Le Maroc et l’Algérie face aux protestations

Rabat et Alger tentent de contrôler les révoltes par la mise en place des réformes progressives permettant la survie du régime.

Miguel Hernando de Larramendi et Laurence Thieux

La chute des présidents Zine el Abidine Ben Ali en Tunisie et Hosni Moubarak en Égypte a alimenté une vague de protestations antiautoritaires dans toute la région qui, six mois après l’immolation du jeune vendeur ambulant tunisien Mohammed Bouazizi, ne semblent pas s’être arrêtées malgré les déversements de sang. Bien que la portée et l’évolution des demandes soient différentes selon les contraintes internes de chaque pays et les ressources dont disposent les régimes pour tenter de les désactiver, les protestations partagent la conviction que la source des problèmes dans les sociétés arabes n’est pas à l’extérieur, ni dans les conspirations de pays tiers, sinon dans le maintien de régimes autoritaires qui, depuis des dizaines d’années, gouvernent les destinées des sociétés arabes et empêchent leur développement.

Les régimes arabes doivent faire face à plusieurs dilemmes communs : comment rester au pouvoir et quels types de concessions réaliser pour éviter que les mouvements de protestation se transforment en révolutions, comme celles qui ont renversé les présidents de l’Égypte et de la Tunisie ? Même si l’actualité médiatique est dominée par les événements en Libye, Syrie et au Yémen, le recours à la répression en tant que principale voie pour faire taire les protestations n’est pas la seule réponse aux besoins de dignité, de démocratisation et d’opportunités exigés par les sociétés arabes. La teneur et la portée des revendications ou leur capacité à se traduire par des mouvements organisés ne sont pas non plus les mêmes dans tous les pays.

Au Maroc, de même qu’en Jordanie, les manifestants réclament aujourd’hui une justice sociale et des réformes politiques, mais ils n’exigent pas la fin du système monarchique. En Algérie, les demandes s’acheminent également vers la démocratisation du régime, mais elles n’ont atteint aucune masse critique et ne sont pas parvenues à ce que les revendications sociales et économiques, qui existent depuis des années se traduisent par un mouvement réellement politique.

La réponse de Mohammed VI

La réponse du gouvernement marocain a évolué depuis la réclamation, par un groupe de jeunes qui avait appelé sur Internet les gens à se mobiliser le 20 février 2011, non pas pour une remise en doute du maintien de l’institution monarchique, mais en vue de sa transformation en monarchie parlementaire. La réaction initiale fut d’essayer de neutraliser la manifestation en utilisant le vieil argument de « l’exceptionalité marocaine », tout en affirmant que les réformes dans ce pays étaient en marche depuis au moins une dizaine d’années. La consigne officielle était de tenter de jeter le discrédit sur le Mouvement 20-F en utilisant plusieurs arguments. Peu de jours avant l’appel, les dirigeants des principaux partis politiques ont été convoqués par le ministre de l’Intérieur, Taieb Cherkaoui, pour les associer à la campagne de discrédit également sur les réseaux sociaux. Parallèlement, le gouvernement marocain, qui a d’abord tenté d’éviter une violente répression, annonçait une série de mesures socioéconomiques destinées à empêcher la détérioration du pouvoir d’achat : augmentation de 1,33 milliards d’euros des fonds de la caisse de compensation avec lesquels sont subventionnés les produits de première nécessité, le gaz et l’essence, embauche de 2 000 diplômés au chômage et généralisation de la couverture sanitaire, entre autres. La décision des directions des principaux partis politiques de ne pas participer aux mobilisations a suscité des tensions internes dans des formations comme l’Union socialiste des forces populaires (USFP) et le Parti pour la justice et le développement (PJD), dont l’un des dirigeants, Mustapha Ramid, a présenté sa démission en signe de désaccord.

La participation aux manifestations – les plus importantes organisées dans le pays depuis l’accession au trône de Mohammed VI, sans compter celles de solidarité avec l’Irak et la Palestine –, leur survenue dans 53 villes de l’ensemble du pays, le nombre croissant de soutiens reçus par le mouvement et sa vocation de continuité, avec un calendrier programmé, ont conduit le Makhzen à modifier sa stratégie initiale, en cherchant à récupérer le contrôle et les tempos d’un processus de réformes top-down. Ce changement de stratégie semblait refléter la prise de conscience que les concessions d’ordre socioéconomique n’étaient pas suffisantes pour désactiver des protestations qui avaient acquis une dimension clairement politique, et avaient placé la question du statut de la monarchie et la façon de gouverner au centre des débats. Les concessions réalisées dès cet instant ont été présentées comme des anticipations à la mise en place d’un agenda réformiste de longue date, envisagé avant le début des mobilisations, afin d’éviter qu’elles ne soient perçues comme le fruit de la pression populaire.

C’est ainsi que fut créé le Conseil économique et social, déjà prévu dans la Constitution de 1992, mais créé seulement un jour après les manifestations du 20 février, ou encore que le Conseil consultatif des droits de l’homme fut transformé en Conseil national des droits de l’homme (CNDH), en théorie plus indépendant du Palais. Dans ce même domaine, il convient de situer également la création, annoncée par Mohammed VI, 11 jours avant la seconde grande journée de mobilisations (20 mars), d’une Commission consultative pour la réforme de la Constitution, chargée de préparer une proposition de réforme liée au projet de régionalisation avancée. La décision de gracier 148 prisonniers politiques et de réduire la peine de 42 autres, connue à la mi-avril, a été présentée comme une réponse à un rapport du CNDH, de récente création.

Même si elle se justifie par la constitutionnalisation du projet de régionalisation avancée, lié aux tentatives marocaines de faire reconnaître par la communauté internationale une solution autonomique pour le conflit du Sahara Occidental, la portée de la réforme constitutionnelle annoncée va bien au-delà, et doit aborder des questions liées au partage du pouvoir (élargissement des compétences du premier ministre et restriction de celles du roi). L’organe chargé d’élaborer la proposition de réforme n’est pas le Parlement ni une Assemblée constituante, mais, une fois de plus, une commission consultative directement désignée par le roi et composée de 18 personnalités issues de différents secteurs et sensibilités (représentants de syndicats, partis politiques, société civile, organisations des droits de l’Homme, activistes et technocrates). Sa proposition doit être prête en juin et servir de base à un nouveau texte constitutionnel qui devra être soumis à un référendum en juillet, suivi d’élections législatives anticipés en octobre 2011. La commission a reçu des mémorandums élaborés par la plupart des partis politiques et organisations et s’est réunie avec des acteurs individuels, y compris certains membres du 20-F. Toutefois, le plus gros de ce mouvement, secondé par plusieurs organisations des droits de l’Homme et une formation minoritaire, a choisi de boycotter les travaux de l’institution car ils considèrent qu’elle supplante un véritable pouvoir constituant et ne répond que partiellement aux demandes. La permanence des mobilisations dans les rues est considérée comme la meilleure façon de garantir que les réformes exigées soient mises en œuvre.

Sans aucun doute, la principale réussite du Mouvement 20-F, qui est passé de recevoir le soutien de 20 organisations en février à 95 à la mi-avril, a été de servir de révulsif à une scène politique endormie, et d’ouvrir un débat, jusqu’à il y a peu inimaginable, sur les prérogatives du roi et les formes de gouvernance dans le pays. Par son action, il a mis en évidence les partis politiques ayant une représentation parlementaire qui, depuis le début de « l’alternance octroyée » promue par Hassan II, avaient limité la portée de leurs demandes et n’avaient pas été capables d’obtenir du roi un processus significatif de réforme politique. Ce nouveau contexte a accentué les fractures internes et générationnelles chez certains partis politiques (PJD, USFP…) et a introduit le mouvement islamiste Al Adl Wal Ishane dans le jeu politique, en tant que partie de la plate-forme inter idéologique qui réclame le changement. Il a également remis en question le projet proposé par Mohammed VI pour revitaliser la vie politique aujourd’hui discréditée et neutraliser les mouvements islamistes, qui s’est matérialisé par la création du Parti authenticité et modernisation (PAM) dirigé par Fouad el Himma, l’un de ses amis les plus intimes. Celui-ci a fait l’objet de dures critiques pendant les mobilisations, de même que d’autres membres de l’entourage du monarque comme Mounir Majidi. Finalement, El Himma s’est vu obligé à annoncer sa démission.

D’autre part, les protestations ont stimulé le débat et la participation citoyenne et ont mis un terme au tabou qui pesait jusque récemment sur certains questions, aujourd’hui débattues ouvertement non seulement dans la rue, mais encore à la télévision publique. Internet a permis la création et la consolidation de nouveaux médias virtuels animés dans bien des cas par des journalistes qui avaient eu des heurts avec le régime : www.lakome.com, www.goud.ma o www.demainonline.com. Le Net a également favorisé l’apparition d’espaces alternatifs de participation politique, comme le site www.reforme.ma, une plate-forme sur laquelle les internautes peuvent commenter et apporter des propositions sur chacun des articles de la Constitution, y compris l’article 19, très polémique, qui reprend les prérogatives du souverain en tant qu’Amr al Mumin (Commandeur des croyants). Le prochain test consiste à voir si les réformes annoncées finiront par impliquer une réduction effective des pouvoirs du roi ou si, au contraire, le processus se limitera à une réforme cosmétique à travers laquelle le monarque maintiendra son contrôle sur le système. L’attentat du 28 avril qui a tué 17 personnes à Marrakech réintroduit la question du terrorisme, qui peut à nouveau être utilisée comme alibi contre le changement par les secteurs les moins partisans de la réforme, comme ce fut le cas après les attentats du mois de mai 2003 à Casablanca. L’arrestation du journaliste Rachid Niny après sa dénonciation des abus commis dans la lutte contre le terrorisme ou la répression de la manifestation convoquée par le Mouvement 20-F devant le centre de détention illégal de Temara le 15 mai, montrent les tentatives de certains secteurs du régime de maintenir le statu quo précédent.

Algérie, ‘une révolution retenue’

En Algérie, comme au Maroc, les protestations sociales obligent le régime à annoncer des réformes et à adopter un certain nombre de mesures destinées à freiner un mouvement susceptible de menacer la continuité du système. La jeunesse algérienne souffre, tout comme en Tunisie et en Égypte, de désespoir et de frustration : elle se sent exclue du monde du travail, et en marge des espaces politiques et associatifs.

Les facteurs économiques et sociaux qui expliquent ce malaise permanent sont nombreux. Parmi eux, il convient de souligner le chômage excessif des jeunes (qui touche un jeune sur cinq en Algérie), l’augmentation des prix des produits de première nécessité, l’absence de mécanismes égalitaires et justes de redistribution d’un revenu abondant en provenance du secteur des hydrocarbures, la déprédation systématique des clans proches du pouvoir et leur enrichissement ostentatoire face aux niveaux de pauvreté endémiques. Tout ceci a fini par mettre un terme aux derniers semblants de légitimité d’un système au sein duquel les scandales de corruption se sont multipliés.

Quoi qu’il en soit, malgré ce malaise économique, social et politique, de puissants inhibiteurs empêchent l’apparition d’un mouvement de contestation politique plus vaste et massif capable de menacer le régime. La société algérienne s’est retrouvée déstructurée et fragmentée après la dure guerre civile qu’elle a connue dans les années quatre-vingt-dix et qui a causé quelque 200 000 morts et des milliers de disparus. Les séquelles psychologiques et sociales de ce conflit sont profondes. La crainte de devoir vivre de nouveaux processus de violence est un élément qui freine de nombreux secteurs de la société face à la perspective d’un affrontement direct avec l’armée.

La recomposition de cette société civile décimée, qui s’est produite dès les années 2000 dans un contexte répressif, a été lente. Son enracinement populaire, au-delà des principaux noyaux urbains du nord du pays, est pratiquement inexistant. Sa fragmentation a été encouragée par le régime lui-même, qui a su exploiter les divisions par l’application de stratégies allant de la cooptation à la répression, afin de fragiliser les structures sociales et de neutraliser l’apparition de tout mouvement d’opposition réelle au système.

En l’absence de partis politiques d’opposition crédibles, à la suite du pluralisme de façade instauré par le régime, la faiblesse de la société civile empêche l’apparition de structures organisées, capables d’orienter et de diriger un mouvement de contestation politique. Les différentes tentatives d’organiser des manifestations dans les grandes villes à partir du mois de février 2011 déployées par la Coordination nationale pour le changement et la démocratie, une plate-forme qui regroupe différents partis et syndicats, ont échoué en raison de leur incapacité à obtenir une participation significative (la première manifestation convoquée à Alger le 12 février n’est parvenue à rassembler que 3 000 personnes face à un déploiement de quelque 30 000 policiers). De fait, cette plate-forme s’est scindée quelques semaines après sa création en raison des fortes divergences idéologiques existant en son sein : l’organisation regroupait plusieurs des vieilles figures du système, depuis Sid Ahmed Ghozali (qui fut premier ministre pendant les derniers mois de la présidence de Chadli Bendjedid) à Saïd Saadi du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), un parti qui avait soutenu le putsch des généraux qui mit fin à l’expérience de démocratisation en janvier 1992, ainsi que la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH) de Mustapha Bouchachi, sans compter plusieurs syndicats autonomes.

Dans les cas de la Tunisie et de l’Égypte, les requêtes sociales et économiques sont parvenues à dépasser les intérêts particuliers et à converger toutes vers le même point : l’objectif clair et précis de renverser les vieilles gérontocraties et les clans respectifs qui s’éternisaient au pouvoir. Le régime algérien est, en ce sens, beaucoup plus diffus et opaque, et resterait intact même si Abdelaziz Bouteflika était obligé d’abandonner la présidence, car ceux qui tiennent les rênes au second plan, la sécurité militaire, contrôleraient toujours l’ensemble du système.

La faible capacité de mobilisation de ces premières initiatives ne signifie pourtant pas qu’aucun mouvement social ne commence à se recomposer. Ces derniers temps sont apparues de nombreuses platesformes de revendications sociales qui ont trouvé de nouveaux adeptes dans le Printemps arabe (chômeurs, étudiants, syndicats et travailleurs indépendants, entre autres) un signe positif de reconstruction de la société nationale.

Le régime algérien est parvenu à retenir, pour le moment, l’apparition d’un mouvement de protestation de plus grande envergure par le biais de plusieurs stratégies. La première consistait à relâcher la pression autoritaire exercée sur la société (l’une des premières mesures annoncées a été précisément la levée de l’État d’urgence en vigueur depuis janvier 1992, quoiqu’avec un effet limité, puisque l’interdiction de manifester persiste dans la capitale). D’autre part, les forces de sécurité ont cessé de poursuivre le commerce informel et ont tenté d’éviter les provocations, bien que sans cesser de réprimer les différentes manifestations qui se sont tenues ces derniers mois. La seconde réponse a été d’ordre économique. Pour faire taire les exigences sociales, le régime a prévu dans la loi des finances complémentaire, adoptée en mai 2011, une augmentation des dépenses publiques de 25 % destinée à couvrir l’augmentation des salaires des fonctionnaires, à subventionner le prix des produits de consommation de base et à financer les mesures destinées à encourager l’emploi des jeunes. Finalement, Bouteflika a annoncé, dans un discours prononcé le 15 avril, une réforme constitutionnelle. Le président du Sénat sera chargé de constituer un comité chargé d’élaborer cette réforme en accord avec les partis politiques, les syndicats et les autres acteurs de la société civile.

Dans tous les cas, bien que le régime soit parvenu à amortir – pour l’instant – les demandes exprimées dans ces protestations, la brèche entre les détenteurs du pouvoir et la population algérienne est de plus en plus grande. Les réformes annoncées ne désactiveront pas cette bombe à retardement si elles ne modifient pas en profondeur le contrat social caduc entre le système politique et le peuple algérien.