Co-édition avec Estudios de Política Exterior
Tendencias económicas

L’integration du marché méditerranéen de l’énergie au secours de la décarbonisation

Silvia Pariente-David
Consultant, Énergie et Climat
Complexe solaire Noor Ouarzazate. Maroc. Photo digitalglobe via Getty images

Les multiples crises qui frappent le monde de l’énergie depuis trois ans risquent d’aggraver encore la crise existentielle de long-terme qu’est le réchauffement de la planète, en ralentissant le processus de décarbonation. Ces crises sont particulièrement aigues en Europe, avec des effets profonds en Méditerranée qui est la charnière entre les continents européen et africain. Le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) tire la sonnette d’alarme que le temps presse si on veut atteindre les objectifs de l’Accord de Paris (AP), mais propose aussi des solutions concrètes pour éviter le pire. En particulier, le rapport préconise d’en finir avec les énergies fossiles, de ne plus extraire du sous-sol d’hydrocarbures, de déclasser les centrales à charbon, de supprimer toutes les subventions aux énergies fossiles, de tout miser sur les énergies renouvelables dont le prix ne cesse de baisser, de transformer notre manière de consommer l’énergie dans les transports, l’industrie et les bâtiments et de modifier nos modes de vie.

L’épidémie du Covid-19 a produit une baisse historique des émissions de CO2, par suite de la contraction de la demande due aux confinements successifs, accompagnée d’un recours accru aux énergies renouvelables, ce qui a amené une lueur d’espoir sur le fait que le retour au niveau antérieur à l’épidémie pourrait être évité. Mais la reprise économique qui a suivi, a entraîné un rebond des émissions de 6 % pour atteindre un niveau sans précédent.

La forte reprise économique à la suite de l’épidémie du Covid, combinée à un déclin structurel d’offres en hydrocarbures, a conduit à une flambée des prix de l’énergie à la mi-2021, même avant que le conflit Ukraine-Russie ne vienne exercer des pressions supplémentaires sur les prix. De nombreux pays ont réagi par des boucliers tarifaires et autres mesures pour pallier l’effet sur les consommateurs les plus vulnérables. Toutefois, en elle-même, cette hausse des prix est bénéfique pour la transition énergétique, puisqu’elle incite aux économies d’énergie et rend les renouvelables plus compétitives. En quelque sorte, elle équivaut à l’application d’une taxe carbone, une mesure envisagée dans de nombreux pays où elle ne s’applique pas encore, pour accélérer la décarbonation nécessaire pour atteindre les objectifs de l’AP. Cette hausse des prix peut être l’occasion d’une refonte complète du système de taxation de l’énergie. Par ailleurs, il ne faut pas cacher le coût de l’énergie au consommateur si l’on souhaite qu’il modifie son comportement pour devenir plus frugal et ses choix en matière d’énergie pour privilégier les énergies décarbonées.

Début 2022, le conflit armé entre l’Ukraine et la Russie est venu exacerber une situation déjà critique sur les marchés mondiaux de l’énergie et ébranler la sécurité énergétique de l’Europe. En effet, l’Union européenne (UE) est fortement dépendante de la Russie pour ses approvisionnements énergétiques, en particulier en ce qui concerne le gaz naturel. L’UE importe 40 % de ses besoins en gaz naturel de Russie et les infrastructures et les arrangements contractuels sont particulièrement rigides dans ce marché. L’UE, comme beaucoup d’autres pays, a d’abord réagi en annonçant le report du déclassement des centrales charbon et de la fermeture de certaines centrales nucléaires et en diversifiant ses sources d’approvisionnement en gaz naturel, en particulier au travers du gaz naturel liquéfié (GNL) pour lequel les infrastructures sont plus souples. De nouveaux contrats ont été signés avec les États-Unis, le Qatar et l’Algérie, et des accords ont été passés pour accélérer le développement de nouvelles réserves de gaz naturel, tel qu’à l’Est de la Méditerranée. Ceci peut d’ailleurs représenter une opportunité pour la région méditerranéenne.

Toutefois, très rapidement, il est apparu que ces réactions, en ralentissant la transition énergétique, pouvaient compromettre à jamais les chances de freiner le réchauffement climatique. L’Europe a été la première à montrer que la gestion de la crise russo-ukrainienne n’était pas forcément incompatible avec le Pacte Vert et le programme Fitfor55, en publiant le 18 mai 2022, la communication « REPowerEU » proposant un plan pour réduire rapidement la dépendance des combustibles fossiles russes et accélérer la transition énergétique, tout en renforçant la résilience du système énergétique. Le plan propose une série de mesures axées autour des éléments suivants : renforcement des programmes d’économies d’énergie, diversification des approvisionnements, accélération du déploiement des énergies renouvelables et de l’hydrogène vert.

La dimension extérieure du plan RepowerEU pour une énergie abordable, sûre et durable face à la crise ukranienne

Le plan REPowerEU reconnaît l’importance de nouer des partenariats internationaux pour réussir sa mise en œuvre, en particulier en ce qui concerne le besoin de conclure de nouveaux contrats pour diversifier les approvisionnements, notamment pour le gaz naturel, et accorde une importance particulière à la dimension extérieure du plan d’action. Concomitamment avec la communication sur REPowerEU et suite à l’invitation du Conseil sur la diplomatie énergétique et climatique du 21 janvier 2021, la Commission européenne (CE) a proposé la communication « Stratégie énergétique extérieure de l’UE dans un monde en mutation » (JOIN(2022) 23 final), afin d’appuyer la transition énergétique dans les pays partenaires, en particulier ceux du voisinage, de faciliter la diversification Le plan REPowerEU propose des mesures axées sur le renforcement des programmes d’économies d’énergie, la diversification des approvisionnements, l’accélération du déploiement des énergies renouvelables et de l’hydrogène vert de l’approvisionnement en énergie de l’UE et de promouvoir des partenariats avec les fournisseurs d’énergies et hydrogène verts, ainsi que de technologies propres. Les aspects plus importants en ce qui concerne l’intégration des marchés euroméditerranéens de l’énergie sont : l’accélération de la transition énergétique, notamment au travers de l’instrument « Global Gateway», la stimulation du déploiement des énergies renouvelables dans les Balkans et en Méditerranée et la conclusion de partenariats dans le secteur de l’hydrogène vert. Par ailleurs, à plus court terme, les pays des Balkans occidentaux seront intégrés à la plateforme d’achat de gaz naturel mise en place par l’UE, pour faire face aux ruptures d’approvisionnement de gaz russe. Cette nouvelle stratégie, où les partenaires méditerranéens figurent en bonne place, vient en complément du cadre politique proposé en février 2021 « Partenariat renouvelé avec le voisinage méridional – Un nouvel agenda pour la Méditerranée » qui identifiait les priorités suivantes dans le domaine du climat et de l’énergie : (i) le déploiement massif des énergies renouvelables et la production d’hydrogène propre ; (ii) une interconnexion plus forte des systèmes électriques ; (iii) des mesures d’efficacité énergétique, en mettant l’accent sur les bâtiments et les équipements électro-ménagers ; et (iv) des politiques visant à lutter contre les émissions fugitives de méthane provenant de la production, du transport et de l’utilisation des combustibles fossiles. La plupart de ces initiatives s’accompagnent de programmes de financement conséquents pour les partenaires, en particulier ceux du voisinage sud et est. Par exemple, le « Nouvel Agenda pour la Méditerranée » s’accompagne d’un plan d’investissement, visant à accroître l’attractivité de la région pour les investisseurs, et dans ce cadre finançant des activités de coopération telles que l’accélération de la production d’hydrogène vert au Maroc et la diversification du bouquet énergétique algérien pour réduire le poids des hydrocarbures. L’initiative « Global Gateway», mise en œuvre par « Team Europe » qui rassemble les institutions de financement et de développement au côté de la Commission européenne et des États membres, mobilise 1,08 milliard d’euros pour l’Afrique du Nord, afin de soutenir les énergies renouvelables, l’efficacité énergétique, la transition écologique juste et le verdissement des chaînes de valeur locales. Le Mécanisme pour l’interconnexion en Europe contribue au financement des interconnections avec les pays voisins, ainsi que d’autres projets d’intérêt commun, qui appuient la transition énergétique. De manière plus générale, 30 % de l’enveloppe de l’UE consacrée à l’aide au développement (Global Europe) est réservée à la lutte contre le changement climatique, notamment dans le secteur de l’énergie.

L’intégration euroméditerranéenne comme facilitateur de la décarbonisation

Le plan REPowerEU devrait permettre à l’Europe de rebondir sur les crises énergétiques en renforçant sa sécurité énergétique, tout en accélérant sa progression vers la neutralité carbone. Réussir sur cette voie ambitieuse nécessite un déploiement massif des énergies renouvelables. Les pays de la rive sud ont tous les atouts nécessaires pour appuyer l’Europe dans sa quête d’une énergie abordable, sûre et durable face à la crise ukrainienne : un vaste potentiel en énergie solaire largement inexploité, une proximité du marché européen et les conditions démographiques, climatiques et géographiques nécessaires au développement compétitif de ce potentiel.

De plus, pour faire face à une forte pénétration des énergies renouvelables intermittentes et variables, les systèmes électriques ont besoin de flexibilité, car l’électricité ne se stocke pas facilement et, par conséquent, le système électrique doit être équilibré en temps réel. Selon l’Agence internationale de l’énergie, la flexibilité est la capacité d’un système électrique à faire face de manière fiable et efficace à la variabilité et à l’incertitude de la demande et de l’offre sur toutes les échelles de temps pertinentes, depuis la stabilité instantanée du système électrique jusqu’à la sécurité d’approvisionnement à long terme. La flexibilité peut être assurée par des centrales électriques modulables, l’effacement de la demande, le stockage et l’intégration régionale au travers d’interconnecteurs. Le stockage traite de la dimension temporelle de la flexibilité, tandis que l’intégration régionale s’adresse à la dimension spatiale. Un grand système électrique est plus facile à équilibrer en temps réel en présence d’une forte pénétration des énergies renouvelables intermittentes, car le vent souffle toujours quelque part et le soleil brille presque toujours quelque part.

L’intégration euroméditerranéenne des marchés de l’énergie fournirait la flexibilité nécessaire pour intensifier le déploiement des énergies renouvelables, afin d’accélérer la décarbonation des pays du pourtour méditerranéen et au-delà, tout en renforçant la sécurité énergétique et en contribuant au bien-être socio-économique des pays du Sud, en particulier.

L’hydrogène vert comme vecteur de décarbonation et d’intégration

Atteindre la neutralité carbone ne peut pas se faire uniquement grâce aux énergies renouvelables. Le recours à cellesci nécessite une pénétration accrue de l’électricité dans la consommation finale, car peu d’équipements peuvent utiliser directement les énergies renouvelables. Cependant, certains secteurs sont difficiles à électrifier, comme les cimenteries et certains segments du secteur des transports (transport maritime et aérien, transport routier longue distance de marchandises, etc.). L’hydrogène peut être utilisé comme vecteur énergétique pour décarboner ces secteurs – c’est ce qu’on appelle « l’électrification indirecte ». L’hydrogène « vert » peut être produit par électrolyse de l’eau, à partir d’électricité d’origine renouvelable, sans émission de carbone. L’hydrogène est alors substitué aux combustibles fossiles dans les secteurs finaux, soit directement, soit par l’intermédiaire de piles à combustible, sans émission de CO2. De plus, l’hydrogène est une option de stockage pour augmenter la flexibilité des systèmes électriques. L’énergie renouvelable excédentaire peut être utilisée pour produire de l’hydrogène, évitant ainsi l’écrêtement, qui peut ensuite être stocké et transporté, puis transformé en électricité où et quand celle-ci est nécessaire.

Le Plan REPowerEU considère que, d’ici 2030, environ 27 milliards de mètres cubes de gaz russe importé pourrait être remplacé par de l’hydrogène, qui serait en partie importé (environ 10 millions de tonnes). Pour sécuriser ces importations, la Commission européenne entend conclure des partenariats avec des sources fiables et compétitives, en particulier avec des pays de la rive sud de la Méditerranée, qui sont bien nantis pour fournir l’Europe à des prix compétitifs. Des discussions ont déjà eu lieu avec le Maroc et l’Égypte, et s’inscrivent dans la lignée du nouvel agenda pour la Méditerranée et son plan d’investissement. Une Facilité méditerranéenne de l’hydrogène pourrait établir les bases d’un marché méditerranéen de l’hydrogène et mettre en place les règles et bonnes pratiques, pour faciliter le commerce transméditerranéen de l’hydrogène, qui pourrait dans un premier temps utiliser les infrastructures gazières en place, dans certains cas sous-utilisées. La Méditerranée étant la charnière entre l’Europe et l’Afrique, entre l’Orient et l’Occident, cette coopération euroméditerranéenne pourrait être élargie dans un deuxième temps à l’Afrique et au Moyen-Orient, autres régions riches en énergies renouvelables et bien positionnées pour fournir de l’hydrogène à l’Europe.

Les défis de la COP27 : Réconciliation et coopération méditerranéenne pour mettre un frein au réchauffement climatique

La COP27 à Charm el Cheikh (Égypte), prévue pour novembre 2022, est confrontée au défi majeur que représente la réconciliation d’objectifs a priori opposés, que sont la sécurité énergétique et la décarbonation, tout en gardant les coûts énergétiques raisonnables et en préservant le bien-être des plus vulnérables. Cette dernière dimension figurera à une place importante à Charm el Cheikh, étant donné que la COP27 est souvent présentée comme la COP de l’Afrique, le continent le plus pauvre et celui où l’accès à l’énergie est le plus bas. La Méditerranée, charnière entre les continents africain et européen, joue un role clé pour entraîner l’Afrique dans la spirale de la décarbonation qui est menée par l’Europe, premier continent à avoir adopté l’objectif de neutralité carbone.

La création d’un espace euroméditerranéen d’énergie verte au service de la décarbonation des continents européen et africain, et au-delà, nécessite une collaboration forte de tous les acteurs, dans une région qui est plus habituée aux conflits qu’à la coopération. Pour obtenir la mobilisation nécessaire, il est souhaitable d’établir des objectifs réalistes et une planification intégrée électricité/gaz pour cet espace, amené à jouer un role primordial dans la transition énergétique mondiale.

Sur la base de la déclaration ministérielle de l’Union pour la Méditerranée (UpM) adoptée en juin 2021, une feuille de route a été préparée et devrait servir à élaborer une politique énergétique méditerranéenne commune. La diplomatie climatique et énergétique de l’UE joue un role primordial dans ce processus et fournit un cadre pour la formulation d’un Pacte Vert Méditerranéen, calqué sur le Pacte Vert de l’UE, étant donné que l’UpM, et les institutions qui lui sont rattachées, sont toutes financées par la Commission européenne. Toutefois, cette approche pourrait être qualifiée d’eurocentrique, étant pilotée par des institutions européennes, ce qui pourrait empêcher une appropriation par les États méditerranéens non-membres de l’UE.

Malgré plusieurs tentatives pour relancer le processus de l’Union méditerranéenne de l’énergie, une organisation intergouvernementale pour la région méditerranéenne reste évanescente. La coopération régionale en Méditerranée s’inscrit dans le cadre de l’UpM, un partenariat multilatéral créé à Paris en 2008 par 43 chefs d’État et de gouvernement euroméditerranéens. Cependant, on est loin d’une Communauté méditerranéenne de l’énergie ; comme son nom l’indique, il s’agit d’une Union pour la Méditerranée, et non d’une Union de la Méditerranée. Toutefois, des institutions ont été mises en place pour permettre la coordination et la coopération des acteurs méditerranéens du secteur de l’énergie, notamment l’Association des gestionnaires des réseaux de transport de l’électricité méditerranéens (Med-TSO) et l’Association des régulateurs méditerranéens (MEDREG), qui sont calquées sur l’ENTSO-E et l’ACER en Europe. Trois plateformes (une pour le gaz, une pour l’électricité et une pour les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique) ont été créées sous la tutelle du secrétariat de l’UpM, fournissant un forum de discussion permanent sur la politique énergétique méditerranéenne et les actions de coopération, permettant sa mise en œuvre.

La coopération multilatérale dans la région doit se faire de manière souple et pragmatique pour être susceptible de réussir, se concentrant initialement sur des questions spécifiques avant d’élargir le champ d’application (un peu comme la Communauté européenne du charbon et de l’acier, qui fut à l’origine de l’Union européenne). Les énergies renouvelables et l’hydrogène vert pourraient offrir la base d’une Union méditerranéenne, comme l’ont fait le charbon et l’acier au début de la Communauté européenne./

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