Co-édition avec Estudios de Política Exterior
Gran angular

La fin de la guerre au Yémen se profile-t-elle à l’horizon?

Afrah Nasser
Journaliste yéménite lauréate du Prix international de la liberté de la presse du Comité pour la protection des journalistes (CPJ) et ancienne chercheuse à Human Rights Watch.
Des personnes attendent de la nourriture gratuite. Sanaa, avril 2022. Mohammed Hamoud/Getty images

Malgré l’énorme attention portée sur l’Ukraine par le monde entier, la communauté diplomatique internationale se concentre de plus en plus sur le Yémen. Il peut y avoir de nombreuses raisons à cela, mais au Yémen, de nombreux experts estiment que cet intérêt croissant est dû à la crise énergétique mondiale, dans un contexte de menaces des Houthis contre le deuxième pays possédant les plus grandes réserves de pétrole au monde, l’Arabie saoudite, et le septième, les Émirats arabes unis.

Les récentes attaques militaires de plus en plus sophistiquées des Houthis contre des installations énergétiques en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis ont constitué un tournant dans le conflit au Yémen, incitant ces pays riches en pétrole et la communauté internationale à donner la priorité absolue à la sécurité énergétique mondiale.

Yémen, une guerre à multiples niveaux

Ce qui a commencé, en septembre 2014, comme une guerre civile entre les forces du groupe rebelle yéménite et les forces gouvernementales du président, Abd Rabbo Mansour Hadi, après que le groupe armé houthiste, allié à l’ancien président, Ali Abdallah Saleh, ait pris militairement Sanaa (la capitale, au nord du Yémen), s’est transformé le 26 mars 2015, en une guerre totale entre les Houthis et une coalition dirigée par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Lorsque les Houthis se sont emparés de Sanaa, Hadi a demandé à l’Arabie saoudite d’intervenir militairement pour mettre fin à l’occupation. Celle-ci, à la tête d’une coalition de plusieurs pays, dont les Émirats arabes unis, a entamé alors une campagne de bombardements aériens contre les Houthis à Sanaa et dans d’autres parties du pays.

Au cours du conflit, la coalition a lancé des attaques illégales, dont certaines peuvent constituer des crimes de guerre, visant des cibles civiles telles que des logements, des hôpitaux, des mosquées et des écoles. Malgré les preuves croissantes de violations du droit humanitaire international, qui pourraient constituer des crimes de guerre, les États continuent de fournir des milliards en armement à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis. Le conflit au Yémen est une affaire lucrative pour les entreprises de défense et les fabricants d’armes occidentaux. En 2021, dans une interview accordée à la chaîne de télévision arabe Al Jazira, l’ancien envoyé spécial des Nations unies pour le Yémen, Jamal Benomar, qui a assisté au début du conflit, a noté que les États occidentaux en ont tiré profit, dès le premier jour. Il a rappelé que lorsque la coalition a annoncé son opération militaire au Yémen devant le Conseil de sécurité des Nations unies, les États occidentaux se sont empressés de conclure un accord avec les membres de la coalition pour leur fournir des armes.

Les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, le Canada, l’Espagne, l’Allemagne, l’Australie et de nombreux pays européens ont alimenté le conflit en fournissant des armes à la coalition. Depuis 2015, les États-Unis ont livré des milliards de dollars en armes aux Émirats arabes unis et à l’Arabie saoudite. Les États-Unis ont également fourni une formation, une assistance logistique et un ravitaillement en carburant aérien (de 2015 à 2018) pendant que la coalition menait ses campagnes de bombardements aériens. L’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI) a estimé en 2021 que l’Arabie saoudite avait été le plus grand importateur d’armes au monde entre 2015 et 2019, 73 % de ces importations provenant des États-Unis et 13 % du Royaume-Uni. Malgré une abondante documentation montrant que ces armes permettent des violations, les appels de tous les groupes de défense des droits de l’homme à mettre fin aux ventes d’armes aux parties belligérantes au Yémen continuent d’être ignorés. L’Iran continue de nier les allégations selon lesquelles il soutient les Houthis, bien que des rapports de plus en plus nombreux montrent qu’il les soutient, par le biais de la formation militaire et de la contrebande d’armes.

Environ 250 000 personnes ont été tuées au Yémen au cours du conflit, selon un rapport de décembre 2020 du Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies. Les médias locaux et les experts affirment que le nombre de morts est plus élevé, car il est extrêmement difficile de recueillir des données fiables. Le Yémen connaît l’une des pires crises humanitaires au monde, selon les Nations unies, qui estiment que près de 18 millions de personnes – sur les 30 millions d’habitants que compte le pays – ont besoin d’aide alimentaire et que ce nombre risque d’augmenter, en raison de la pénurie d’aide humanitaire internationale.

Ceci dit, la guerre en Ukraine est un autre facteur important qui a exacerbé l’insécurité alimentaire déjà grave du Yémen. Le Programme alimentaire mondial (PAM) a déclaré en mars que la crise ukrainienne a exacerbé les problèmes du Yémen, car l’urgence de la faim s’est étendue et le manque de financement laisse des millions de personnes en situation de vulnérabilité. Le PAM a également averti que la crise ukrainienne a entraîné une hausse des prix des denrées alimentaires et du carburant au Yémen. Le pays dépend des importations pour la quasi-totalité de sa nourriture et de ses produits de première nécessité. Il importe 27 % de son blé d’Ukraine et 8 % de Russie. La guerre en Ukraine a eu un impact dévastateur, faisant monter en flèche les prix des denrées alimentaires et autres produits de première nécessité. Par exemple, le prix du blé, de la viande et de l’huile est presque le même que dans les pays européens économiquement solides. Pendant que tout cela se passe, des millions de travailleurs civils n’ont pas reçu de salaire régulier depuis presque le début du conflit. Alors que les Yéménites ne disposent d’aucun moyen de protection économique et que l’aide des donateurs internationaux s’amenuise, la forte dépréciation du rial yéménite a exacerbé leurs difficultés économiques et réduit considérablement le pouvoir d’achat de millions de familles.

L’aide humanitaire internationale est devenue une bouée de sauvetage pour les Yéménites, qui n’ont pas assez à manger ou pour subvenir à leurs besoins. Cependant, les parties au conflit ont eu recours à des pratiques abusives à l’encontre des civils, notamment la privation et la famine. En septembre 2021, le groupe yéménite de défense des droits de l’homme Mwatana for Human Rights et Global Rights Compliance ont conclu que les actions de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, ainsi que celles des forces houthistes ont empêché les civils d’accéder à la nourriture et à l’eau, utilisant effectivement la famine comme une arme de guerre et violant le droit humanitaire international.

Le groupe armé houthiste a utilisé à plusieurs reprises et de manière indiscriminée l’artillerie sur les zones peuplées des villes yéménites, principalement dans le Sud, dans le but de s’étendre et de s’emparer de plus de territoires. Les attaques des Houthis à Aden, Marib, Taïz et Hodeida ont fait des victimes civiles. Les Houthis ont également lancé des attaques aveugles de missiles balistiques en Arabie saoudite, tuant des civils et visant des infrastructures civiles. Et, depuis 2017, ils ont mené des centaines d’attaques de missiles et de drones contre des installations énergétiques aux Émirats arabes unis et, principalement, en Arabie saoudite.

Développements récents

Au début de l’année, les attaques des Houthis contre des installations de carburant aux Émirats arabes unis et en Arabie saoudite ont marqué un tournant dans le conflit et influencé la reprise des efforts de paix. Le 17 janvier, le groupe armé houthiste a attaqué trois dépôts de carburant près d’Abu Dhabi. L’attaque a tué un ressortissant pakistanais et deux indiens et en a blessé six autres. Le 25 mars, un jour avant le début du Grand Prix saoudien de Formule 1, les Houthis ont attaqué la station de distribution de produits pétroliers du géant Aramco à Djeddah, près du circuit, mettant le feu à deux réservoirs de stockage. L’attaque contre Aramco, qui n’a fait aucune victime, a fait grimper en flèche les prix du pétrole, une évolution inquiétante qui a eu des répercussions dans le monde entier, au-delà de l’Arabie saoudite. Le ministère saoudien de l’Énergie a déclaré : « Le Royaume n’assume pas la responsabilité de la pénurie d’approvisionnement en pétrole sur les marchés mondiaux, en raison du sabotage continu de ses installations pétrolières par la milice terroriste houthiste, soutenue par l’Iran ». Le ministère a également averti que les attaques contre les installations pétrolières d’Arabie saoudite auraient de graves conséquences pour la sécurité et la stabilité des approvisionnements énergétiques mondiaux, car elles touchent la capacité de production du Royaume et sa capacité à respecter ses obligations envers les marchés mondiaux. Ces attentats n’étaient pas les premiers aux Émirats arabes unis et en Arabie saoudite, mais ils sont significatifs car ils se sont produits à un moment où il est particulièrement difficile de sécuriser le carburant au niveau mondial, suite au conflit en Ukraine.

À la suite de ces attaques des Houthis, la coalition dirigée par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis a procédé à une escalade meurtrière au Yémen, où les civils ont payé un lourd tribut. Fin janvier, la coalition a mené au moins trois attaques, tuant 80 personnes, dont trois enfants, et en blessant 156 autres, dont deux enfants. Cette escalade est due en partie aux restrictions accrues de la coalition, concernant l’accès aux livraisons de carburant dans les zones contrôlées par les Houthis, ce qui a empiré la crise humanitaire déjà grave dans ces zones.

Tout porte à croire que la hausse des prix de l’énergie et des carburants a marqué un tournant dans le déroulement du conflit. Les Houthis, le gouvernement yéménite et la coalition, ont commencé à montrer une certaine volonté d’engager des pourparlers sérieux, pour mettre fin au conflit. Du 29 mars au 7 avril, le Conseil de coopération du Golfe a organisé une série de consultations entre Yéménites à Ryad, auxquelles le groupe armé houthiste n’a pas participé et qui n’ont donc pas eu d’impact majeur sur les efforts de paix.

Le 2 avril 2022, l’envoyé spécial de l’ONU pour le Yémen, Hans Grundberg, a annoncé que les Nations unies avaient négocié une trêve nationale de deux mois entre les parties belligérantes du Yémen. La trêve incluait également la coalition, qui autorisait ainsi l’importation de carburant dans les zones contrôlées par les Houthis et la réouverture de l’aéroport international de Sanaa – fermé par la coalition depuis août 2016 –, pour certains vols en provenance et vers la Jordanie et l’Égypte. La trêve prévoyait aussi que les parties en conflit discutent de l’ouverture de routes essentielles, à destination et en provenance du gouvernorat de Taïz, troisième ville située au cœur du pays, qui relie le Nord et le Sud. Ce que l’annonce de la trêve ne mentionnait pas, mais qui allait finalement se concrétiser, c’est que les Houthis allaient mettre fin à leurs attaques de missiles et de drones contre l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.

Nouveau conseil de direction présidentiel

Bien que certains médias aient rapporté des violations de la trêve, celle-ci a largement été maintenue. La désescalade substantielle des hostilités a entraîné certains changements. En avril, quelques jours après le début de la trêve, Abd Rabbo Mansour Hadi, l’ancien président du Yémen, a démis son vice-président et délégué son pouvoir, transférant son autorité à un Conseil de direction présidentiel composé par un président, Rashad al Alimi, un homme politique yéménite de premier plan, et de sept autres membres.

Les circonstances dans lesquelles le Conseil a été formé restent une source de suspicion. Les Yéménites qui ont participé avec l’ancien président Hadi à sa création ont déclaré que l’Arabie saoudite avait fait pression sur Hadi pour qu’il démissionne. En d’autres termes, Hadi a démissionné à contrecœur et la création du Conseil n’est pas le résultat d’une décision yéménite.

Le rôle du Conseil reste largement indéfini, bien qu’il englobe un large éventail de groupes politiques et militants hostiles aux Houthis et pourrait éventuellement jouer un rôle dans la négociation de paix avec le groupe armé. Ces groupes contrôlent séparément des zones géographiquement dispersées. Parmi les membres figurent : Al Alimi, ancien ministre de l’Intérieur proche de l’ancien président Ali Abdallah Saleh ; Tareq Saleh, neveu de l’ancien président Saleh et commandant militaire yéménite, qui contrôle la majeure partie de la côte ouest du Yémen ; Sultan Ali al Arada, homme politique de premier plan et gouverneur de la ville pétrolière de Marib ; Abd al Rahman Abu Zahra, chef militaire salafiste des Brigades des géants, un groupe armé du Sud soutenu et entraîné par les EAU ; Abdullah al Alimi Bawazeer, un dirigeant des Frères musulmans proche de l’ancien président Hadi ; Othman Hussein Megali, un homme politique de premier plan dans le gouvernorat de Saada et proche de l’Arabie saoudite ; Faraj Salmin al-Bahsani, un ancien commandant militaire et gouverneur du Hadramaout, dans l’Est du Yémen ; et Aïdarous al Zoubaïdi, président du Conseil de transition du Sud à Aden, créé en 2017, qui aspire à la création d’ « un État fédéral indépendant souverain », dans le Sud du Yémen.

Étant donné que chaque membre a un agenda différent, il est difficile d’imaginer un avenir dans lequel ils travailleraient ensemble sur certaines des questions les plus sensibles du pays, comme l’unification de leurs différentes brigades ou groupes militaires opérant en dehors de l’autorité du Ministère de la Défense du gouvernement yéménite, reconnu internationalement. L’une des tâches les plus ardues auxquelles le Conseil est confronté est l’amélioration des conditions de vie extrêmement difficiles de tous les Yéménites et le retour de l’ensemble du cabinet gouvernemental au Yémen.

Les plus grandes différences au sein du Conseil se situent entre ceux qui appellent au maintien de l’unité du Yémen et ceux qui appellent à la sécession du Sud et du Nord. Le fait qu’Aïdarous al Zoubaïdi, président du Conseil de transition du Sud, ait rejoint le Conseil de direction présidentiel, a compliqué la résolution de la question du Sud. Les faits montrent que le Conseil de transition du Sud a œuvré à la réalisation d’un objectif clair, à savoir son indépendance, alors que le Conseil présidentiel est censé travailler au maintien de l’unité entre le Nord et le Sud. Cette combinaison aidera-t-elle le Yémen à parvenir à la paix ? Le Conseil présidentiel sera-t-il en mesure de résoudre les différends entre les différentes factions et, surtout, réussira-t-il à mener des pourparlers de paix avec le groupe armé houthiste ? Il est difficile de prédire les réponses et ce qui se passera à l’avenir, mais la trêve contribue certainement à faire avancer les efforts de paix, notamment de la part de la communauté internationale, représentée par l’envoyé spécial des Nations unies, Grundberg.

Responsabilité de la communauté internationale

Les acteurs internationaux tels que l’ONU, l’Union européenne et plusieurs pays européens ont la responsabilité de soutenir la trêve par tous les moyens possibles et de faire pression sur les parties en conflit, pour qu’elles entament des négociations de paix. Il est très préoccupant que plusieurs États membres de l’UE continuent de fournir des armes à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, alors qu’il existe un risque évident que ces armes permettent de commettre des violations du droit humanitaire international et d’éventuels crimes de guerre. Le 27 mars, l’organisation Mwatana for Human Rights, a déclaré que depuis 2015, elle « a documenté au moins 800 frappes aériennes et 700 offensives terrestres, qui ont tué plus de 3 000 civils et en ont blessé au moins 4 000 autres. Nombre de ces frappes aériennes n’auraient pas été possibles sans l’armement européen ».

Aucun État, qu’il soit membre de l’UE ou d’ailleurs, y compris la coalition dirigée par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, n’a mené d’enquêtes sur les allégations de crimes de guerre commis au Yémen qui soient crédibles et conformes aux normes internationales. De fait, sous la pression de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, la majorité des États membres du Conseil des droits de l’homme de l’ONU ont voté en octobre 2021 contre le renouvellement du seul organe d’enquête indépendant et impartial, le Groupe d’experts éminents. Cela dit, les États européens ont l’obligation morale de soutenir la prolongation de la trêve, sans parler de la fin des ventes d’armes aux parties en conflit. Ils doivent également faire pression sur les parties belligérantes, pour qu’elles parviennent à un accord de paix à la suite de la trêve et garantir la participation des femmes et des organisations de la société civile yéménites, en tant qu’interlocuteurs politiques dans toute éventuelle négociation de paix. Tout comme l’Europe s’est engagée à soutenir et à protéger les droits de l’homme en Ukraine, elle peut faire de même pour les Yéménites./

Gran angular

Autres numéros