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Co-édition avec Estudios de Política Exterior
La survie de la cuisine arabe dans les fourneaux d’Andalousie
Beaucoup de plats andalous trouvent leur origine dans la cuisine d’Al-Andalous, qui devient de plus en plus populaire.
Fernando Rueda, membre de l’Académie Gastronomique de Málaga, historien de la gastronomie et auteur de La cocina popular en Málaga.
A la moitié du XIXè siècle, le philosophe allemand Ludwig Feuerbach (1804-72) affirmait : « Der mensch ist was er isst », l’homme est ce qu’il mange, remarquant le fait concret que l’alimentation d’une communauté influence sa façon de penser, ses sentiments, son éthique, et même, sa politique ; c’est-à-dire, sa forme de vivre et d’interpréter ce qui l’entoure. Ainsi donc, les andalous et une partie importante du peuple espagnol, dans leur gastronomie traditionnelle ou populaire, continuent à manger les produits que les peuples qui les ont conquis amenèrent avec eux et les plats qu’ils cuisinaient, les huit siècles de domination musulmane étant les plus prolifiques par la quantité de produits apportés – essentiels pour comprendre la cuisine andalouse ou espagnole actuelle – et par la liste de plats qui se conservent aujourd’hui intacts dans notre patrimoine culinaire ou provenant de ceux-la. En conséquence, la cuisine traditionnelle qui identifie le peuple qui la mijote est un art populaire – nous mangeons de l’histoire –, aussi important que son patrimoine naturel et monumental. L’andalou doit être tout aussi orgueilleux dans ce cas de l’héritage islamique de ses monuments que des recettes et produits apportés par les arabes : les deux sont une partie importante de son patrimoine.
Il est connu que la cuisine andalouse s’abreuve de la tradition arabe d’Al-Andalous. Beaucoup de plats andalous de tous les jours qui se servent actuellement aux tables de notre terroir et beaucoup d’autres qui ont en partie muté (Caro Baroja explique : « Il est très possible qu’à la suite de l’expulsion il fut interdit plus ou moins tacitement de parler de familles mauresques ; que ceci fut considéré une imprudence de mauvais goût ; et tout ce qui rappelait le mauresque, par peur à l’Inquisition, entre autres facteurs, perdait sa résonance arabe »), leurs noms, quelques uns des ingrédients ou les deux, trouvent leur origine dans la cuisine populaire d’Al-Andalous. Ainsi l’affirmait Luis Benavides Barajas dans son ouvrage Al-Andalus, la cocina y su historia.
Son raffinement atteint des côtes qui, encore aujourd’hui, surprendraient le profane. La cuisine devait être un festin par égal pour tous les sens : un tableau pour les yeux, une jouissance pour la bouche ou l’évocation du paradis pour le nez. Je soutiens l’idée que les andalous maintiennent cet héritage dans le subconscient comme une symphonie d’odeurs, de couleurs et de saveurs qu’ils sont capables d’évoquer quand ils voient un film où apparaît un souk ou un banquet arabe, même si physiquement ils n’aient jamais été dans ces lieux.
Légumes, légumes secs, fruits et fruits secs, herbes aromatiques et une multitude d’épices se fondent dans leurs plats et beaucoup d’entre eux subsistent encore entre nous tels qu’ils étaient en Al-Andalous ou avec des variantes qui cachent à peine leur origine : des salades arrosées à l’huile d’olive et assaisonnées aux herbes aromatiques ; légumes cuits, rôtis, en salade, en purée ou mijotés… De même, l’asperge, l’artichaut et l’aubergine – badinjana – venue elle de l’Inde et si abondamment servie lors des banquets que quand se concentre où que ce soit trop de gens bruyants on parle en Espagne de berengenal. En plus, les légumes secs (pois chiches et lentilles) ainsi que les légumes verts, comme le potiron, la carotte, le navet, le concombre, l’ail, l’oignon, les blettes, les épinards, les haricots verts ou les haricots secs (en espagnol alubia du mot arabe al-lubiya). Il convient de tenir en compte que les variétés de haricots que nous connaissons aujourd’hui procèdent d’Amérique au XVIè siècle. On ne doit pas oublier le riz, cette céréale qui, cuit au lait, faisait les délices du philosophe et médecin de Cordoue Aboul-Walid Mohammed Ibn-Rushd, plus connu sous le nom d’Averroès (1126-1198).
En ce qui concerne les viandes, sauf celle de porc expressément interdite dans le Coran (sourate 2, versets 172 et173) : « Mangez de ces bonnes choses que nous vous avons accordé ; remerciez Dieu ; si c’est lui que vous adorez. Dieu vous a seulement interdit la bête morte, le sang, la viande de porc et tout animal sur lequel on aura évoqué un autre nom que celui de Dieu », les viandes étaient très appréciées, surtout l’agneau. Beaucoup de plats traditionnels sont fruit du besoin : ainsi, l’on recyclait les viandes et les restes de plats principaux pour en faire des tourtes et des boulettes (en espagnol albóndiga de l’arabe al-bunduga). Ils élaboraient aussi des saucisses d’agneau ou de bœuf et des brochettes.
Le vin, proscrit aussi par le Coran (sourate 5, versets 90 et 91) : « Le vin, le jeu de hasard, les pierres dressées et les flèches divinatoires sont une abomination et une œuvre du Démon. Evitez les… – peut-être serez vous heureux. Satan veut susciter parmi vous l’hostilité et la haine au moyen du vin et du jeu de hasard. Il veut aussi vous détourner du souvenir de Dieu et de la prière. – Ne vous abstiendrez-vous pas ! – Obéissez à Dieu ! Obéissez au Prophète ! Prenez garde ! », continuait à se boire dans ce pays : le vin fut interdit peu de temps puisque quand les arabes, arrivés depuis peu, dégustèrent l’élixir de Dionysos, ils en prirent rapidement le goût et retouchèrent le mandat coranique en interdisant uniquement que les musulmans ou croyant vendissent du vin. Il en fut ainsi car ils ne le vendaient pas (les caves étaient tenues par les juifs et les chrétiens qui continuaient à l’élaborer), mais ils le buvaient et en firent quelques unes des plus belles pages de la littérature bachique espagnole et universelle.
Les épices avec lesquelles nous assaisonnons aujourd’hui nos mets furent utilisées et très souvent amenées par nos compatriotes d’Al-Andalous. On leur doit également la plupart de leurs noms : albahaca, alcaravea, azafrán, comino ou ajonjolí (en français basilique, carvi, safran, cumin – utilisé comme aujourd’hui pour les sauces et l’escabèche – sésame). Un échantillon mais également une évidence. Un cas similaire aux épices est celui des fruits. Déjà au Xè siècle se produisaient en AlAndalous les mêmes que nous pouvons trouver aujourd’hui dans nos vergers et marchés : le melon, la pastèque, la grenade de Syrie, le coing, l’abricot ou la figue, amenée à l’époque d’Abd Al-Rahman II (790-852) de Turquie et qui obtint une grande renommée à Málaga. Aucun de ces ingrédients ou épices n’existaient dans la péninsule avant l’année 711. En définitive la gastronomie d’Al-Andalous a enrichi l’austère cuisine wisigothique de tradition romaine.
La reconquête
Quand en 1492 la guerre et la croisade qui éradiqua l’islam en Espagne prirent fin, le peuple resta fidèle à ses habitudes et ses cuisines ; de telle façon que quand l’expulsion définitive des mauresques fut effectuée en 1609, un temps suffisant s’était écoulé pour que se formalise le métissage culinaire de la main de la population convertie et de ses nouveaux locataires, d’une façon si profonde qu’il perdure sur nos tables. Les mets et douceurs qui pénétrèrent dans la culture chrétienne ont été adoptés si rapidement et profondément que souvent et s’ils n’avaient pas de connotations religieuses (le couscous ou le mizgueme), ils s’approprièrent de leurs noms : almojábana, alboronía, zahina, arrope, ou on leur donnait un nom de famille exprimant clairement son origine : cassolette mauresque, sardines ou aubergines à la mauresque tels qu’ils apparaissent dans le Libre del Coch ou Livre de cuisine de Ruperto de Nola qui fut le cuisinier du roi Ferdinand de Naples au XVè siècle.
Ce dernier aspect est évident dans Retrato de una lozana andaluza (1528), unique roman du prêtre Francisco Delicado (1485-1535) disciple d’Antonio de Nebrija, qui énumère une ribambelle de recettes que lui appris à faire sa grand-mère : « petites tourtes, alcuzcuzó (coucous) de pois chiche, boulettes (…) ce qu’il y a de meilleur en Andalousie venait de chez ma grand-mère. Elle savait faire des ojuelas, pestiños, rosquillas de alfajor, testones de cañamones, ajonjolí, nuégados, sopaipas, hojaldres, (…) talvinas, zahinas.» A l’exception du couscous, on nous parle de plats qui dans notre pays se font toujours avec le même nom, preuve évidente de l’héritage arabe. Les moins connus, qui conservent encore leurs noms sont la zahina de Istán (Málaga) ou les sopaipas de Lucena, Fernán Núñez et le Carpio à Cordoue ou l’Alameda à Málaga, entre autres villages. Le reste, les nuégados, talvinas, testones ou piñonates et autres douceurs énumérées font partie du patrimoine non seulement andalou mais espagnol. Ainsi donc, notre cuisine, andalouse et même espagnole, est arabe, juive et castillane – si nous le voulons bien – ; même si, d’après le penseur Julián Marías, « l’Andalousie chrétienne est bien plus récente ».
Dans nos marmites versatiles on y cuit le riz ou les vermicelles, toujours jaunis par le safran avec quoi que ce soit. Mais nous ne pouvons nous séparer du bon savoir faire des marmites de tradition mauresque qui très souvent ont employé les vermicelles.

Les pâtisseries
Qu’en est-il de la pâtisserie au miel, farine et fruits secs – tout spécialement l’amende et les pignons ? Que serait-il de ce Noël si chrétien sans les traditionnels desserts de la plus ancienne tradition arabe : nougats, massepain, alfajores, mantecados, piñonates, tocinos de cielo… ? Des particularismes des recettes arabes et juives, des variations sur la trilogie en or de la pâtisserie arabigo-andalouse : amende, miel, cannelle. On pourrait énumérer une longue liste des douceurs de nos confiseries et couvents, sans oublier les fruits de poêle (beignets, pestiños, roscos, churros, almojábanas, etcétéra) coutumiers dans le terroir d’Al-Andalous et qui continuent de se manger en Andalousie. Les arabes apportèrent la canne à sucre ou cañadú. Ils ont élaboré des gelées, confitures, sorbets et sirops, où survie l’essence arabe d’Al-Andalous.
N’oublions pas que simultanément au phénomène de la fin de la reconquête, a eu lieu la découverte de l’Amérique et qu’une grande partie de l’héritage gastronomique d’Al-Andalous fut emmenée aux Indes orientales de la main des conquérants qui embarquèrent dans leurs caravelles parmi leur équipement, les casseroles et avec les matières premières du Nouveau Continent ils élaborèrent les mêmes mets tout en gardant souvent les mêmes noms. En conséquence, l’héritage gastronomique arabigo-andalou n’est pas uniquement patrimoine de notre culture ; aussi bien les produits hérités de l’hégémonie arabe (711-1492) que la façon de les préparer et les assaisonner arrivèrent avec les conquistadors ainsi que leur langue et leur religion aux terres d’Amérique où ils se transformèrent en plats traditionnels : les boulettes, les tourtes, les escabèches, les saucisses, les migas, les cassolettes de poisson, la pepitoria de cabri, les potages de pois chiche et surtout la pâtisserie : les douceurs de poêle, les roscos et les alfajores, le riz au lait, les piononos. Quand les fruits interviennent ils sont changés par des fruits autochtones : pour le cheveu d’ange en Colombie on utilise la papaye, l’amende est remplacée par la noix de coco pour le bienmesabe du Venezuela et d’Argentine ou par la cacahouète pour élaborer le nougat ; finalement au lieu de la farine on utilise le manioc pour les nuédagos du Salvador. Et ainsi de suite…
La liste des recettes de la cuisine traditionnelle espagnole et, surtout, andalouse dont les origines se trouvent dans les fourneaux mauresques ou arabigo-andalous est interminable. Il faudrait un supplément pour leur simple énumération. Cependant, surtout en Andalousie, un phénomène singulier s’est produit pendant les dernières décennies. Il s’agit de faire de l’archéologie gastronomique et récupérer des recettes provenant de traductions de livres de l’époque comme La cocina hispano-magrebí durante la época almohade. Según un manuscrito anónimo del siglo XIII traduit et publié en 1966 par l’arabisant Ambrosio Huici Miranda, contenant plus de 50 recettes, ou du même siècle le Fadalat al-yiwan fi tayyibat (Les délices de la table, les plats et les mets) d’Ibn Razin Al-Touyibi ou La cuisine de Ziryab. Le grand sybarite du califat de Cordoue recueilli par Farouk Mardam-Bey entre autres, les nouveaux chefs adoptent et adaptent des recettes du fait de leurs particularités, sans qu’elles aient perdu le charme de ses premiers faiseurs dans la gastronomie actuelle par leur combinaison de contrastes forts, et pour réaffirmer une identité culinaire régionale.
Il est clair donc, que la cuisine, les fourneaux ou si l’on préfère la gastronomie a été et est un élément important qui lie les cultures, qui unie les peuples, qui brise les préjugés. Parce que l’estomac, bien avant la politique, est le premier besoin de l’homme et sa vérité, corroborée dans les livres de recettes depuis l’Antiquité, est plus crédible que celle écrite dans les livres d’histoire : la faim ne s’en est jamais tenue aux idéologies.