La fiscalité dans la région MENA
La fiscalité et son rendement en recettes représente la capacité d’un État de dépenser sur des biens et des services publiques. L’histoire nous apprend que cette capacité varie dans le temps et subit des changements importants à la suite de grands chocs, comme les guerres et les pandémies. La fiscalité est aussi fragile comme l’atteste le comportement et la perception des contribuables vis-à-vis de leurs gouvernements et leurs institutions fiscales dans beaucoup de pays du monde développé et en développement. Par exemple, le gap du recouvrement fiscal (manque à recouvrer à politique constante) varie de 5 % à plus de 50 % des recettes fiscales totales et est positivement corrélé avec le revenu national par habitant, le niveau général d’éducation et la qualité de la dépense publique.
Dans la région du Moyen-Orient et Afrique du nord (MENA), les systèmes fiscaux nationaux sont relativement jeunes. Ils ont été façonnés en partie par la période de colonisation du XXème siècle – c’est-à-dire une influence non négligeable des systèmes fiscaux anglais et français de l’après Seconde Guerre mondiale. Leur évolution depuis les années soixante-dix reflète aussi les asymétries économiques et sociaux des pays, y compris la forme du gouvernement, le modèle du développement économique, la richesse en hydrocarbures et bien d’autres facteurs qui ne sont pas faciles à apprécier quantitativement. À causes de ces évolutions différentes, la pression fiscale totale dans la région MENA varie aujourd’hui de moins de 5 % à plus de 20 % du PIB.
État des systèmes fiscaux dans la région MENA
À part quelques exceptions, les pays de l’Afrique du nord et de l’est de la Méditerranée (qu’on dénomme MENA1) déploient tous les instruments fiscaux qu’on retrouve fréquemment dans les pays de l’Union européenne (UE) et de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Ceux-ci comprennent des impôts sur le revenu des personnes physiques (IRPP) et des sociétés (IS), une taxe sur la valeur ajoutée (TVA), un ensemble d’accises sur des produits spécifiques comme le tabac, les boissons alcoolisées, les boissons sucrées, et les véhicules – pour nommer les plus importantes –, et différentes charges sociales qui frappent les salaires et contribuées par les employées et les employeurs. Contrairement à plusieurs pays de l’UE, les pays MENA ont adopté peu ou pas d’impôts sur la fortune ou le patrimoine – à part des impôts sur la propriété foncière dans certains pays – et peu d’entre eux ont un impôt sur les successions ; ceux-ci rapportent peu de recettes à cause d’exonérations importantes et/ ou de taux de prélèvement très faibles. Finalement, tous les pays MENA1 applique un tarif douanier ; une source importante de recettes dans les années soixante-dix et quatre-vingt, ce tarif ne joue aujourd’hui qu’un rôle marginal dans la recette totale, ayant été remplacé par des taxes à la consommation type TVA depuis les années quatre-vingt-dix.
Les taux d’impôts dans la sous-région MENA1 varient fortement à travers les pays. D’une façon générale, au sud de la Méditerranée, et plus particulièrement Algérie, Tunisie et Maroc, les taux sont comparables ou proches de ceux pratiqués dans les pays de l’UE. Ainsi, le taux de l’IS varie entre 20 % et 30 %, le taux de TVA est proche de 20 %,et le taux progressif le plus élevé de l’IRPP est supérieur à 30 %. À l’est de la Méditerranée et en Égypte, les taux sont plus modérés : l’IS et la TVA sont inférieurs à 20 %, et le taux marginal maximal de l’IRPP est légèrement supérieur à 20 %. Ces généralités s’appliquent aussi sur les charges sociales.
Recettes totales et fiscales, 1990-2020
Une évolution particulière depuis le début du siècle est la taxation de la téléphonie mobile et autres services internet. Plusieurs pays dans la région ont introduit des taxes spécifiques sur les appels et ultérieurement sur la totalité de la valeur des services fournis par les entreprises de télécommunications. Cette taxation spécifique a été plutôt lourde et une source de recette importante au début, mais elle s’est atténuée dans le temps avec le développement technologique et la réduction des prix pour le consommateur.
Contrairement à la sous-région MENA1, les États de la région du golfe Persique (MENA2), ont une fiscalité peu développée, sauf l’Iran. Ainsi, la fiscalité directe des individus est quasiment absente et celle des sociétés est réservée aux entreprises étrangères. Cependant, depuis environ une décennie, plusieurs pays du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) ont adopté une TVA et un ensemble d’accises sur les boissons sucrées et alcoolisées, et sur le tabac. De plus, les Émirats arabes unis ont annoncé en 2022 leur intention d’introduire un IS au niveau fédéral au taux de 9 %, prévu pour juin 2023.
Enfin, plusieurs pays dans la région sont classés comme États fragiles ou en conflit (PFCs), selon un indice de la Banque mondiale qui regroupe des indicateurs économiques et politiques : il s’agit de Djibouti, l’Irak, le Liban, la Libye, le Soudan, la Syrie et le Yémen. La fiscalité dans ces pays est caractérisée par un ou plusieurs des facteurs suivants : des taux d’impôts très faibles dans les pays riches en hydrocarbures (Irak, Libye, Yémen) et des capacités institutionnelles faibles à cause des conflits ou des chocs économiques.
Évolution du niveau et de la composition des recettes
L’évolution des recettes totales et fiscales dans la région MENA marque l’importance et la volatilité du rôle des recettes des hydrocarbures. Le graphique 1 (côté gauche) montre que le niveau de la recette totale a varié sur les trois dernières décennies entre environ 20 % et 35 % du PIB. Cette période exclue les deux dernières années, durant lesquelles les prix internationaux du pétrole ont été très favorables à la situation budgétaire des pays exportateurs du pétrole. La recette fiscale n’a cependant pas bougé, et est restée autour de 10 % du PIB, nettement inférieure à la moyenne des autres régions du monde.
La composition des recettes fiscales (graphique 1, côté droit) a été marquée par une baisse des recettes indirectes (TVA, accises et tarif douanier) et une hausse des taxes directes, en particulier l’IS et l’IRPP. La baisse des recettes de la fiscalité indirecte est principalement liée à la prolifération des exonérations TVA et la libéralisation des échanges qui a réduit le rôle des recettes douanières. L’augmentation des recettes directes est due à deux facteurs : augmentation des recettes de l’IS causée par un accroissement de la part des bénéfices des sociétés dans le PIB ; et augmentation des recettes de l’IRPP causée, en partie, par l’augmentation de la masse salariale publique. Dans une analyse récente de l’impôt sur les personnes physiques dans la région MENA (voir Mansour et Zolt, Personal Income Taxes in the Middle East and North Africa: Prospects and Possibilities; WP/23/34, FMI), on trouve que l’augmentation des recettes de cette source d’impôts sur la période 1990- 2020 est due à des facteurs largement exogènes, et non à des changements de la fiscalité.
Recettes totales et recettes fiscales par groupe de pays, 1990-2020
L’évolution des recettes hors contributions sociales et dons pour les trois sous-groupes de pays montre l’effet des structures économiques et politiques sur le niveau des recettes. Ainsi la recette totale des pays exportateurs de pétrole (PEP) est nettement plus élevée que celles des pays importateurs de pétrole (PIP) et des États fragiles (PFC) (graphique 2, côté gauche). Ce dernier groupe a mobilisé une recette totale plus importante que celles des PIP sur 2000-2015, principalement à cause d’une forte corrélation entre fragilité et ressources naturelles dans la région –Libye, Irak, Yémen sont fragiles et exportateurs de pétrole. La variance de la recette totale est aussi plus élevée dans les PEP et les PFC. Finalement, la recette totale est en baisse depuis la crise financière de 2008, à l’exception des PEP, où les recettes pétrolières ont récemment rebondi.
Une analyse similaire de la recette fiscale (graphique 2, droite), montre beaucoup moins de volatilité et une recette bien supérieure dans le groupe PIP, relativement aux autres groupes, comme les PEP, où la recette fiscale a oscillé entre 5 % et 9 % du PIB sur la période. Dans le groupe PIP, la recette fiscale, à environ 15 % du PIB et en légère baisse depuis la crise financière de 2008, est comparable à celle des pays en développement, mais inférieure à celle de l’UE et des pays de l’OCDE – qui est plus proche de 30 % du PIB (hors contribution sociales).
La baisse des recettes fiscales est surtout importante dans les États fragiles ; elle est de l’ordre de 50 % sur la période 1990-2020 – de plus de 10 % du PIB en 1990, elle est de 5 % en 2020. Cette baisse s’explique largement par l’effet direct sur le PIB de la production pétrolière et l’effet des conflits sur le recouvrement de la recette fiscale – Syrie, Yémen, Libye, Iraq.
Les défis futurs de la politique fiscale dans la région MENA
L’analyse ci-dessus suggère que les défis de la politique fiscale dans la région MENA varient selon les circonstances économiques et politiques des pays, ainsi que leur point de départ pour des réformes éventuelles. Les stratégies de réponse à ces défis doivent aussi être spécifiques à chaque pays. Néanmoins, nous pouvons dégager certains points en commun pour les trois groupes : PIP, PEP et PFC.
Dans le groupe PIP, où la pression fiscale est en moyenne de 15 % et atteint plus de 20 % au Maroc et en Tunisie, la fiscalité est assez complexe et recourt à tous les outils disponibles pour le législateur en matière de taxation de la consommation, des revenus de travail et du capital, et d’une taxation étroite de la richesse – la propriété foncière. Un défi principal pour ces pays est la qualité de la politique fiscale; c’est-à-dire son effet sur la participation au marché de travail, dans une région où les taux de chômage sont très élevés, surtout parmi les jeunes diplômés et les femmes ; son effet sur l’investissement et l’encouragement de l’entreprenariat local et la prise de risque ; son effet sur le niveau et la composition de la consommation, surtout des produits de l’énergie, le transport et la construction. En somme, dans le groupe PIP, l’effet de la fiscalité sur le niveau et la qualité de la croissance économique doit être une préoccupation importante du législateur, autant que son rendement en recette.
Dans le groupe PEP, la fiscalité reste élémentaire dans la région du Conseil de coopération du Golfe et faible ou faiblement appliquée dans les autres PEP fragiles – Libye, Irak, Yémen. L’exception dans ce groupe est l’Algérie et l’Iran, tous deux producteurs de pétrole et ayant une fiscalité assez développée, mais relativement basse par rapport aux PIP. Un défi principal pour ces pays est d’augmenter la part de la recette fiscale dans la recette totale, pour aider dans la transition vers des économies moins dépendantes des hydrocarbures. Pour ce faire, la simplicité des impôts existant et l’ajout de nouveaux impôts sont des objectifs à poursuivre. Dans ce groupe, il faut aussi renforcer ou construire des institutions de recouvrement de l’impôt.
Finalement, dans le groupe PFC, qui est hétérogène et qui comprend un sous-groupe du PEP et d’autres pays en conflit ou fragiles pour d’autres raisons – par exemple, Djibouti, Liban – le défi principal est similaire à celui des PEP : augmenter la recette fiscale pour diversifier les sources de financement de l’État et faire face à des besoins croissants en dépenses, comme l’éducation, la santé et les infrastructures publiques, etc. Cependant, le point de départ de ce groupe est très différent des autres, car les capacités institutionnelles sont particulièrement faibles et leur situation politique est volatile, ce qui rend les réformes de long-terme très difficiles. L’expérience de la mobilisation de la recette dans les PFC montre que les pays qui réussissent à atteindre un niveau de recette suffisamment élevé peuvent prendre 15 à 30 ans pour le faire et que plusieurs pays redeviennent fragiles après de longues périodes de progrès dans ce domaine (voir Mansour et Schneider, How to Design Tax Policy in Fragile States, FMI, 2019). Les problèmes de gouvernance et de transparence fiscale et budgétaire dans ce groupe sont aigus et les réformes fiscales qui visent à augmenter la recette font face à des oppositions populaires fortes, comme il est arrivé avec la proposition d’imposer une taxe WhatsApp au Liban en 2019. Le renforcement des capacités institutionnelles, parallèlement ou même avant d’entreprendre des réformes fiscales, paraît donc une condition nécessaire. Une amélioration de la qualité de la dépense est aussi importante car le consentement à l’impôt vient, en partie, de la perception générale de cette qualité.
Certains défis de la politique fiscale sont communs pour tous les pays MENA. C’est le cas du rôle de la fiscalité dans les politiques environnementales. Par exemple, le FMI estime les subventions implicites aux hydrocarbures dans la région (c.à.d. coûts des externalités environnementales) à environ 442 milliards de dollars en 2020 et les subventions explicites (c.à.d. tarifs inférieurs aux coûts internationaux de production et transport) à 145 milliards de dollars (voir Fossil Fuel Subsidies, FMI). Le total est l’équivalent de 5 % du PIB, ou encore le tiers de la recette fiscale totale de la région.
Un autre défi commun est le rôle faible ou inexistant de l’impôt sur le revenu des personnes physiques dans la redistribution du pouvoir d’achat. Comme nous l’avons montré ci-dessus, cet impôt rapporte peu ou pas de recettes, à l’exception du Maroc, la Tunisie et la Mauritanie. De plus, il est progressif à des niveaux de revenu relativement bas, mais proportionnel à des niveaux élevés, et les revenus des capitaux mobiliers et immobiliers sont faiblement ou pas imposés. (voir Mansour et Zolt, 2023).
Conclusion
L’évolution de la recette fiscale dans la région MENA montre une stagnation (en moyenne) depuis le début du siècle. Par rapport au reste du monde, cette fiscalité reste très faible en recette et peu développée dans la majorité des pays de la région, surtout ceux exportateurs de pétrole et les États fragiles. Le rôle de la fiscalité reste largement inexploité pour financer le développement à travers les dépenses publiques et aider à une croissance plus soutenue et plus inclusive, y compris pour les jeunes et les femmes. L’hétérogénéité des structures économiques et politiques, du point de départ et du niveau de fragilité implique que les solutions à ce défi sont propres à chaque pays./