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Co-édition avec Estudios de Política Exterior
Gouvernance et ouverture politique au Maroc
La réforme du système politique et la modernisation des institutions sont la clef de voûte du changement ; la modernisation du secteur économique en dépend.
Mohamed el Ayadi
La promotion de la bonne gouvernance est devenue aujourd’hui un leitmotiv pour les institutions financières internationales. On entend par gouvernance « les traditions et les institutions par lesquelles l’autorité est exercée dans un pays pour le bien commun. Cela inclut le processus par lequel les gouvernements sont choisis, contrôlés et remplacés, la capacité du gouvernement à élaborer et mettre en place des politiques judicieuses, ainsi que le respect des citoyens et l’Etat des institutions gouvernant leurs interactions économiques et sociales » (Kaufmann, D., Kraay, A. & Zoido-Lobatón, P., 1999a. « Aggregating Governance Indicators». World Bank Policy Research Working Paper No. 2195, Washington, D.C). « Six aspects de la gouvernance sont généralement distingués : le caractère démocratique des institutions politiques, l’instabilité politique et la violence, l’efficacité des pouvoirs publics, le poids des réglementations, la primauté du droit, et enfin la lutte contre la corruption » (Cindy Duc, Emmanuelle Lavallée, Les bases de données sur la gouvernance. EURIsCO Université Paris Dauphine).
Ces critères permettent de mieux saisir les causes et les conséquences de la mauvaise gestion des affaires publiques. Leur mise en oeuvre permet aussi d’exercer une pression sur les gouvernants pour une bonne gouvernance. Les nouveaux programmes d’aide internationale, notamment des Etats-Unis (Millenium Challenge Account), de l’Union européenne et des institutions financières mondiales telles que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international reposent de plus en plus sur ces critères de bonne gouvernance. Les déficits au niveau de la gouvernance publique au Maroc ont fait l’objet de plusieurs rapports d’experts.
Les derniers en date émanent de la BM, et mettent à l’index les dysfonctionnements des secteurs clefs comme l’administration et la justice ou la gouvernance publique en général. Selon le rapport publié en septembre 2003 par la BM sous le titre Une meilleure gouvernance pour le développement au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, la gouvernance publique est plus faible dans les pays de la région MENA que dans d’autres régions ayant un niveau similaire. La gouvernance publique au Maroc constitue un handicap sérieux au développement du pays. Les auteurs du rapport entendent par gouvernance publique : « l’exercice de l’autorité au nom de la population ». Ce qui renvoie à la nature du système politique et au fonctionnement des institutions. L’organisation institutionnelle est appréhendée comme un facteur de la croissance. La corrélation entre la sphère politique et la sphère économique est l’élément fondamental dans l’expertise de la BM. Contrairement à l’approche classique des institutions financières mondiales, notamment de la BM, qui, jusqu’aux années quatre-vingts, sacrifiait la démocratie sur l’autel de la croissance économique, son nouveau rapport fait dépendre la croissance de la bonne gouvernance et celle-ci de la démocratie.
La croissance dépend de la bonne gouvernance et celle-ci signifie « l’exercice de l’autorité de manière à respecter l’intégrité, les droits et les besoins de tous au sein d’un même Etat ». Le déficit à ce niveau est patent et il est traduit par la carence sur deux plans. Le premier concerne l’ampleur des inégalités entre les citoyens comme conséquence de la mauvaise gouvernance. L’égalité dépend de la bonne gouvernance et celle-ci nécessite ce que les auteurs du rapport de la BM appellent « l’inclusivité », laquelle « assure une égalité de traitement et donne à tous la possibilité de participer au processus de gouvernance ». Cette forme de participation et de contrôle « protège les droits fondamentaux des citoyens, garantit que tout le monde soit sur le même pied d’égalité devant la loi, permet aux gens de participer à la gouvernance et assure à tout le monde des opportunités égales pour l’accès aux services publics ». Le deuxième plan où la carence de la gouvernance est aussi patente concerne les déficits en matière de responsabilisation des décideurs comme des simples fonctionnaires.
La « responsabilisation » est définie comme l’obligation de rendre des comptes impliquant la sanction comme la récompense. Or sur ce plan les carences du service public au Maroc sont légendaires. Comme le dit le rapport de la BM, ce n’est pas tant la qualité des administrations qui est mise en cause que les mécanismes de gouvernance, c’est-à-dire la faible responsabilisation qui nuit à la prestation des services publics : « Le défi de la gouvernance ne réside pas dans le choix de bons dirigeants. (…) Il s’agit de s’assurer que le processus de sélection, de renouvellement et de changement de dirigeants, ainsi que la conception, discussion, adoption et de mise en oeuvre des politiques, donnent à tous les gens l’occasion de participer au dialogue et de demander des comptes au gouvernement afin d’agir au mieux de leur intérêt ». La responsabilisation, telle que définie, dépend d’autres facteurs, notamment de la transparence avec son corollaire de disponibilité d’informations sur le fonctionnement du service public et sur ce que fait le gouvernement. Le respect de l’éthique du service public fait également partie du dispositif de la bonne gouvernance où le rendement est adéquatement sanctionné. Les carences sur ce plan sont légion dans les différents rapports sur le fonctionnement du service public au Maroc. D’autres ingrédients sont nécessaires à la bonne gouvernance. En plus de la transparence, il faut aussi se soumettre à l’une des pratiques essentielles en régime démocratique, à savoir la contestabilité mesurée au degré d’ouverture des institutions politiques, au respect des libertés civiles et à la liberté de la presse. Le débat public est essentiel pour la bonne gouvernance. L’une de ses variables est la liberté de la presse et le droit d’accès à l’information relative au gouvernement. Sur ce plan, le Maroc a toujours eu une presse libre et contestataire : la presse des partis politiques de l’opposition.
C’est là une donnée du régime de multipartisme adopté au lendemain de son indépendance. L’existence de partis politiques forts opposés au régime a permis à ce journalisme de se pérenniser offrant ainsi un espace crédible pour le débat public. La libéralisation du régime au cours des années quatre-vingt-dix a permis l’émergence de la presse indépendante, qui participe largement au débat public. La loi de la presse adoptée au courant de l’année 2002 (dahir n°1-02-207 du 25 rejeb 1423/ 3 octobre 2002) est venue offrir un nouveau cadre juridique à la pratique journalistique au Maroc. Mais plus que la liberté de la presse, c’est la garantie des libertés individuelles qui aide à l’instauration d’une bonne gouvernance. Or sur ce plan l’évolution du système est très lente et les résistances au sein de l’Etat, notamment au sein des appareils de l’autorité, sont encore très fortes.
L’ouverture politique
La stabilité politique acquise par le régime durant les décennies soixante-dix et quatre-vingts et le consensus de la classe politique marocaine autour de l’option démocratique avaient participé de façon déterminante au nouveau choix de la monarchie et à l’ouverture politique du système. L’impact des facteurs exogènes est aussi à prendre en considération en tant qu’élément influent dans ce processus dans la mesure où l’ouverture du système politique marocain intervenait à un moment où le monde connaissait une vague de démocratisation suite à la chute du mur de Berlin, en 1989. Elle coïncide également avec l’observance du respect des droits de l’homme et de la démocratisation de plus en plus présente dans les relations entre les Etats démocratiques du Nord et les pays du Sud. Les accords internationaux et bilatéraux sont de plus en plus conditionnés par le respect des principes de la démocratie et des droits de l’homme.
Adhérant aux accords de Partenariat euroméditerranéen, le Maroc, à l’instar des 26 autres partenaires, se devait d’honorer son engagement à respecter un certain nombre de principes, en particulier dans le domaine politique, notamment en ce qui concerne les droits de l’homme et la démocratie. Depuis le début des années quatre-vingt-dix, le Maroc a sensiblement amélioré son image notamment en matière des droits de l’homme, de la démocratisation du système et de la situation juridique de la femme dans le sens d’une égalité entre les sexes (réforme du Code de la famille, 2004). La promulgation d’une nouvelle Constitution en 1992 où l’adhésion aux principes des droits de l’homme était clairement affirmée dans le préambule, avait officialisé cette orientation qui allait ouvrir la voie à l’alternance consensuelle de 1998 saluée à l’intérieur du pays ainsi qu’à l’extérieur comme une évolution positive sur le chemin de la démocratisation du régime politique marocain.
Dans le Rapport annuel du programme MEDA 2000, rapport de la Commission au Conseil et au Parlement européen nous lisons : « Le processus d’ouverture politique, continué par le Roi Mohammed VI après son accession au trône en 1999 à travers le gouvernement de Youssoufi, a placé le Maroc dans la position la plus avancée de la région à cet égard. Les processus de décentralisation administrative et de développement de la société civile sont en train de générer des effets réellement positifs sur la démocratisation du pays… ». Le document de Stratégie par Pays 2002-06 considère que le Maroc est entré dans un processus de démocratisation et de consolidation de l’Etat de droit. La vie politique marocaine a connu plusieurs événements durant les deux dernières décennies. Les plus importants sont : les réformes constitutionnelles (1992 et 1996), l’alternance consensuelle avec l’arrivée au pouvoir de l’ancienne opposition liguée dans le cadre du bloc démocratique (al-Koutla ad-démocratiyya) (1998), la succession dynastique (1999) et les élections organisées sous le nouveau règne (2002 et 2003, 2007).
La réforme constitutionnelle
Le 13 septembre 1996, le Maroc adopta une nouvelle Constitution par voie référendaire. C’est la cinquième dans l’histoire du Maroc indépendant (1962, 1970, 1972, 1992, 1996). La réforme constitutionnelle de 1996 n’a pas remis en cause les bases politiques du système inclus dans la première Constitution du pays (1962) et dans les réformes ultérieures. Le roi reste le pivot de ce système. C’est un roi qui règne et gouverne. Si la Constitution de 1996 n’a introduit aucun changement dans le système politique marocain en ce qui concerne la nature de la monarchie, le pouvoir du roi et le rapport de l’Etat avec la religion en reproduisant les principaux articles (notamment les articles 6, 19 et 23, qui confirment la sacralité de la personne du roi en tant que commandeur des croyants et l’Islam en tant que religion de l’Etat), elle a en revanche apporté des révisions à 57 articles dans un texte qui contient 108 articles au lieu des 102 de la Constitution de 1992. Le bicaméralisme quasi intégral constitue un changement notable introduit en 1996 dans l’institution législative.
La nouvelle Constitution adopte le régime des deux chambres (article 36) avec la création de la chambre des Conseillers (article 38) avec presque toutes les prérogatives de la chambre des députés (article 37). Le contrôle administratif de l’Etat confié aux gouverneurs a connu également une modification très significative sur le plan politique dans le sens du renforcement du pouvoir du gouverneur confirmé comme le représentant de l’Etat et le responsable des services locaux de l’Etat (les services extérieurs de l’administration et les communes) (articles 101 et 102). L’attribution du statut de représentant de l’Etat au gouverneur vient donner une légitimité constitutionnelle au pouvoir déjà central et hégémonique du ministère de l’Intérieur dans le système politique marocain.
Les élections et l’intégration des islamistes dans le jeu politique
Toutes les élections organisées sous le règne de Hassan II ont été truquées et orientées selon la volonté de l’administration. Celles qui sont organisées sous le règne de Mohammed VI, sont en revanche considérées par les principales forces politiques du pays comme une véritable avancée sur le chemin de la démocratisation du système. Le scrutin législatif du 14 novembre 1997 est le premier où les islamistes étaient autorisés à participer aux élections. Loin d’exprimer le vrai poids de ce courant, les résultats de la consultation dévoilaient néanmoins les intentions du pouvoir à l’égard des islamistes. La voie leur fut ouverte pour accéder au Parlement à la faveur de ces élections, mais l’audience qui leur fut accordée ne leur permettait pas d’avoir un groupe parlementaire.
Avec une représentation limitée à neuf députés, ils furent tout d’abord soumis à un examen de passage durant cette législature (à la faveur d’élections partielles et de transhumance de députés, les islamistes au Parlement finiront par avoir les 14 députés nécessaires à la constitution d’un groupe parlementaire au cours de la même législation). Sanctionnée par un satisfecit, la normalisation du mouvement islamiste va se confirmer dans les élections législatives de septembre 2002. Avec 42 députés dont six femmes dans la première chambre du nouveau Parlement, le Parti de la justice et du développement (PJD) est classé parmi les trois principales forces politiques du pays (après l’Union socialiste des forces populaires–USFP et l’Istiqlal). Position confirmée par les élections législatives de septembre 2007 (seconde force politique avec 46 députés après l’Istiqlal).
La société civile et les droits de l’homme
Certes, le Maroc a une tradition associative ancienne, mais nous assistons aujourd’hui à une forte émergence de structures associatives sans précédent due à des mutations politiques et sociales internes mais aussi à la sollicitation des instances internationales. Selon les estimations, le nombre des associations au Maroc dépasserait aujourd’hui le chiffre de 30 000. Le mouvement associatif se structure, se renforce et investit des champs politiques, sociaux et économiques avec une vision qui dépasse le simple rôle d’animation culturelle et sportive pour s’ériger en mouvement citoyen et force de proposition.
Un éventail extrêmement large de domaines est investi aujourd’hui par la société civile, notamment les domaines de l’amélioration de la gouvernance, de la lutte contre la corruption, la défense des droits de l’homme, des droits de la femme et des droits culturels. La problématique des droits de l’homme est apparue au Maroc vers la fin des années soixante-dix en rapport avec la question des prisonniers politiques dans une conjoncture marquée par des violations graves des droits de l’homme et par la répression tous azimuts des mouvements d’opinion et de contestation. L’action des victimes aux niveaux national et international appuyée par les interventions des organisations internationales (Amnesty International, Pen Club, Human Rights Watch…) conjuguées aux positions de dénonciation des partis politiques de l’opposition ont eu un impact considérable sur l’évolution de cette problématique au Maroc. Les premières libérations de prisonniers politiques, à partir de 1989, puis la grâce royale, en 1994, vont concrétiser l’ouverture de l’espace politique au Maroc et donner un sens à ce qu’il est convenu d’appeler le processus démocratique.
L’alternance consensuelle, avec le gouvernement de coalition en 1998, puis l’accession au trône de Mohammed VI ont donné une nouvelle impulsion à ce processus. Au cours de cette période des années quatre-vingtdix, le Maroc a ratifié plusieurs conventions internationales relatives aux droits de l’homme notamment : la Convention contre la torture, les traités pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard de la femme, les conventions pour les Droits de l’Enfant. La création du Conseil Consultatif des Droits de l’Homme (CCDH), en mai 1990, intervient dans ce cadre. Sur proposition de cet organisme, le dahir de 1935, relatif à la répression des manifestations contraires à l’ordre public et des atteintes au respect de l’autorité, est abrogé le 4 juillet 1994. Un ministre délégué auprès du premier ministre chargé des Droits de l’Homme a été également désigné, le 11 novembre 1993. Ce cadre général national, conjugué aux données relatives à la conjoncture internationale, a permis un essor rapide du mouvement des droits de l’homme dans ces dernières années au Maroc. Les révisions constitutionnelles de 1992 et de 1996 marquent également la consécration sur le plan institutionnel, au niveau du préambule de la Constitution, des principes des droits de l’homme : « Conscient de la nécessité d’inscrire son action dans le cadre des organismes internationaux, dont il est membre actif et dynamique, le Royaume du Maroc souscrit aux principes, droits et obligations découlant des Chartes desdits organismes et réaffirme son attachement aux droits de l’homme tels qu’ils sont universellement reconnus ».
Ces acquis sont appuyés en janvier 2004 par la mise en place par le roi de la commission Instance Equité et Réconciliation chargée, dans un délai précis, de procéder à une évaluation globale des violations antérieures, du règlement des cas de disparitions forcées et de détentions arbitraires et, de poursuivre les recherches concernant les cas de disparus non élucidés. Les organisations des droits de l’homme sont aujourd’hui les véritables interlocuteurs des pouvoirs publics dans ce domaine. L’action de l’AMDH (l’Association Marocaine des Droits de l’Homme, créée en 1979), de l’OMDH (l’Organisation Marocaine des Droits de l’Homme, créée en 1988) et du FJV (Forum Justice et Vérité créé en 1999) est déterminante sur le terrain des droits de l’homme au Maroc.
Conclusion
La démocratisation du régime politique marocain a certes connu une accélération avec le gouvernement d’alternance (1998) et la succession dynastique (1999), mais le processus lui-même est toujours en cours. Le changement le plus notable est un changement dans les textes que traduisent les différentes lois promulguées durant les années quatre-vingt-dix. La réalité, elle, est encore prisonnière des pratiques de l’ancien système. L’entrée en vigueur de ces lois semble prendre plus de temps que nécessaire. C’est également le cas de l’amélioration de la gouvernance ou les changements sont plus perceptibles sur le plan des projets que sur le plan de l’amélioration effective du fonctionnement de la gouvernance publique.
Ce jugement est particulièrement valable pour la réforme de deux domaines : l’administration et la justice. La réforme du système politique et la modernisation des institutions sont la clef de voûte de la réforme. La modernisation du secteur économique ainsi que son assainissement en dépendent. Un Etat autoritaire omniprésent et une administration aussi lourde que dépensière et inefficace constituent l’obstacle majeur devant tout projet de réforme.