pays et de l’Europe à travers des connexions électriques sous-marines permettra des flux constants d’offre et de demande. Les maghrébins pourront ainsi vendre de l’électricité aux européens, alors que ces derniers auront la possibilité d’entrer sur les marchés maghrébins de l’électricité, qui offre un grand potentiel de croissance.
De nombreux projets d’interconnexions électriques sous-marines sont déjà en cours de réalisation, notamment entre l’Algérie d’un côté et l’Espagne (d’une capacité de 2000 MW ) et l’Italie (1000 MW ) de l’autre, mais aussi entre les pays maghrébins (LibyeTunisie et Tunisie-Algérie), et entre pays européens et pays maghrébins (Maroc-Espagne via Gibraltar). Cette dernière liaison est déjà fonctionnelle depuis plusieurs années.
Des projets de création de centrales électriques sont aussi prévus dans ces mêmes pays, qui intéressent les investisseurs étrangers, notamment la compagnie espagnole Endesa, l’italienne Enel, la française EDF, l’américaine AES et la canadienne SNC Lavalin.
Pour l’Europe, qui cherche à avoir avec le Maghreb une complémentarité dynamique, la coopération énergétique est un élément essentiel de l’intégration régionale, d’autant que la proximité du Maghreb est déterminante pour sécuriser ses approvisionnements en hydrocarbures.
L’UE importe déjà près de 15 % de son pétrole du Maghreb plus l’Egypte (Libye 9 %, Algérie 4 % et Egypte 0,5 %). Mais c’est le marché du gaz qui a le plus à gagner du processus de régionalisation : il s’agit de développer les infrastructures de transport vers l’Europe. De fait, on assiste actuellement à la réalisation de certaines interconnections. Le projet de gazoduc Egypte-Libye va dans ce sens, il peut venir compléter un autre projet : celui du gazoduc sousmarin entre la Libye et la Sicile, ainsi que celui qui relie la Libye à la Tunisie.
L’UE a d’autant plus d’intérêt à soutenir le développement régional maghrébin en matières d’infrastructures pétrogazières (pipelines, raffineries…) ou de moyens de production et d’exportation d’hydrocarbures que cette région pourrait aussi devenir un débouché pour les hydrocarbures du golfe de Guinée, grâce au pipeline transsaharien.
Mais l’Europe a beau être, aujourd’hui, le principal moteur du processus de régionalisation par la promotion du processus Euromed. Dans le domaine énergétique, elle doit faire face à la concurrence des USA. Surtout en Libye et en Algérie, deux pays en pleine libéralisation, qui semblent vouloir se tourner outre Atlantique, les contrats pétroliers libyens accordés aux compagnies américaines, ou bien les projets de libéralisation du marché algérien en faveur des américains sont révélateurs de cette tendance.
La concurrence entre l’UE et USA sur la région est renforcée par le GNL (gaz naturel liquéfié). Grâce à cette technologie, le gaz peut approvisionner le marché nord-américain. Dans cette optique, l’Algérie a augmenté sa flotte de méthanier, en attendant de pouvoir concrétiser les contrats d’approvisionnements passés avec les USA.
Deux serpents de mer : l’autoroute trans-maghrébine et le TGV maghrébin
Autre vecteur important de l’intégration régionale, les infrastructures routières maghrébines demeurent, elles aussi, insuffisantes. Outre les lacunes des réseaux routiers nationaux, la réalisation de l’autoroute trans-maghrébine devant relier la Libye à la Mauritanie, via la Tunisie, l’Algérie et le Maroc, un projet vieux de quarante ans, connaît un certain retard dans pratiquement tous ses segments.
La partie algérienne, longue 1 216 kilomètres, n’a été réalisée qu’au tiers. Elle a déjà coûté 1,5 milliard de dollars, sur un coût total estimé à six milliards de dollars. Tous les tronçons de l’ouvrage devraient être achevés vers 200910. C’est la même date avancée par les autorités tunisiennes pour le parachèvement de leur propre partie, dont deux tronçons restent à réaliser: 300 kilomètres jusqu’à la frontière algérienne et 130 kilomètres en direction de celle de la Libye.
Côté marocain, tous les tronçons, dont le financement est assuré à hauteur de 28 % par l’UE, devraient être achevés, sauf imprévus, fin 2007.
Un autre axe routier régional, l’autoroute trans-saharienne, qui reliera, sur près de 4 800 kilomètres, la Tunisie au Nigeria, via l’Algérie et le Niger, est lui aussi inachevé. Plusieurs de ses tronçons restent à construire ou à asphalter. D’autres, dont les études ont été achevées, sont en attente de financement.
Une troisième liaison autoroutière régionale devrait relier, sur 4 560 kilomètres, Nouakchott, en Mauritanie, à Lagos, au Nigeria, le long du littoral ouest-africain, en traversant une dizaine de pays. Coût estimé du projet: 10 milliards de dollars. Le début des travaux est prévu en 2010. A terme, cette « transcôtière » pourrait être reliée à l’autoroute Nuakchott-CasablancaTanger, puis à l’autoroute trans-maghrébine, de Tanger à Tunis, via Alger, avec prolongation possible vers Tripoli et même Le Caire.
Une fois menés à terme, ces projets devraient ouvrir les portes de l’Afrique aux transporteurs européens, avec les perspectives de développement des échanges commerciaux euro-africains, afro-maghrébins, mais aussi intermaghrébins et interafricains.
Il y a un autre projet ambitieux, mais qui n’avance pas, lui aussi, au rythme souhaité: la voie ferrée transmaghrébine à grande vitesse (ou TGV maghrébin). Il est cependant prématuré d’en parler. Et pour cause : le réseau ferroviaire maghrébin, long de près de 12 000 kilomètres, est vétuste et a besoin d’être amélioré. Les lignes existantes dans chacun des pays doivent aussi être harmonisées. Des actions sont menées actuellement pour renouveler les voies existantes, pour la plupart héritées de la période coloniale, et harmoniser les signalisations. Des liaisons ferroviaires quotidiennes ont aussi été inaugurées depuis juillet 2003 entre la Tunisie et l’Algérie, mais le trafic ferroviaire intermaghrébin est encore loin de répondre aux attentes des populations et des acteurs économiques de la région.
Les décideurs des trois pays expliquent les retards de réalisation de tous ces projets ambitieux par la difficulté de trouver des financements auprès des bailleurs de fonds internationaux. On sait, cependant, que les considérations politiques jouent, elles aussi, un rôle déterminant dans le ralentissement des travaux. La fermeture des frontières entre l’Algérie et le Maroc, déjà évoquée, mais aussi les soucis sécuritaires, notamment les impératifs de la lutte contre le terrorisme et l’émigration clandestine, sans parler de la bureaucratie et de la corruption, maux endémiques dont souffrent les économies de ces pays, constituent souvent des handicaps supplémentaires. Cela aussi doit être souligné pour expliquer le fait que les richesses du maghrébin, notamment en hydrocarbures, contrastent aujourd’hui fortement avec la faiblesse de ses infrastructures et de ses économies, peu diversifiées, très dépendantes de l’extérieur et, surtout, régionalement peu intégrées.