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Co-édition avec Estudios de Política Exterior
La politique extérieure espagnole
Le rôle de l’Espagne et de l’Union européenne dans le conflit du Liban et le problème de l’immigration irrégulière, sont deux grandes affaires de la politique extérieure espagnole.
ENTRETIEN avec Miguel Angel Moratinos par Senén Florensa et Darío Valcárcel.
Au cours des derniers mois, l’actualité espagnole a été dominée par le conflit au Liban et à Gaza et par l’arrivée d’immigrés subsahariens aux Canaries. Miguel Angel Moratinos, ministre des Affaires étrangères et de la Coopération espagnol, analyse ces deux questions, comment influent-elles sur les relations euroméditerranéennes.
AFKAR/IDEES : Considérez-vous que l’Union européenne (UE) a gagné du poids dans le dénouement, aussi précaire soit-il, qui a conduit à la fin des hostilités entre Israël et le Liban ? Quel rôle prétend jouer l’Espagne avec sa participation dans la FINUL ?
MIGUEL ANGEL MORATINOS : L’UE et ses pays membres ont été décisifs au moment d’élaborer et approuver la Résolution 1701 du Conseil de sécurité. Ils ont assumé leurs responsabilités en tant que principaux garants de la fin des hostilités dans la région avec un important contingent militaire dans l’élargissement de la FINUL. L’Espagne est l’un des pays qui ont contribué avec le plus de forces au déploiement de cette opération, 1 100 effectifs. L’on peut dire qu’à partir de maintenant l’UE a dépassé son rôle traditionnel de fournisseur de fonds et est passée à consolider et renforcer son rôle d’acteur influent en politique et en matière de sécurité au Proche-Orient. Le principal objectif du gouvernement espagnol est de contribuer à la stabilisation de la région et à la rélaisation de la paix. La résolution 1701 et l’élargissement de la FINUL vont être des éléments fondamentaux dans un processus qui devrait nous conduire à un cessez-lefeu définitif, à la pacification de la zone frontalière, à l’établissement d’une série de mesures de confiance et, en dernier lieu, à des négociations entre les parties qui aboutissent à des accords de paix. Nous sommes convaincus du fait que notre présence est une forte stimulation afin d’atteindre ces objectifs.
A/I : Qu’attendez-vous en tant que responsable européen et ministre espagnol des mois qui restent de 2006 ?
M.A.M. : La Résolution 1701 établit une série d’objectifs, définit des responsabilités et des moyens et des mécanismes pour les mener à bout. Le degré de son efficacité sera démontré au fur et à mesure que les dits objectifs seront accomplis. Je suis optimiste sur cette question, puisque les parties et les pays voisins se sont engagés à agir au profit de son application harmonieuse et pacifique, ce qui est effectivement en train d’arriver sur le terrain, avec le déploiement progressif de la FINUL et le retrait israélien du sud du Liban.
A/I : Cette crise contribuera-t-elle à renforcer le rôle du gouvernement libanais et de son armée et à la démilitarisation des milices ?
M.A.M. : La présence des forces armées libanaises au sud du Liban et dans son périmètre frontalier constitue, sans doute, un élément qui contribue à renforcer l’autorité du gouvernement libanais sur tout le territoire. C’est une des conséquences les plus positives de la Résolution 1701. L’on souhaite que ce renforcement ait un impact positif sur la consolidation de la fin des activités militaires des milices et qu’il empêche leur réarmement. Cependant, je dois ajouter qu’il existe un ample consensus autour du fait que la solution définitive de ce problème est de nature politique et non militaire. Il serait donc bon que des avancées se produisent dans ce que l’on appelle le dialogue national interlibanais promu par le premier ministre, Fouad Siniora.
A/I : La crise du Liban a mis en évidence certaines différences entre l’Espagne et Israël. Dans quel état se trouvent aujourd’hui les relations bilatérales ?
M.A.M. : Elles sont bonnes et pleinement consolidées. La preuve en est que, malgré les différences ponctuelles qui ont existées durant les hostilités de cet été au Liban, nos relations continuent de se développer sans aucun empêchement. Au cours de ma récente visite en Israël où j’ai eu un entretien avec le premier ministre, Ehoud Olmert, et les ministres des Affaires étrangères et de Défense, j’ai pu constater la stabilité et la solidité de nos relations bilatérales. Ceci est spécialement significatif en cette année où nous célébrons le 20a anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques bilatérales.
A/I : Un plus grand rôle de l’UE dans le déblocage des relations entre le gouvernement israélien et le gouvernement élu par les palestiniens est-il possible ?
M.A.M. : L’UE est en train de consolider et d’élargir son rôle en tant qu’acteur significatif dans la région. Depuis un an nous avons une mission d’observation européenne sur le poste frontalier de Rafah à Gaza et nous avons facilité des contacts et des gestions entre les parties. Nous espérons que le président, Abou Mazen, puisse former un gouvernement d’unité nationale avec une plateforme politique qui reflète les principes du Quartet. Cela permettrait la normalisation des relations avec la communauté internationale et créerait des conditions plus favorables pour reprendre des contacts entre israéliens et palestiniens qui pourraient déboucher à un vrai processus négociateur. Il est évident qu’avec une capacité d’interlocution renforcée, aussi bien l’UE que ses Etats membres, l’Espagne parmi eux, travailleraient avec une énergie renouvelée pour avancer dans le chemin de la paix.
Immigration
A/I : Passons à l’immigration : l’arrivée d’immigrés aux Canaries ne cesse pas. De plus, le gouvernement a reconnu que les efforts pour appliquer les accords de rapatriement en échange d’une aide économique au Sénégal et à d’autres Etats impliqués ne sont pas fructueux. Parmi les problèmes qui sont à l’origine, lesquels souligneriez-vous ?
M.A.M. : Bien qu’il est vrai que le flux d’immigrés irréguliers ne s’est pas interrompu totalement, au cours des dernières semaines un ralentissement notoire des arrivées s’est produit, ce qui nous fait regarder l’avenir avec plus d’optimisme. Je n’ai aucun doute sur le fait que cette diminution des flux a quelque chose à voir avec l’énorme effort politique, diplomatique et opératif développé par le gouvernement espagnol pendant ces derniers mois afin de prévenir la sortie et d’obtenir la réadmission d’immigrés irréguliers. Sur ce point je me permets de rappeler certaines avancées significatives : une plus grande surveillance des côtes de la Mauritanie, du Maroc et du Sénégal qui a empêché la sortie de milliers d’immigrés, ainsi que les nombreux rapatriements en cours vers des pays qui ces dernières années se résistaient à accepter des vols spéciaux à partir de pays européens.
A/I : La vice-présidente du gouvernement, María Teresa Fernández de la Vega, a dit que « l’Espagne ne tolérera plus d’immigration illégale ». Quelles mesures seront appliquées ?
M.A.M. : La vice-présidente a exprimé dans le langage le plus clair possible la ferme volonté du gouvernement d’utiliser tous les instruments légaux et administratifs dont il dispose pour lutter contre l’immigration irrégulière. Ce n’est pas le moment d’énumérer ces instruments, mais je veux souligner que nous parlons d’une politique intégrale de gestion de l’immigration qui inclut non seulement des mesures de contrôle des frontières et de lutte contre les mafias, mais aussi la prévention de l’emploi irrégulier d’immigrés dans notre propre pays et l’ouverture parallèle de voies pour que l’embauche légale de travailleurs étrangers s’ajuste de manière flexible aux demandes du marché du travail espagnol.
A/I : Pour l’instant une grande partie de l’effort est consacré aux aspects sécuritaires. Ne faudrait-il pas consacrer plus d’efforts à la coopération, au développement dans les pays d’origine ?
M.A.M. : Pour ce qui est des dernières avalanches d’immigrés aux Canaries, il aurait été irresponsable que le gouvernement ne prête pas une attention spéciale à ce que vous appelez les « aspects sécuritaires », à la prévention des sorties à partir des côtes africaines et au rapatriement des immigrés irréguliers. Face à une crise comme l’actuelle, notre obligation prioritaire est d’éviter la perte de vies humaines, garantir un accueil humanitaire aux immigrés en accord avec les standards européens et répondre à l’alarme sociale justifiée de la société espagnole et surtout des Canaries, une région où le tourisme est un des piliers de son économie. Ceci dit, ce que le gouvernement espagnol recherche, ainsi que je viens d’exposer au Parlement, ce n’est pas uniquement résoudre la crise actuelle, mais créer les conditions pour que ce genre d’agissements ne se répète pas. Ceci exige, évidemment, de s’occuper aussi des facteurs structurels qui nourrissent la propension à émigrer, parmi lesquels se trouve le manque de perspectives économiques pour la jeune population africaine. C’est cet objectif qui inspire la stratégie de l’Espagne, avec un triple front : européen, euroafricain et bilatéral.
Dans le contexte européen, je crois qu’il est de justice reconnaître que l’Espagne a été la principale promotrice, en commençant lors de la réunion de Hampton Court, de la prise de conscience de l’UE au sujet du défi de l’immigration africaine, qui a pris forme, entre autres, dans la nouvelle stratégie pour l’Afrique, l’Approche Globale des Migrations Africaines ou la mise en marche du dialogue bilatéral avec des pays subsahariens selon l’article 13 de Cotonou.
Dans le contexte régional, l’Espagne et le Maroc ont promu, après le succés de la Conférence de Rabat, la création pour la première fois d’un partenariat entre pays d’origine, de transit et de destination des flux migratoires subsahariens, qui permet d’aborder toutes les dimensions du phénomène migratoire entre l’Afrique occidentale et l’UE, sur la base de la coresponsabilité et de la promotion des synergies entre migration et développement. Dans le contexte bilatéral, le gouvernement a mis en marche deux initiatives de portée stratégique. D’un côté, le Plan Afrique 2006-08 qui situe pour la première fois l’Afrique occidentale et centrale entre les priorités de notre politique extérieure, ce qui inclut la politique de coopération au développement. De l’autre, l’élaboration d’un nouveau modèle d’Accord de Coopération migratoire avec des pays subsahariens qui inclut une vision intégrale et coopératrice de l’immigration, de la lutte contre l’immigration illégale et la réadmission jusqu’à l’intégration et le retour volontaire et assisté, en passant par la migration légale et les actions d’assistance technique et de codéveloppement. En somme, nous comptons sur une stratégie globale pour affronter le défi de l’immigration. Bien qu’elle soit un phénomène complexe, qui n’admet pas de solutions magiques, je n’ai aucun doute sur le fait que nous sommes en train de recueillir les fruits de notre effort.
A/I : Une donnée à tenir en compte : l’arrivée de 20 000 ou 30 000 immigrés aux Canaries est spectaculaire. Mais les grands chiffres ne dépendent-ils pas des entrées par les aéroports ?
M.A.M. : En effet, contrairement à une idée répandue, les immigrés subsahariens représentent une proportion très modeste de la population étrangère recensée dans notre pays (environ 130 000 face aux 3,8 millions d’étrangers). Et si l’on écarte la montée de ces derniers mois, avec un composant conjoncturel clair, les données des cinq dernières années n’indiquent pas une accélération des entrées irrégulières de subsahariens en comparaison aux immigrés d’autres régions du monde. Cependant, l’immigration subsaharienne présente deux caractéristiques qui expliquent son extraordinaire impact médiatique. En premier lieu son arrivée est entourée souvent de circonstances tragiques. En second lieu, l’entrée en territoire espagnol des immigrés qui arrivent en cayucos ou en pateras se produit de façon irrégulière, c’est-à-dire, en vulnérant de façon flagrante les lois espagnoles sur les étrangers. Dans le cas des immigrés qui entrent en Espagne par les aéroports ou les passages frontaliers, l’irrégularité se produit ensuite puisqu’elle survient du fait de la prolongation indue de leur séjour dans le pays. Ces facteurs, auxquels j’ajouterais le risque migratoire que représente pour l’Europe dans l’avenir la persistance de la pauvreté et du sous-développement dans le continent africain, justifient le fait que le gouvernement prête une attention spéciale à l’immigration africaine dans le cadre de sa politique migratoire et de coopération au développement.
Relations avec le Maghreb
A/I : Dans quelle mesure le fait qu’il n’existe pas un véritable marché régional maghrébin touche-t-il l’Espagne ?
M.A.M. : Pour de nombreuses raisons (situation géostratégique, population, potentiel économique et commercial, existence d’importantes communautés maghrébines dans les pays européens, être une frontière extérieure de l’UE…) le Maghreb est pour l’Espagne un associé incontournable. L’Espagne, et donc l’Europe, se trouvent à seulement 14 kilomètres du Maroc, si l’on écarte la frontière terrestre de Ceuta et Melilla, mais chacun de ces kilomètres représente un point dans le différentiel de revenus (15 à 1) entre les deux rives, qui est le maximum entre frontières dans le monde. Le Maghreb est, donc, inévitablement une région prioritaire pour l’Espagne et sa stabilité et prospérité sont des objectifs fondamentaux de notre action extérieure. Pour atteindre cette prospérité et ce développement sociopolitique il est essentiel d’avancer dans les mesures d’intégration régionale. Il faut tenir en compte que moins de 3 % du commerce extérieur de ces pays est un commerce intra régional.
Pour l’Espagne (pour toute l’Europe), le Non-Maghreb, l’absence d’une véritable intégration maghrébine suppose un coût en termes de défis insatisfaits et d’opportunités gaspillées. Parmi les premiers il ne faut pas écarter les possibilités d’une déstabilisation régionale ou d’un empirement de la situation économique, qui s’opposent aux bénéfices qui ne sont plus perçus par manque d’intégration, comme l’augmentation du commerce et des investissements, une plus grande stabilité, le développement des sociétés civiles ; en somme, la construction d’un espace de paix, de sécurité et de prospérité partagées.
A/I : Dans ce sens, croyez-vous que la politique de voisinage promouvra les relations euromaghrébines ou qu’elle supposera un partenariat à plusieurs vitesses ? Est-il possible de la mettre en marche tant que l’Algérie et le Maroc ne changeront pas leurs relations ?
M.A.M. : Pour nos voisins maghrébins, l’UE est le principal partenaire économique et commercial, le premier donateur d’aide au développement et le premier investisseur. Le Processus de Barcelone et la nouvelle politique européenne de voisinage (PEV ) permettront sans doute de promouvoir le genre de relation que l’Espagne et l’UE ont pour objectif commun avec les pays du Maghreb. Ces derniers sont très intéressés par l’établissement d’une relation privilégiée avec l’Europe, bien qu’avec une intensité différente selon les pays. Trois des cinq pays du dit Grand Maghreb sont membres du Processus de Barcelone (Algérie, Maroc et Tunisie), et les deux derniers ont déjà un Plan d’action de Voisinage. La Mauritanie est un observateur qui aspire à s’intégrer et la Libye regarde l’Europe à travers la Méditerranée Occidentale (Dialogue 5+5). La PEV sera une stimulation pour le projet d’intégration des pays voisins dans le cadre de coopération de l’UE. Mais c’est un concept flexible : les pays les plus préparés, ceux qui progresseront dans la consécution des réformes et en général les objectifs établis dans leurs plans d’action de voisinage, auront un plus grand accès aux fonds et pourront mieux les utiliser. La mise en marche de cette PEV ne dépend pas de la conjoncture intermaghrébine, chacun des pays développera son propre agenda en accord avec l’UE.
A/I : Une dernière question : dans quel état se trouvent les relations entre le Maroc et l’Espagne en ce qui concerne le Sahara ? L’expérience de la transition espagnole présente-t-elle un intérêt effectif pour les propositions du Maroc sur le plan d’autonomie pour le Sahara Occidental ?
M.A.M.: Le gouvernement du Maroc comprend notre position historique, de principe, sur la question sahraouie. La relation bilatérale est suffisamment dense, avec de nombreux intérêts partagés et lignes de coopération, dans le cadre d’une politique globale et d’interdépendance avec le Maroc, dans un climat de confiance politique. Toutes les questions, les occasionnels désaccords inclus, peuvent être traitées à travers les canaux adéquats.
En tout cas, les parties dans le conflit du Sahara (le Maroc et le Front Polisario) et les pays voisins (Algérie et Mauritanie), acceptent, ainsi que l’Espagne, une idée de base : le conflit doit être résolu dans le cadre des Nations unies. Bien que l’Espagne ne fasse pas partie du conflit, elle peut utiliser son influence dans la zone pour aider à la recherche d’une solution. Dans ce sens, notre pays maintient son engagement actif pour faire avancer le processus, en appuyant les efforts du secrétaire général et de son envoyé spécial et en agissant avec les pays les plus intéressés afin de créer un climat politique adéquat pour chercher une solution politique juste, durable et mutuellement acceptable qui inclurait l’autodétermination du peuple sahraoui.
La transition espagnole est un référent, ainsi que nous pouvons l’apprécier et le mesurer, pour l’ensemble de nations, parce qu’il a représenté le dépassement d’un désaccord historique entre espagnols, avec les recettes de la réconciliation nationale, la démocratie, la solidarité, le développement, la distribution équilibrée des compétences territoriales, entre autres. Il correspond à chacun d’analyser comment l’on peut extraire de cette expérience des leçons et des émulations.