afkar/idées
Co-édition avec Estudios de Política Exterior
Egypte : gouvernance, société civile et politique
Les rassemblements protestataires sont devenus un mode d’action classique, dépassant celui du milieu traditionnel des élites intellectuelles et politiques de la capitale.
Sarah Ben Néfissa
L’une des prescriptions de la « bonne gouvernance » en direction des pays du Sud est le rehaussement du statut de la société civile afin que cette dernière devienne un acteur à partie entière du développement au côté des Etats et du secteur privé. En ce qui concerne les pays autoritaires, l’encouragement international aux sociétés civiles a également été pensé comme un des facteurs pouvant provoquer le « passage à la démocratie ». Il s’agit là d’une des thèses de ce que l’on dénomme la transitologie, à savoir cette science qui vise à mettre en exergue les différents facteurs pouvant provoquer la démocratisation des régimes. Cette thèse a subi des critiques acerbes de la part de certains politologues, pour qui la société civile ne peut pas démocratiser un système politique car la démocratisation doit d’abord s’inscrire dans les espaces du politique, à savoir partis politiques et élections. A partir de là, ne convient-il pas d’inverser la problématique générale de la démocratisation « via les sociétés civiles » et de s’interroger sur la façon dont les systèmes politiques autoritaires arrivent à se réactualiser à travers notamment la promotion internationale de la société civile ?
De ce point de vue, l’expérience égyptienne est exemplaire. Les revendications démocratiques des activistes civils du « mini-printemps égyptien de 2005 » ont abouti à l’inverse des résultats souhaités et on assiste à un véritable verrouillage autoritaire du système politique. Toutefois, le développement actuel d’une société civile qui se mobilise collectivement et s’articule aux médias, montre comment dans le cadre de la mondialisation, la réactualisation autoritaire d’un Etat n’entre pas en contradiction avec des mutations de son espace public vers plus de liberté d’expression et d’action. Ainsi donc, les discours performatifs sur la « promotion internationale de la société civile et de la démocratie » et leur utilisation par les acteurs locaux, tout en n’ayant pas permis « le passage à la démocratie » de l’Egypte, produisent des effets politiques pour le moins contradictoires. L’objectif de cet article sera de mettre en relief les caractéristiques de la société civile égyptienne de ces deux dernières décennies. Quels sont les enjeux politiques de la promotion de la société civile par les pouvoirs publics égyptiens à partir de la seconde moitié de la décennie quatre-vingt-dix ? Quels sont les impacts politiques et sociaux contradictoires d’une telle orientation ?
Les enjeux politiques de la promotion de la société civile par les pouvoirs publics
Jusqu’à la moitié des années quatre-vingt-dix, le paysage « civil » égyptien était enfermé dans le cadre des relations entre les deux acteurs dominants de la société civile et politique, à savoir, l’Etat et les Frères musulmans. Les organisations dites de la société civile, notamment les associations, étaient et sont des sortes de démembrement de l’administration chargé de pallier le désengagement social de l’Etat. De ce point de vue, les concepts mis en exergue par Béatrice Hibou de « privatisation » et de « décharge » peuvent parfaitement être utilisés pour analyser le secteur associatif égyptien. En fait, ce secteur participe de la stratégie du régime politique de dépolitisation des institutions politiques, notamment sur le plan local. Il est même possible de poser l’hypothèse que les associations égyptiennes ont constitué et constituent jusqu’à aujourd’hui des sortes de « municipalités par défaut » qui présentent l’avantage, pour l’Etat, d’éviter la « politisation » de la chose publique locale et de prolonger l’interdit du politique qui caractérise ses structures administratives locales. L’encouragement de l’évergétisme des « hommes d’affaires » et du rôle social de ces derniers via le secteur associatif demeure sous la haute surveillance de l’appareil étatique et politique. La relation clientéliste entre le secteur public et le secteur privé met à mal les injonctions de la « bonne gouvernance ».
Le secteur privé ne s’investit que dans les organisations de la société civile proche de l’appareil d’Etat et notamment sur le plan local. Ces observations justifient d’analyser l’association égyptienne d’abord comme un espace de médiation supplémentaire entre l’Etat et la société. Le secteur associatif contrôlé par les Frères musulmans participe de la privatisation de l’appareil d’Etat égyptien et y contribue. Il a également pour particularité de s’autonomiser de l’appareil d’Etat : il dispose d’un capital de confiance car il « colle » aux systèmes de représentations sociale et religieuse. Il attire également les donateurs du secteur privé interne et des pays du Golfe. Leurs domaines de prédilections sont les services médicaux et éducatifs. Dans le cadre d’un secteur public soit absent soit complètement déficient et d’un secteur privé performant mais onéreux, les Frères musulmans ont mis en place un secteur « à prix moyen » qui a attiré vers lui les couches moyennes paupérisées tout en résorbant une partie du chômage des médecins et des enseignants. Le secteur associatif islamique s’autonomise des pouvoirs publics car il s’articule aux dynamiques participatives « informelles » encastrées dans le corps social en les valorisant à partir d’une vision positive de la société et l’individu.
Il est possible de parler d’une société civile islamiste ancrée dans la morale religieuse de l’individu, telle qu’analysée par Olivier Roy. La moitié de la décennie quatre-vingt-dix a signalé la fin du compromis historique entre les Frères musulmans et les pouvoirs publics égyptiens. Ces derniers ont compris que la « promotion internationale de la société civile » pouvait être utilisée pour des enjeux politiques internes, la lutte contre les Frères musulmans et pour des enjeux économiques et financiers. Cette stratégie s’est manifestée par la mise en place de tout un système para administratif capable de capter l’aide internationale en direction de la société civile et éviter autant que possible que les fonds ne transitent directement des bailleurs aux organisations de la société civile. C’est ainsi que des Hauts Conseils, des institutions et des agences aux statuts complexes ont été fondées dont le but principal est « d’encourager la société civile égyptienne » et instaurer des rapports partenariaux entre cette dernière, le secteur privé et les pouvoirs publics. Cette multiplication de structures médiatrices entre le « dedans » et le « dehors », tout en remettant en cause l’ancien monopole du ministère des Affaires sociales sur les associations égyptiennes, ne signifie pourtant pas une diminution de la « volonté » de contrôle de l’Etat mais plutôt une modification de sa nature avec notamment une remontée vers le « haut » du contrôle des associations.
C’est désormais au niveau de l’institution et présidentielle ainsi que du président du Conseil des ministres que se réalise la surveillance. De même, la multiplication des structures de médiation provoque une sorte de dédoublement des structures administratives en charge des associations. La multiplication des structures et des organismes en charge de la société civile a provoqué également une sorte d’assouplissement dans la marge de manoeuvre de certaines associations chargées de mettre en place les différents projets concernés par l’aide internationale. Un tel phénomène a modifié partiellement le paysage civil dans le pays et notamment le secteur associatif enregistré officiellement. Si le « social » et le « développement » continuent à être les qualificatifs les plus importants du secteur associatif enregistré, une plus grande mansuétude des pouvoirs publics se révèle envers la demande de création d’associations pour des objectifs non spécifiquement « sociaux » comme les associations de défense des consommateurs et de défense des droits de la femme, des enfants, de l’environnement, des espaces verts, micro finance. C’est ainsi que les pouvoirs publics ont repris à leur propre compte certains thèmes défendus par les organisations civiles égyptiennes en fonction de leurs risques politiques pour le régime.
Les réformes du statut de la femme et de l’enfance peuvent être considérées comme typiques de cette nouvelle politique. De cette manière, les pouvoirs publics sont arrivés à dépolitiser une question politique majeure en Egypte : celle de l’application de la Loi islamique dont les Frères musulmans se sont présentés comme les défenseurs. Cette nouvelle mansuétude de l’Etat envers les thèmes défendus par les organisations civiles a toutefois des limites. Celles qui défendent des causes politiques et les droits de l’homme n’ont pas encore de statut légal clair. Elles demeurent jusqu’à aujourd’hui dans une situation de « ni permis ni défendu ». Le régime ne craint ni leurs importances numériques, très faibles, ni leurs poids politiques internes, mais il craint les fortes connexions in ternationales de ces « cosmopolites enracinés » qui forment la « société civile droit de l’hommiste ». Il s’agit de ces élites intellectuelles et politiques qui sont passées d’une scène politique à une autre, face à la fermeture du système politique égyptien : scène étudiante dans les années soixante-dix, puis partisane et syndicale dans les années quatre-vingts et enfin les organisations des droits de l’homme à partir des années quatre-vingt-dix. C’est notamment à partir de 2004-05, au moment des pressions américaines sur le régime de Hosni Moubarak dans le cadre de la doctrine du Grand Moyen-Orient, que ces collectifs vont révéler toute leur importance dans le cadre notamment du mouvement Kifaya.
Mobilisations collectives et mutations de l’espace public
Les collectifs et organisations des droits de l’homme en Egypte et dans le monde arabe se particularisent par des traits distinctifs communs par delà la diversité des situations : élitisme de leur composition, faible renouvellement de leurs membres et de leurs dirigeants, manque de démocratie interne et bureaucratisation, conflits multiples et personnalisation du pouvoir, faiblesse voire inexistence de la communication avec leurs propres sociétés, limitation de leur dialogue avec les seuls pouvoirs publics et avec les organisations étrangères et internationales, effets pervers de cooptation du nouveau personnel politique de ces régimes dans ces associations sans passer par la voie élective, privation des Etats arabes de la compétence d’élites qui jouent, au sein des sociétés civiles, des rôles politiques au « rabais »… Or ce qui parraissait comme des défauts, s’est révélé au courant des années 2004 et 2005 au moment des pressions américaines pour la démocratisation du régime de Moubarak, bien au contraire, comme des facteurs adjuvants pour s’imposer, à travers notamment le mouvement Kifaya, comme des véritables acteurs politiques sur la scène interne.
C’est au sein de ces organisations situées à la fois « dehors » et « dedans », pour reprendre l’expression de Pierre-Jean Roca, que les activistes égyptiens ont acquis des savoir-faire qui leur ont permis d’adapter leurs discours et modes d’actions à la nouvelle régulation mondiale : la connaissance du langage international dominant, les relations avec les acteurs étrangers et internationaux, le fonctionnement en réseau et surtout l’importance des médias étrangers et des nouveaux moyens de communication. La conversion de ces compétences au sein de Kifaya, alors même que le régime Moubarak subissait des pressions américaines, leur a permis de se ménager de nouvelles marges d’expression et d’action, et a révélé leur efficace politique, bien supérieure à celle des formations politiques existantes, y compris les Frères musulmans. Ces formations classiques, prisonnières de la scène politique interne et captives des calculs, compromis et calendriers électoraux, ont été dépassées par les activistes civils et les militants politiques non organisés qui ont ainsi occupé le terrain de la demande démocratique tout au long de l’année 2005 en Egypte. Les résultats politiques de leur mobilisation ont abouti quasiment aux contraires des buts souhaités. Toutefois, les réformes politiques anti-démocratiques qui concernent les espaces du politique institutionnel ne peuvent rien contre les mutations de l’espace public vers plus de liberté d’expression et d’action.
L’espace public égyptien s’est à la fois mondialisé et médiatisé. Les libertés d’expression, de publication et de communication se sont considérablement renforcées avec l’apparition de nouveaux journaux indépendants, le développement des émissions de télévision des chaînes privées satellitaires et des chaînes nationales, des sites Internet et des blogs et enfin de la téléphonie mobile. La plupart des tabous qui caractérisaient le débat public égyptien ont été levés, aussi bien les politiques (présidence et famille présidentielle, armée…) que les tabous religieux (rapports entre musulmans et copte, « nouvelles » religions…) et sociaux. Les manifestations et les rassemblements protestataires médiatisés sont devenus un mode d’action classique en Egypte. Enfin et peut être surtout, il y a aujourd’hui une multiplication et une diversification des mobilisations collectives qui touchent toutes les catégorie de la population et qui concernent des thèmes extrêmement variés : vie chère, chômage, condition de travail, retraite, harcèlement sexuel, questions identitaires. L’importance de ces mobilisations est le fait qu’elles dépassent de loin le milieu traditionnel des élites intellectuelles et politiques de la capitale. Ainsi donc, la question des réformes politiques annoncées et promises produisent des effets de réalités non négligeables même dans les milieux a priori les moins politisés du pays et les moins mondialisés. Bien que ces mobilisations n’aient pas d’agenda politique commun et ne soient pas reliées à des formations politiques, il semble tout à fait légitime de les analyser en tant que modes alternatifs d’expression et d’action politique face à la définition dépolitisée de l’activité politique imposée par le régime égyptien. Ce qui se passe en Egypte a le mérite de rappeler que le « non passage à la démocratie » n’est pas forcément synonyme de soumission des sociétés à l’autoritarisme et à la dépolitisation. Il a également le mérite de poser que les analyses des formes et des configurations du politique dans le Nord comme dans le Sud, ressortissent, aujourd’hui encore plus qu’hier, des mêmes protocoles d’interrogation comme l’attestent les travaux récents, dans les pays de « vieilles démocraties » sur les formes de participation non conventionnelle, enfin et surtout sur la nécessité de sortir de la fausse dichotomie entre politisation et dépolitisation.