La nouvelle politique extérieure espagnole

La réforme du service extérieure est abordée sous une triple perspective : nouveaux instruments, recherche d’une nouvelle identité et d’un consensus

Domingo del Pino, conseiller éditorial d’AFKAR/IDEES.

Depuis 1975, presque tous les gouvernements se sont proposés, en arrivant au pouvoir, de recentrer la politique extérieure espagnole par rapport à l’étape précédente. Ils proclamaient également leur volonté d’atteindre un consensus dans ce domaine afin de tendre vers une politique extérieure d’État et non de parti. 

Fidèle à la tradition, le gouvernement de José Luis Rodríguez Zapatero, à travers son ministre des Affaires étrangères, Miguel Angel Moratinos, a entrepris une réforme intégrale du service extérieur et une refonte des grandes lignes de la politique extérieure espagnole et des principes sur lesquels elle doit s’appuyer. Comme à l’accoutumée, il a proclamé son intention de chercher le consensus avec les autres forces politiques. Bien que cette circonstance puisse paraître familière, c’est la première fois qu’après un changement de majorité législative, la réforme de la politique extérieure est abordée simultanément sous la triple perspective de la réforme du service et de ses instruments organisationnels, financiers et humains, de la recherche d’une nouvelle – ou peut-être d’une première – identité, et du désormais habituel consensus. 

L’urgence de la réforme est démontrée par les réponses des ambassadeurs au questionnaire que leur a envoyé le diplomate Melitón Cardona investi de cette mission : « Le service extérieur espagnol est dépassé, ses méthodes et moyens sont inadéquats, et les budgets généraux de l’État de tous les gouvernements l’ont traité avec une certaine austérité ». Là où les deux grands partis divergent, et où l’action extérieure du gouvernement socialiste se différenciera, c’est dans le fait que la politique extérieure espagnole redeviendra plus « kantienne » et moins « hobbesienne », pour utiliser une analogie certes peu adéquate, mais très récurrente au cours de la dernière législature du Parti Populaire (PP). Selon les termes de Moratinos, la politique extérieure sera « moins économiciste », ou « plus solidaire et plus respectueuse des principes démocratiques et des droits de l’homme ». 

Ce qui doit désormais se produire dans la politique extérieure espagnole, c’est une sorte de tournure « hégélienne » de la fameuse phrase de Henry John Temple (1784-1865) – mieux connu sous son titre de vicomte de Palmerston – selon laquelle « L’Angleterre n’a pas d’amis, mais des intérêts », et donc faire en sorte que l’Espagne ait à la fois des intérêts et des amis, ou tout au moins qu’elle évite de se faire inutilement des ennemis. 

Les nouvelles lignes de la politique extérieure 

Les principes et les intentions précisées par le ministre dans son inauguration de la IIIe Conférence des ambassadeurs, au cours de la deuxième semaine de septembre, et dans le cadre d’autres interventions publiques, ont rassuré ceux qui entendaient et entendent toujours que pendant la seconde législature du PP, la politique extérieure espagnole avait souffert un changement de cap radical qui nous ramenait à une étape de présidentialisme, qui avait disparue depuis la transition et dans laquelle l’Espagne, bien qu’à la recherche légitime d’une certaine grandeur, avait paradoxalement donné une impression de servilité. 

Les principes sont aujourd’hui relativement clairs : priorité à l’Europe et à son intégration, en coopération avec la France, l’Allemagne et les autres pays européens, pour la défense optimale des intérêts espagnols ; attention toute particulière à la lutte contre le terrorisme, sans oublier que celui-ci est favorisé par un monde injuste et égoïste ; respect de la légalité internationale ; contribution positive à la résolution de conflits lointains tels que celui du Proche-Orient, et plus proches, tels que celui du Sahara Occidental ; et une action politique plus décidée vis-à-vis de l’Amérique latine, en contribuant à la résolution de quelques-uns de ses conflits et en recouvrant la relation entre l’Union européenne (UE) et l’Amérique latine. 

Le Sommet ibéro-américain qui se tiendra à Séville en 2005 permettra de calibrer l’impact de la nouvelle politique extérieure espagnole sur cette région, qui inclut, à court terme, l’adoption d’un Accord d’association entre l’UE et Mercosur, et « une plus grande implication dans les processus démocratiques de la Colombie et du Venezuela » mais aussi tout particulièrement de Cuba. 

Mais c’est dans la politique méditerranéenne et maghrébine que l’on observe la plus grande précision. L’Espagne prépare avec le Royaume-Uni – qui présidera l’UE au cours du deuxième trimestre 2005 – un sommet euroméditerranéen visant à récupérer, comme le ministre l’a déjà annoncé, l’esprit de la Conférence de Barcelone de 1995, à l’occasion de son dixième anniversaire. On remarquera également « l’alliance stratégique avec les pays du monde arabe et musulman qui se sentent menacés par le terrorisme d’Al Qaeda et sont décidés à lutter contre lui » et la médiation que l’Espagne souhaite poursuivre entre Israël et l’Autorité nationale palestinienne (ANP) pour tenter de relancer les négociations de la Feuille de route proposée par le Quartette (UE, États-Unis, Russie et ONU). 

L’opposition doute de la capacité de l’Espagne à avoir une quelconque influence, en raison de la prédisposition contre Moratinos qu’elle attribue au gouvernement d’Ariel Sharon, mais elle reconnaît qu’aujourd’hui comme hier, la capacité de médiation de l’Espagne en général et de Moratinos en particulier a toujours été préférablement orientée vers le travaillisme israélien et les secteurs de la société civile partisans de la paix et de la démocratie.

L’initiative de Genève du mois de décembre 2003, dont le ministre espagnol a été un grand défenseur et promoteur, constitue le document civil le plus important jamais signé entre palestiniens et israéliens. Elle démontre que les citoyens peuvent s’entendre par eux-mêmes, et incite aussi bien le gouvernement israélien que l’ANP à suivre l’exemple de leurs sociétés civiles respectives. Il ne fait aucun doute que la diplomatie espagnole tentera également de mettre à jour une initiative qui, en définitive, a complété la négociation et est parvenue à des accords sur les importants différends qui avaient fait échouer la négociation de Taba et que le document Moratinos avait mis en évidence. 

En ce qui concerne le Maghreb, l’Espagne a apaisé les relations avec le Maroc et a relancé la coopération militaire par l’envoi d’une force de paix conjointe à Haïti, encadrée par l’ONU. Le ministre de la Défense, José Bono, a annoncé une relance de la coopération bilatérale dans ce domaine. Dans le cas du Maroc, les problèmes sont aussi récurrents que les intérêts sont permanents. Le Maroc considère aujourd’hui avec une plus grande sérénité le rôle médiateur espagnol dans le conflit du Sahara, dont la résolution est considérée prioritaire par la diplomatie espagnole pour que le Maghreb puisse entreprendre son unification et assurer sa stabilité, bien que l’Espagne continue de proclamer son soutien aux résolutions de l’ONU dans ce contentieux. Ce qui change, c’est l’esprit de compréhension et de collaboration avec lequel sont abordées les différences, et un certain pragmatisme espagnol concernant les possibilités de solution. 

Le terrorisme et l’immigration irrégulière constituent deux sources quasi inépuisables de problèmes. Le gouvernement a offert un Pacte sur l’immigration à l’opposition ; mais avec ou sans pacte, l’immigration irrégulière est et restera, dans les années à venir, une source de frictions. La politique espagnole à cet égard, telle qu’elle est actuellement perçue, court le risque de provoquer des tensions avec l’UE, obsédée par le fait de limiter l’immigration et d’éviter ce qu’on appelle « l’effet d’appel », mais aussi avec le Maroc, principal pays émetteur, préoccupé par ce que l’on pourrait appeler « l’effet d’appel de transit », qui provoque de fortes tensions au niveau de ses frontières subsahariennes. 

Aujourd’hui que les critiques à l’encontre de la nouvelle politique extérieure espagnole insistent sur les possibles répercussions du retrait des troupes espagnoles d’Iraq sur les relations entre l’Espagne et les USA, il est important que le ministre ait confirmé que « nous sommes des partenaires et alliés fermes des USA, malgré les différences » et ait affirmé que les relations bilatérales « sont totalement rétablies ». 

Une politique extérieure fondée sur le consensus 

A l’exception des programmes politiques des partis, qu’il faut en réalité considérer comme des productions théoriques devant ensuite être ajustées, dans le cas du parti vainqueur, à l’exercice réel du pouvoir, il y a eu peu de réflexion officielle à long terme de la part des ministres et des centres universitaires sur les affaires étrangères. Parmi tous les ministres passés par le palais de Santa Cruz, Fernando Morán est le seul à être parvenu à cette fonction avec un témoignage écrit et structuré, dans un livre, de ses idées sur la politique extérieure espagnole. Mais compte tenu du caractère changeant de la scène internationale et nationale, on ne sait jamais si c’est une bonne chose ou pas. 

A mon avis, il n’existe aucune évaluation prospective impartiale et scientifique de l’évolution à 10 ou 20 ans des intérêts extérieurs de l’Espagne, des dossiers récurrents de sa politique étrangère ni de ceux qui s’ajoutent constamment et sont susceptibles de devenir permanents. La politique extérieure est construite par chaque gouvernement et chaque ministre au fur et à mesure des aléas. Les possibilités de consensus restent donc restreintes à des questions de grands principes et de grands domaines d’intérêt, alors que quand ils sont dans l’opposition, les grands partis semblent avoir en tête des aspects bien concrets de la gestion des grandes affaires. 

L’ex-ministre des Affaires étrangères Ana Palacio, dans le no4 de Papeles FAES, paraphrasait ainsi Hugo Grocio : « Aujourd’hui, la perception de la réalité est pratiquement aussi importante que la réalité en soi ». Ce sont précisément les perceptions de l’attitude et de certaines actions de l’ancien gouvernement qui ont empêché l’opinion publique de percevoir les aspects positifs de sa gestion. Les exigences électorales des partis, d’autre part, rendent difficile la reconnaissance des réussites de l’autre. Mais si l’on plaçait l’État comme référence, l’État lui-même et les citoyens finiraient par y gagner si l’on faisait la somme de toutes les actions positives. Sous une telle perspective, peut-être serait-il utile de prêter l’oreille à quelques-unes des propositions de l’autre grand parti. 

En réalité, et puisque l’on parle toujours de consensus, il conviendrait de savoir de quel consensus il s’agit aujourd’hui. Après 1975, c’est le premier gouvernement de l’Union du centre démocratique (UCD) qui a dû prioritairement faire face, à cause de la décolonisation du Sahara Occidental, à la controverse territoriale avec le Maroc et le Maghreb, ainsi qu’à la première structuration des relations extérieures économiques et politiques de l’Espagne après 40 ans de franquisme. Le second gouvernement de l’UCD a dû définir la stratégie d’adhésion à la Communauté économique européenne (CEE) dans un contexte de forte conflictualité politique avec ses deux principaux voisins du Maghreb. 

La première politique extérieure espagnole qui mérite un tel nom fut celle du gouvernement socialiste à partir de 1983. Cette année correspond à la signature du premier accord de pêche à long terme (quatre ans) avec le Maroc ; l’approvisionnement d’énergie fut ensuite stabilisé avec l’Algérie, puis c’est à partir de 1986 qu’a été dirigée l’intégration au sein de la CEE. Bien que l’entrée de l’Espagne dans l’Alliance atlantique se soit produite en 1982, ce fut en réalité le gouvernement socialiste qui en conceptualisa l’intégration – il est vrai de telle sorte que les partis conservateurs ou centristes ne trouvèrent rien à redire. Le gouvernement du PSOE établit également les fondements des relations diplomatiques avec Israël, réorienta les relations entre l’Espagne et le monde arabe sous une perspective européenne, et jeta les fondations des relations avec l’Amérique latine, jusqu’alors éminemment rhétoriques, en les replaçant dans un cadre européen plus vaste et pragmatique. 

Avant 1995, mais surtout à partir de la Conférence de Barcelone, l’Espagne joua également un rôle important dans la structuration des relations entre l’UE et la Méditerranée, mais aussi de ses propres relations bilatérales avec le Maghreb. C’est là une réussite qui restera à l’arrière-plan des grandes politiques européennes envers cette région stratégique pour l’Europe, comme la Zone de libre-échange prévue pour 2010/12 et la récente politique de nouveau voisinage avec le Maghreb. Les mouvements européens visant à associer le respect des droits de l’homme et les progrès démocratiques aux voisins du Sud, de l’approche solidaire de la relation euro-méditerranéenne et de la conception de cette relation comme un projet de co-développement tendant à la prospérité collective, ont toujours eu, sous les gouvernements socialistes, la diplomatie espagnole parmi leurs inspirateurs. 

A partir de 1996, les deux législatures « populaires » s’inscriront, comme celles de toutes les majorités législatives précédentes, dans un environnement international de situations nouvelles, et le PP apportera une nouvelle intuition du rôle et de l’influence de l’Espagne dans le monde en accord avec l’essor de son pouvoir économique entrepris sous les gouvernements socialistesetconsolidésousceuxduPP.Lamondialisation constituera la nouvelle donne des législatures populaires, de même qu’un certain euro-scepticisme qui commence à remplacer l’euro-optimisme initial. Sous une telle perspective, la politique extérieure progressivement ébauchée par le PP pendant ses deux législatures n’est pas une simple tournure ou une rupture de consensus, mais la première méditation conservatrice sur les fondements de la politique extérieure espagnole, la position de l’Espagne dans le monde – affaiblissement de l’assise européenne et renforcement de l’assise transatlantique – et une nouvelle éthique – ou absence de celle-ci – dans la défense des intérêts espagnols. 

L’initiative du ministre Moratinos, consistant à entreprendre son approche par une réforme du service extérieur et à rétablir et refondre les grandes lignes et les grands principes de la politique extérieure, renvoie l’action extérieure de l’Espagne à ce qu’a été le grand consensus sur une politique extérieure conçue par les socialistes, et c’est à elle que fait référence ladite rupture de consensus. La difficulté à atteindre les consensus aujourd’hui promis par le ministre et le gouvernement résidera probablement dans le fait qu’il ne s’agit pas d’une simple modification de la politique extérieure espagnole, mais d’une véritable alternative conservatrice en matière de politique étrangère.