Femmes entrepreneurs dans la région MENA : caractéristiques, défis et options politiques

La région MENA enregistre le plus grand écart entre les sexes en matière d’entrepreneuriat du monde: 12 % des femmes dirigent leur propre entreprise contre 31 % des hommes

Fares al Hussami, Nicola Ehlermann, Georg Koeppinghoff

Au cours de ces dernières années, les économies du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord (MENA) ont réalisé de grands progrès pour réduire les disparités entre les sexes en éducation, voire même l’enseignement supérieur. Cependant, ces améliorations éducatives ne se sont pas traduites par un taux d’emploi plus élevé pour les femmes de la région qui est encore le plus faible du monde 24 % contre plus de 60 % dans les pays de l’OCDE. L’initiative entrepreneuriale pourrait être une alternative pour accroître la participation des femmes à l’économie car elle fournit des opportunités génératrices de revenus au niveau individuel et peut être bénéfique pour les sociétés de la région MENA au niveau global, en stimulant l’innovation et en promouvant un plus grand bien-être. En fait, l’entrepreneuriat est l’un des défis de la région où le volume de création d’entreprises est l’un des plus faibles du monde, comme le montrent certaines études de l’OCDE comme New Entrepreneurs and High Performance Enterprises in the Middle East and North Africa (2013) ou SME Policy Index: The Mediterranean Middle East and North Africa 2014: Implementation of the Small Business Act for Europe (2014).

Cet article se propose d’apporter quelques lumières sur les caractéristiques et les défis auxquels sont confrontées les femmes entrepreneurs des pays MENA. Comprendre ces éléments peut permettre de développer des politiques publiques viables. Il offre tout d’abord une vue d’ensemble des caractéristiques de l’activité entrepreneuriale des femmes dans la région. Bien que cet article se réfère parfois aux statistiques régionales de toute la zone MENA, il concentre son analyse par pays, c’est-à-dire : Algérie, Égypte, Jordanie, Maroc et Tunisie, comme faisant partie d’un prochain rapport de l’OCDE sur les femmes en tant qu’acteurs économiques pendant la période de transition. Puis il souligne certains défis auxquels doivent faire face les femmes entrepreneurs et, en se basant sur les meilleures pratiques internationales et sur les conclusions de l’OCDE, il explore les différentes voies politiques qui pourraient contribuer à donner libre cours au potentiel de l’initiative entrepreneuriale des femmes MENA.

Caractéristiques

La région MENA enregistre à l’échelle mondiale, le plus grand écart entre les sexes en matière d’entrepreneuriat – 12 % des femmes sont des entrepreneures comparativement à 31 % des hommes –, ainsi qu’un taux élevé d’échec d’entreprises dirigées par des femmes. Selon des données du rapport de l’OCDE, Women in Business 2014: Accelerating Entrepreneurship in the Middle East and North Africa Region, les entrepreneurs masculins et féminins de la région se différentient sur trois aspects : de façon générale, les femmes entrepreneurs proviennent de ménages à plus faible revenu que leurs homologues masculins et elles peuvent donc compter sur des ressources inférieures pour démarrer leur entreprise ; les femmes propriétaires et gestionnaires d’entreprises sont moins instruites que les hommes, bien qu’elles aient un niveau d’instruction supérieure à la moyenne des femmes de la région ; les femmes ont en outre beaucoup moins d’expérience professionnelle que les hommes, ce qui est une forme essentielle de la préparation pour l’activité et le succès de l’activité entrepreneuriale.

Les entreprises des femmes sont concentrées dans quelques secteurs, tels que la santé, l’esthétique et dans des activités orientées vers le consommateur. Elles utilisent peu de technologies de l’information et de la communication ou de composante scientifique. Elles appartiennent donc à des secteurs aisément accessibles mais avec un potentiel de développement limité. Par exemple, en Égypte les entreprises appartenant à des femmes sont concentrées dans les secteurs du commerce (50 %), manufacturier (22 %), éducation et santé, tandis que celles des hommes, en règle générale, sont plus réparties dans l’économie, selon le rapport de l’OCDE, Women as EconomicActors in a Period of Transition in selected MENA countries: Algeria, Egypt, Jordan, Morocco, and Tunisia (à paraître prochainement).

La participation des femmes à la propriété des entreprises demeure faible comparativement à celle des hommes, bien qu’il existe des différences importantes entre les pays de la région MENA. C’est uniquement en Tunisie que la participation des femmes est sensiblement supérieure et, dans une moindre mesure, en Égypte. Par ailleurs, en Jordanie, la participation des femmes est faible, avec une légère hausse de 13,1 % en 2006 à 15,7 % en 2013. (Bien que les valeurs du Maroc et de l’Algérie soient également faibles, il faut tenir compte qu’elles datent de 2007 et qu’elles ne peuvent donc pas être comparées avec celles de la Tunisie de 2013). Ces données contrastent avec un taux moyen se situant aux alentours de 35 % dans les pays de l’OCDE (moyenne pondérée de 12 pays de l’OCDE, à partir d’enquêtes de la Banque mondiale sur les entreprises). La participation à la propriété n’indique pas nécessairement que les femmes reçoivent une part importante des revenus (par exemple, dans le cas d’une participation nominale à la propriété d’entreprises de leurs maris) et ne fournit pas d’informations sur la proportion de leur participation à la propriété (par exemple, 5 % contre 100 %).

L’activité entrepreneuriale totale au stade précoce (TEA, Total Early-Stage Entrepreneurial Activity) des femmes est aussi nettement inférieure à celle des hommes. La proportion de TEA hommes-femmes varie de 1,5 en Algérie à 3,4 en Égypte. Les 10 dernières années se sont caractérisées par une cessation des activités, tandis que pour les hommes l’activité entrepreneuriale a de nouveau repris en 2010/2011 et que celle des femmes a continué à décliner. Selon plusieurs études (par exemple : The environment for women’s entrepreneurship in the Middle East and North Africa, de la Banque mondiale), un climat d’affaires difficile affecte davantage les femmes entrepreneurs que les hommes.

Dans les pays pour lesquels les données sont disponibles – Algérie, Égypte, Tunisie –, les femmes ont plus peur de l’échec, manquent de confiance en leur capacité et sont moins optimistes quant aux possibles opportunités d’affaires. Selon le rapport de l’OCDE mentionné, le soutien de la famille et du mari est considéré comme un facteur décisif pour démarrer une entreprise. Et les femmes qui connaissent personnellement un entrepreneur ont de meilleures chances d’apprendre de leurs collègues et de prendre confiance en elles.

Les activités entrepreneuriales peuvent être motivées par la « nécessité » ou par « l’opportunité », comme l’établit le Global Entrepreneurship Monitor qui définit la « nécessité » comme un « manque d’alternatives économiques pour gagner des revenus » et « l’opportunité » comme une « croyance dans l’existence d’opportunités rentables sur le marché ». Dans les pays MENA, la proportion d’activité entrepreneuriale motivée par la nécessité est particulièrement élevée en comparaison avec d’autres régions du monde. Il semblerait aussi que ces dernières années, la proportion d’hommes et de femmes exerçant une activité entrepreneuriale était davantage poussée par la nécessité que par l’opportunité. En Égypte, par exemple, le pourcentage d’hommes et de femmes motivés par la nécessité s’est élevé à 75 % entre 2008 et 2010. En Tunisie, il est passé d’environ 22 % en 2009 à 35 % en 2012-

Défis et options politiques

Les bas niveaux d’entrepreneuriat féminin dans la région MENA indiquent que les femmes rencontrent plus de difficultés que les hommes. Par ailleurs, il existe des écarts considérables entre les pays, ce qui porte à croire que les politiques et les institutions de chaque pays exercent une grande influence sur les chances de réduire les disparités entre les sexes.

Les femmes entrepreneurs sont confrontées à des obstacles et connaissent des contraintes spécifiques au moment de créer une entreprise, comme la faible utilisation des services financiers et de développement des entreprises ou des produits de crédit des banques. Des politiques réalistes et répondant aux besoins spécifiques des femmes entrepreneurs peuvent contribuer efficacement à l’égalité des chances au moment de créer une entreprise et de maintenir une activité rentable.

– Accès aux Services de Développement des Entreprises

Les Services de Développement des Entreprises (BDS, Business Development Services) sont décisifs. Ils aident les nouveaux entrepreneurs et les entreprises établies à obtenir les informations économiques réglementaires et commerciales clés pour pouvoir prendre des décisions cruciales au moment de la création d’une entreprise ou dans le cadre de son exploitation. Selon le rapport de l’OCDE Women in Business 2014: Accelerating Entrepreneurship in the Middle East and North Africa Region, les données d’autres régions montrent que les BDS adaptés aux femmes ont donné de bons résultats. Dans la région MENA, les services aux entrepreneurs sont encore limités et « les services disponibles sont souvent mal adaptés ou méconnus des femmes entrepreneurs ».

Les politiques destinées à remédier au manque d’expérience entrepreneuriale des femmes dans les pays MENA visent à favoriser la connaissance de la disponibilité et l’importance des services de développement des entreprises, ainsi que leur utilisation, et à les rendre plus accessibles aux jeunes femmes grâce à des programmes de formation sur mesure. Soutenir les réseaux d’entreprises pour accroître le partage d’information et d’expérience est une autre voie à développer et à renforcer dans la région MENA.

– Accès au crédit et au financement

L’accès au financement est l’une des plus grandes difficultés auxquelles se heurtent les femmes entrepreneurs.

Même si les données sur les prêts du secteur bancaire destinés aux femmes qui souhaitent créer leur propre entreprise ne sont pas exhaustives, en général, leur taux d’accès à des comptes bancaires et à des cartes de crédit et de débit est inférieur à celui des hommes. De toute façon, il existe de grands écarts entre les pays. Par exemple, en Algérie le pourcentage de femmes ayant un compte courant dans un établissement financier est quatre fois plus élevé qu’en Égypte, bien que dans ces deux pays la proportion de femmes titulaires d’un compte bancaire ait augmentée, 50 % et 40 % respectivement, depuis 2011. En Jordanie et pour la même période, le nombre de femmes ayant un compte bancaire a baissé de 10 %.

En 2012, le Forum des femmes entrepreneurs OCDE-MENA, en collaboration avec l’Union de Banques Arabes, a réalisé un sondage auprès de banques de divers pays de la région. Les résultats, détaillés dans le rapport de l’OCDE mentionné plus haut, ont montré que les critères traditionnels d’octroi de crédits bancaires rejettent les projets des femmes entrepreneurs en raison de leur accès limité à la banque officielle, parce qu’elles manquent souvent de garanties et que leur niveau d’expérience professionnelle est bas. Un autre défi évident est l’amélioration des capacités financières et non financières des femmes afin de mieux répondre aux attentes des banques et d’être capables de présenter leurs projets de manière convaincante. L’expansion des banques commerciales dans les « services autres que le crédit, comme le coaching d’entreprises, le conseil en comptabilité et planification financière, l’intelligence et les outils commerciaux et le développement de chaînes de valeur ajoutée – outre les programmes de formation offerts par les associations de femmes et les gouvernements – pourraient réellement permettre de véritables progrès dans la préparation des femmes aux contacts avec la banque », comme il ressort de ce rapport.

– Obstacles juridiques, sociaux et logistiques

Un récent rapport de la Banque mondiale Women, Business, and the Law 2016: Getting to equal, établit que la région MENA présente les plus grandes inégalités juridiques entre les hommes et les femmes. En pratique, la législation peut influer sur la possibilité, pour les femmes entrepreneurs, d’obtenir un crédit. Par exemple, les économies de différents pays MENA ont des régimes juridiques de la séparation de biens et des règles en matière de succession très inégales. Ces dispositions portent atteinte à l’accès des femmes à la propriété, car c’est-là une condition préalable à l’obtention d’un financement, étant donné que la propriété sert de garantie (comme il est dit dans le rapport de l’OCDE Women as EconomicActors in a Period of Transition in selected MENA countries: Algeria, Egypt, Jordan, Morocco, and Tunisia). Par conséquent, les femmes dépendent davantage que les hommes des ressources personnelles ou familiales pour créer une entreprise. La réforme de ces législations pourrait constituer un défi. Les gouvernements devraient élaborer des politiques visant à faciliter l’accès des femmes entrepreneurs au financement, telles que des programmes d’entrepreneuriat spécifiques et adaptés avec des services personnalisés et des produits financiers sur mesure. Ils devraient aussi travailler sur l’amélioration du fonctionnement et de la qualité des enregistrements de biens mobiliers, afin qu’ils puissent être reconnus comme garantie dans le dossier de demande de prêt.

Bien qu’elles aient le droit de travailler, l’autonomie de décision des femmes est restreinte en ce qui concerne l’emploi et l’entreprise individuelle. Par exemple, au Maroc, seul 42 % des femmes font preuve d’autonomie en matière de décision professionnelle (un pourcentage qui chute à 22 % dans les zones rurales). De la même manière, 45 % des femmes algériennes qui ne travaillent pas et qui, auparavant, avaient un emploi ont évoqué la même raison (à noter que ces données sont basées sur des enquêtes de 2004).

Les différences dans la répartition du temps consacré au foyer conditionne souvent le lancement d’une activité entrepreneuriale (ou le développement d’une entreprise déjà établie). Au Maroc, les femmes consacrent cinq heures par jour aux tâches domestiques contre seulement 43 minutes de la part des hommes. La même constatation a été faite en Algérie et en Tunisie, ce qui restreint le temps consacré par les femmes à l’activité entrepreneuriale. En Algérie, selon les données de 2012 du ministère des Finances, les femmes consacrent en moyenne 20 heures aux tâches domestiques contre 3 heures pour les hommes. En Tunisie, pour l’année 2000, les femmes consacraient huit fois plus temps à faire le ménage et à s’occuper des enfants que les hommes.

Finalement, les femmes sont moins flexibles que les hommes en termes de mobilité et, par conséquent, elles restent confinées dans des activités qui exigent moins de déplacements ou de voyages, surtout dans les zones reculées. En Égypte par exemple, la mobilité des femmes stagne en dessous du niveau des hommes, tandis que la mobilité des hommes s’est améliorée entre 1988 et 1998, selon une étude de Ragui Assaad et Melanie Arntz publiée en 2005 par le World Development. Par ailleurs, il a été démontré que les femmes qualifiées et sans qualification vivent plus près de leur lieu de travail que leurs homologues masculins (voir le rapport de la Banque mondiale The Status of Progress of Women in the Middle East & North Africa de 2009). Cependant, cette faible mobilité n’est pas seulement due au manque de temps mais aussi aux problèmes de transport et de sécurité, au manque de fiabilité des infrastructures des transports en commun et des infrastructures routières de certaines zones. Comme le suggère le rapport de l’OCDE, l’amélioration des infrastructures qui accroissent la mobilité pourrait avoir un impact positif sur la capacité des femmes d’entreprendre une plus grande variété d’activités entrepreneuriales.

Conclusion

Dans la région MENA, les politiques destinées à promouvoir l’initiative entrepreneuriale des hommes et des femmes sont cruciales. Elles peuvent inclure des améliorations du climat entrepreneurial et des services aux entreprises, ainsi qu’une diffusion plus large des informations ou le renforcement des capacités entrepreneuriales par leur apprentissage à l’école. Ainsi donc, des réponses politiques appropriées et bien élaborées peuvent être apportées pour relever les défis spécifiques auxquels sont confrontées les femmes des pays de la zone au moment de créer et de développer une entreprise, ainsi que pour garantir des bénéfices sociaux et économiques considérables pour la région.