Le prédicateur syrien

« Aucune des réformes annoncées n’ont été appliquées et les organisations des DDHH comptabilisent 900 morts et plus de 9 000 membres de l’opposition incarcérés, voilà le bilan des révoltes en Syrie ».

ENTRETIEN par Leila Saïd

Cela fait neuf semaines que les premières protestations du 15 mars se produisirent en Syrie. Le bilan politique se résume au fait qu’aucune des promesses de réforme annoncées par le président n’ont été appliquées. En ce qui concerne le bilan humain, les données des organisations des droits de l’Homme comptabilisent 900 morts et plus de 9 000 membres de l’opposition incarcérés. L’on a refusé l’entrée à la presse étrangère et arrêté les journalistes nationaux qui ont haussé la voix contre le régime, en étouffant les voix du peuple de même que celle des figures les plus représentatives de l’opposition. Au fur et à mesure que les protestations se poursuivent, il devient de plus en plus difficile d’interviewer les membres de l’opposition. Surveillés, suivis et incarcérés par milliers, ceux qui sont encore en liberté, sont contrôlés aussi bien dans leurs conversations téléphoniques que dans leurs courriels, et ils préfèrent donc peu sortir de chez eux. Les interviews doivent s’effectuer dans des lieux discrets et écartés des oreilles des mukhabarat (services secrets). Nous nous retrouvons avec un cheikh renommé, figure importante de l’opposition islamiste syrienne modérée. Au début, il accepta de publier sa photo et son nom avec l’entretien, mais le cours des événements l’oblige à se maintenir dans l’anonymat par peur des représailles. Après s’être assuré qu’il ne s’agissait pas d’un piège pour l’arrêter mais d’un entretien pour faire entendre la voix de l’opposition, il accepta la rencontre. Il disparut sans donner signes de vie pendant plusieurs jours. Finalement l’interview se produit. Après avoir confirmé mutuellement nos identités, nous avançons vers le café indiqué.

CHEIKH :Je suis désolé de ne pas m’être présenté au rendez-vous, mais j’ai été arrêté. Ils ont tenté de me kidnappé par deux fois. D’abord ils ont sonné à ma porte pour me donner une facture d’électricité que j’avais déjà payée. Je ne suis pas sorti. Ensuite pour que je sorte voir ma voiture à cause d’un accident. Je ne suis pas sorti non plus. Je suis resté enfermé à la maison pendant trois jours. Finalement, un agent du département criminel m’a officiellement invité à visiter ses bureaux. Ils m’ont enfermé dans une pièce pendant deux jours. Attaché au lit avec des menottes métalliques pendant la nuit, je ne pouvais cesser de penser à ma famille ou à ce qu’ils me feraient. Pendant la journée, ils m’interrogeaient. Finalement, un groupe assez influent dans le régime fit pression pour me libérer. Mais, évidemment, ils me suivent et me contrôlent, de là que je ne puisse plus rien publier avec mon nom. Le cheikh a développé l’habileté de parler en tournant la tête d’un côté à l’autre. Lorsque quelqu’un approche, il se tait, lorsque la personne s’éloigne, il reprend la conversation dans un murmure.

L.S. : En tant que cheikh et étant donné votre passé comme prédicateur dans une mosquée connue et concourue, vous êtes une personne avec une grande capacité d’influence en Syrie. Avez-vous eu des problèmes avec le régime avant les révoltes ?

CHEIKH :J’ai la langue très pendue, voilà mon problème. Les discours du vendredi sont très importants pour les fidèles. Ils ont confiance en nous, les cheikhs, en notre parole, nous sommes donc très influents dans la rue. Moi, je parlais de liberté et de démocratie dans mes sermons. Une fois j’ai parlé de la corruption du régime et de l’injustice vis-à-vis du peuple. À ce moment-là, ils m’interdirent de prôner le sermon des vendredis dans les mosquées syriennes pendant 15 ans. Cette période a abouti et je ne peux toujours pas faire de sermons en public. J’ai continué à donner des cours sur l’islam et les études religieuses. Cela aussi m’a été interdit, et cette fois-ci indéfiniment. Maintenant, je participe dans une organisation religieuse dont le but est la création et le développement de la société civile.

L.S. : Les révoltes en Syrie étaient inespérées et d’une certaine façon disperses. Existe-t-il un quelconque genre d’organisation derrière tout cela ? Et s’il en est ainsi, à quel niveau, local ou national ?

CHEIKH :Il n’y a aucune organisation en tant que groupe coordonnant les protestations, mais au niveau local, oui. Les cheikhs ou leaders tribaux locaux ont un groupe réduit de partisans. Ceux-ci sont capables d’influencer « la rue » syrienne, mais seulement dans leur contexte immédiat, les gens d’autres villes ne les suivent pas. Ainsi donc, les protestations s’organisent presque exclusivement au niveau local, parfois dans une ville entière avec la coordination de plusieurs cheikhs ou leaders de familles puissantes.

L.S. : Quel rôle a joué Facebook et en particulier le groupe « Syrian Revolution 2011 » dans les protestations ?

CHEIKH : Un rôle limité. Si vous y prenez garde, les heures et les lieux des protestations ne sont pas publiés sur Facebook. Les gens s’y rendent par d’autres moyens, mais l’on peut effectivement dire qu’il a joué un rôle de lancement et de diffusion. Il a réussi à rendre les révoltes visibles en dehors de la Syrie et à leur donner un impact médiatique qu’elles n’auraient peut-être pas obtenu autrement.

L.S. : La façon dont Al Jazira a couvert les protestations syriennes a soulevé des critiques dans le monde arabe, l’accusant de provocatrice et impartiale. Mais auparavant on entendait peu parler de la Syrie et maintenant il s’agit de l’une des informations qui monopolisent les écrans. Quel rôle ont joué les médias étrangers et locaux dans les révoltes ?

CHEIKH : Le cas d’Al Jazira est très particulier. Effectivement, au début, la chaîne couvrait à peine la Syrie, mais un incident se produisit ensuite qui inversa sa position. Un groupe de Syriens pro-régime se manifesta devant l’ambassade du Qatar, à Damas en criant des insultes, que je n’ose répéter, contre le prince Tamim bin Hamad du Qatar. Ils ont dit des choses très moches sur lui, sa famille, et même sa mère. Le lendemain, et comme s’il s’agissait d’une affaire personnelle, Al Jazira commença à couvrir les protestations et à s’opposer viscéralement au régime syrien. Quant à la presse locale, c’est tout de la propagande. Dans la presse internationale, l’on couvre à peine les événements, étant donné que les journalistes ne peuvent pas entrer dans le pays.

L.S. : Croyez-vous qu’il y a eu une influence étrangère, que ce soit des États-Unis ou des salafistes étrangers, pour provoquer les révoltes, tel que le dénonce le régime syrien ?

CHEIKH :Il ne faut pas chercher l’origine des révoltes en dehors de la Syrie, mais en son sein. L’on vit dans l’injustice depuis très longtemps et le peuple s’est soulevé. Mais je crois qu’il y a eu une certaine influence de l’extérieur. Les USA, par exemple, ont beaucoup fait pression et modelé les avis contraires à la Syrie, à travers les médias. Ceci constitue déjà une certaine influence. En ce qui concerne les salafistes, il n’y a pas de salafistes armés ici. Mais je crois que, depuis le Liban, Hariri a tenté de contribuer à la révolte en finançant par exemple des portables, la logistique ou en donnant un peu d’argent. Cependant, ce sont de petites interférences, la raison principale qui a poussé les Syriens à la révolte se trouve ici, en Syrie.

L.S. : Vous participez dans les négociations avec le régime. Comment celui ci est-il en train de gérer les réformes après les mesures annoncées sur la hausse des salaires, la fin de la loi d’urgence, entre autres ?

CHEIKH : Jusqu’ici, les réformes n’ont pas été sérieuses. La hausse des salaires, par exemple, a été une farce. Ils ont augmenté le sailaire de quelques fonctionnaires de 1 500 lires syriennes. Qu’est-ce que ça représente 28 euros par mois ? Et ce qu’ils donnent d’un côté, ils l’enlèvent de l’autre. Ils n’ont pas les moyens réels de réaliser ces hausses de salaire des fonctionnaires. La liberté de presse et autres mesures, vous pouvez voir comment elles ont été adoptées. En deux jours, ils ont arrêté plus de 4 000 personnes, tous ceux qui peuvent exercer une pression dans les rues. Le gouvernement a appelé à la création d’un comité de médiation présidé par l’activiste Michel Kilo. Celui-ci a contacté plusieurs personnalités syriennes, dont moi. Ils sont une vingtaine de personnalités, des religieux, des intellectuels, des activistes ou des membres de la société civile. Mais, sincèrement, jusqu’ici il n’y a eu de réunions qu’entre les membres du comité et l’opposition. Le régime n’est pas confiant, il ne veut déléguer aucun genre d’autorité. Il a peur de perdre le contrôle absolu. Et tant que le comité ne sera pas certain que le régime va lui déléguer une certaine autorité, c’est-à-dire, que ce que le comité négociera avec le peuple sera respecté, il n’y a rien à faire.

L.S. : Bien qu’ils ne se soient pas réunis avec le régime, les membres du comité de négociations le font euxmêmes. Quelles sont les demandes de ce comité ?

CHEIKH : Le comité présente trois demandes principales. La première, la cessation de la répression des manifestants et surtout de la violence et des morts. La deuxième, la libération de tous les prisonniers politiques. Et la troisième, de nous laisser parler avec les médias nationaux et étrangers directement et expliquer la situation. Après l’on travaillera au démantèlement du strict appareil de sécurité. C’est-à-dire, que le système judiciaire soit indépendant de l’appareil de sécurité. Quand ceci arrivera, tout suivra son cours, les gens seront jugés par la voie légale, l’on pourra modifier la loi des partis, l’on pourra faire confiance au système et peu à peu nous avancerons vers un système plus démocratique et représentatif.

L.S. : Et pour ce qui est de l’opposition dans les rues, comment voient-ils les négociations ? Les affrontements armés sont-ils possibles ?

CHEIKH :En réalité, le rôle du comité de négociation est de faire pression sur les responsables des révoltes. Tel que j’ai dit auparavant, il s’agit de cheikhs, de leaders religieux, de leaders tribaux et de familles économiquement puissantes dans un groupe donné de la société. Ce sont des personnes qui ont le pouvoir et la capacité d’influencer les rues. S’ils disent que les protestations doivent continuer, elles continuent. S’ils demandent qu’elles s’arrêtent, elles s’arrêtent. De son côté, le comité de négociation est composé de personnes respectées dans la société syrienne, capables de contacter et coordonner les leaders locaux et paralyser les protestations s’il existe une promesse de réformes réelles. Cependant, je dois admettre qu’aujourd’hui, nous avons 70 % de possibilités d’arrêter les révoltes, dans deux semaines se sera 60 % et après un mois 30 %. De continuer ainsi, il arrivera un moment où il sera pratiquement impossible d’arrêter les affrontements et les protestations. Mais le gouvernement ne s’est toujours pas réuni, pas une seule fois, avec le comité de négociation. En ce qui concerne les affrontements armés, beaucoup de gens en Syrie ont des armes. Par exemple, à Jaramana [quartier chrétien de la périphérie de Damas, où vivent beaucoup de réfugiés iraquiens] il y a des armes. À Duma [quartier périphérique de Damas et lieux de répressions violentes par le gouvernement] ce sont des paysans et tous les paysans ont des armes. Pour le moment, l’usage de la violence par les manifestants est contrôlé. Ils n’ont pas utilisé d’armes, mais nous ne savons pas combien de temps encore on pourra les contenir. Le peuple est indigné par la disproportion de la répression et le nombre de morts. J’ai fait un sermon pour plusieurs victimes mortes aux mains de la répression militaire. Parmi eux, quelques parents m’ont confié les atrocités commises. Nombre d’entre eux n’ont pas pu enterrer leurs morts. Les victimes de la répression sont beaucoup plus nombreuses que celles officiellement reconnues ou même que celles qu’indiquent les organisations des droits de l’Homme. Certaines personnes m’ont confirmé que leurs membres de leurs familles ont été séquestrés dans les hôpitaux après avoir été blessés dans les protestations et enfermés vivants dans les chambres frigorifiques, raison pour laquelle personne n’emmène les blessés dans les hôpitaux. Je suppose que vous avez entendu parler des jeunes de Deraa [ville épicentre des protestations syriennes]. Environ 25 jeunes, dont certains de 11 ans, furent arrêtés. La moitié d’entre eux furent torturés, on leur a arraché les ongles des mains en tant que châtiment pour les graffitis contre le régime. Lorsque les parents de deux des principales familles tribales de Deraa se rendirent au commissariat pour réclamer leurs enfants, le chef de police les insulta avec de très mauvaises manières. Les gens sont fatigués de voir leurs droits piétinés. Qui plus est, si le régime réussit à faire taire les protestations à base de répression et d’arrestations, je suis sûr qu’après un, deux, trois mois, elles resurgiront et avec plus de force. C’est une question de temps que le régime ne chute s’il n’accède pas à des réformes réelles. Une question de temps.

L.S. : Beaucoup de rumeurs circulent sur des groupes armés, des hommes masqués qui ont tiré indistinctement aussi bien sur la population que sur les militaires syriens sans que personne ne réclame la responsabilité des attaques. Avez-vous une idée de qui il s’agit ?

CHEIKH :Selon mes informations, il s’agit de groupes mafieux liés aux affaires de la drogue. Ils sont confrontés au régime et ils ont trouvé le moment propice pour semer le chaos et envoyer un message d’avertissement au gouvernement pour qu’il les laisse tranquilles.

 L.S. : Vous ne croyez pas qu’il s’agit de salafistes étrangers, tel que le prône le régime ?

CHEIKH : Non, absolument pas. Jusqu’ici les salafistes n’ont pas pris les armes en Syrie.

L.S. : Les Frères musulmans syriens se sont unis aux protestations officiellement. Quel rôle croyez-vous qu’ils jouent réellement ?

CHEIKH : Le pouvoir réel des Frères musulmans syriens est très limité. Peu de figures ici sont capables d’influencer les rues. La plupart se trouvent dans les villes de Homs et Hama au Nord, et Deraa dans le Sud. Mais, comme je disais, ils ont un rôle très limité. En tant qu’idéologie ils ont beaucoup de partisans puisque finalement il s’agit de la religion, de l’islam, et en Syrie la majorité est musulmane, ainsi donc l’idéologie religieuse est partagée par de nombreuses personnes. Mais au niveau politique et de l’action, il existe très peu de Frères musulmans et ils n’ont pas un pouvoir réel dans les rues.

L.S. : Quel est, selon vous, le degré d’influence des révoltes tunisienne et égyptienne en Syrie ? Et, pourquoi croyez-vous qu’elles se produisent maintenant ?

CHEIKH : Pourquoi maintenant ? Dieu seul le sait. Je crois qu’il s’agit d’une question d’endurance. Si vous me permettez d’utiliser une métaphore, les révolutions dans le monde arabe sont comme un ballon. L’on souffle, il gonfle, il continue à gonfler. Mais il existe un volume maximum d’air que le ballon peut encaisser. Lorsque l’on dépasse la limite, le ballon explose. Et c’est ce qui arrive aujourd’hui. Je suis très fier du peuple arabe, surtout des Yéménites. Les Tunisiens, les Égyptiens ou les Syriens ont eu plus d’opportunités d’accéder à l’éducation. Au Yémen, non. La pauvreté leur a volé jusqu’à ce droit, celui de se cultiver dans les universités et les écoles. Cependant, ils sortent par millions, des hommes, des femmes qui défient le régime. Je suis très fier du peuple yéménite, c’est celui dont je suis le plus fier de toutes les révoltes arabes. Ils m’ont fait verser des larmes. L’unité et la détermination qu’ils ont montrées, malgré la répression, sont admirables. Dieu est grand et bénis soient-ils.

L.S. : Ces derniers jours, plus de 4 000 opposants au régime ont été arrêtés. Comment ceci touche les révoltes ?

CHEIKH : Ils arrêtent ceux qui peuvent faire pression sur les rues. De même que des jeunes activistes et blogueurs. Même des femmes. Il y a eu une manifestation de femmes face au Parlement syrien et 15 d’entre elles furent arrêtées. Un autre groupe de femmes tenta de rompre le blocus à Deraa pour livrer des aliments et des médicaments et elles furent arrêtées aussi. Mais il n’y a pas suffisamment de prisons pour enfermer tout le peuple syrien. Et, comme je vous dis, même si les protestations dépérissent, elles reviendront jusqu’à ce que le peuple reçoive ce qu’il demande et mérite.

L.S. : Cependant, beaucoup de Syriens appuient Bachar al Assad…

CHEIKH : Il y en a, mais beaucoup d’entre eux sont payés pour le faire. D’autres se tiennent cois par peur. Ils ont vu les effets de la répression et ils ont peur de parler ou sortir dans les rues. Ils craignent aussi une guerre civile qui mette fin à la stabilité, à leurs travails. Avec tout, ceux qui se maintiennent en attente veulent aussi un changement vers le mieux, leur donnant plus de libertés et de droits et, si la révolution triomphe, ils s’uniront.

L.S. : Le rôle des mukhabarat est crucial dans la répression des révoltes. Il n’existe pas de chiffres officiels sur combien de personnes travaillent pour le régime. Vous en avez une idée ?

CHEIKH : Les chiffres dont dispose l’opposition sont d’un demi-million. Mais ce chiffre augmente si l’on compte les jeunes infiltrés dans les universités. C’est comme une branche juvénile, captés à 15 ans et travaillant en tant qu’informateurs pour le régime de toute activité contraire au gouvernement. Ils sont partout.

L.S. : Vous sentez-vous confiant sur le fait que la révolution syrienne, si on peut l’appeler ainsi, triomphera et renversera le régime ?

CHEIKH : Avec l’aide de Dieu, elle le fera. Il s’agit d’un processus inévitable. Si ce n’est pas demain, ni dans un mois ou deux, ce sera dans six mois ou un an. C’est une question de temps. L’ambiance dans la région aidera à maintenir le courage dans les protestations et si la communauté internationale pressione sans interferir, cela peut aussi nous aider.

L.S. : Récemment libéré, craignez-vous pour votre vie ?

CHEIKH : Oui, parfois. Mais je ne suis qu’un grain de sable dans un processus beaucoup plus grand. J’ai peur, oui, mais ce qui est en train d’arriver en Syrie et dans le monde arabe est tellement grand que cela me donne le courage de continuer. Ce sera ce que Dieu voudra. Au moment de rédiger cet entretien, le cheikh a de nouveau été incarcéré, et il est toujours porté disparu.