Tirer les leçons de la COVID-19 : repenser la viabilité des finances publiques

Les effets de la Covid dans la région ont été asymétriques: les taux de croissance estimés pour 2020 oscillent entre 3,5 % pour l’Égypte et -7 % pour le Maroc et la Tunisie

Roger Albinyana, directeur du département de Politiques régionales méditerranéennes et développement humain, Institut européen de la Méditerranée (IEMed), professeur associé à l’Université de Barcelone

Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, la pandémie de la Covid-19, même si elle est d’une intensité jamais vue au cours des 40 dernières années dans l’ensemble de la région, a eu des effets très asymétriques entre les pays du Sud de la Méditerranée. Les taux de croissance économique estimés pour 2020 oscillent entre 3,5 % pour l’Égypte et -7 % pour le Maroc et la Tunisie (FMI, 2020), sans inclure ici les projections pour des économies comme celles de la Lybie et du Liban, conduisant à des contractions de la valeur ajoutée très supérieures en raison des conflits politiques et civils, qui ne trouvent pas leur origine dans la pandémie.

L’économie égyptienne est la seule à avoir connu une croissance pendant cette période dans la région, en raison des restrictions laxistes imposées et des mesures d’ajustement macroéconomique antérieures à la pandémie. L’ampleur de ces chutes de la production agrégée est sans doute due, tout d’abord, à l’intensité des mesures qui ont restreint l’activité économique tout au long de l’année 2020. Elle tient aussi à l’impact de ces mesures sur la structure sectorielle des économies et à leur exposition à d’autres marchés, qui ont vu leur activité économique fortement réduite, comme le marché européen. Par conséquent, des pays comme le Maroc ou la Jordanie qui ont imposé d’énormes restrictions sur la mobilité et sur l’activité économique depuis le mois de mars 2020, contrastent avec d’autres pays comme l’Égypte, qui ont adopté une politique de restrictions beaucoup plus laxiste et dont le tissu économique est plus important et, donc, plus résistant aux chocs provoqués par la pandémie.

Pour l’ensemble des régions du Sud de la Méditerranée, les secteurs économiques dépendant d’une plus grande mobilité, comme le commerce ou les investissements étrangers, le tourisme et les envois de fonds, sont les plus touchés par la pandémie et ceux qui provoquent de lourdes pertes de valeur ajoutée. Et ce, sans compter que dans ces pays, l’évolution économique dépend aussi en grande partie des prix des matières premières, en particulier des hydrocarbures, tant pour les exportateurs – l’Algérie et la Lybie –, comme pour les importateurs – le reste des pays –, ce qui a eu un impact sur la croissance économique, en raison de la volatilité des prix et de la demande enregistrée tout au long de l’année 2020.

Défis structurels d’ordre socioéconomique

l serait trop simpliste d’attribuer les problèmes auxquels doivent faire face ces pays aux simples effets pervers posés par la pandémie, sans tenir compte du grand éventail de défis d’ordre socioéconomique et de développement humain auxquels ils se heurtent depuis plus d’une décennie. En effet, ces défis structurels limitent considérablement le progrès en matière de développement humain et montrent que la croissance économique enregistrée dans la plupart des pays du Sud de la Méditerranée, au cours des dernières décennies, n’a pas été inclusive (FMI, 2018). Les domaines dans lesquels se trouvent ces défis sont les suivants :

– le marché du travail dans la région fait preuve d’une incapacité à créer suffisamment d’emplois durables et de qualité, permettant d’absorber toute l’offre de travail existante, en particulier des jeunes diplômés, les incitant à chercher des débouchés désespérés comme l’émigration vers l’Europe et les pays du Golfe. Le taux de chômage des jeunes dans la région se situe autour de 30 % en moyenne et s’est maintenu inchangé avec, dans certains cas, une tendance à la hausse au cours des 10 dernières années (OIT, 2020). Étant donné que la population jeune (15-29 ans) représente un peu moins de 30 % de la population totale, une part non négligeable, le double que celle des jeunes dans les économies de l’OCDE, leur exclusion du marché du travail peut être considérée comme le premier facteur d’instabilité politique, sociale et économique dans la région et le premier facteur expliquant l’émigration des jeunes, même au risque de ruiner leurs propres vies ;

– l’économie informelle atteint des taux très élevés, soit 34 % du PIB et 71 % de l’emploi au Liban ou 63 % de l’emploi au Maroc (GiZ, 2019). Ce secteur de l’économie produit une précarisation du marché du travail et invisibilise ses populations, les exclue de tout type de protection et de droits sociaux, en perpétuant leur exclusion du système économique réglementé et en entravant la mobilité sociale nécessaire, devant exister dans quelconque structure économique que ce soit ;

– l’exclusion de la femme de l’économie dans les pays du Sud de la Méditerranée, dont les taux de participation féminine au marché du travail sont les plus bas du monde et se situent autour de 20 % (Banque mondiale, 2020), entre 40 et 50 points audessous des taux de participation de la population active masculine. Ce fait exclut non seulement la moitié de la population de sa contribution au développement inclusif, mais il condamne aussi beaucoup de femmes à la pauvreté, à l’exclusion sociale et à la dépendance de l’homme dans le cadre d’une structure sociale et familiale anachronique et qui ne garantit pas une égalité effective. Cette situation pesante pour les femmes est aggravée par des cadres légaux qui ne considèrent toujours pas l’égalité des sexes et la lutte contre des pratiques discriminatoires ;

– le tissu économique, constitué à 95 % de micro-entreprises, de petites et moyennes entreprises (PME) qui sont, à leur tour, fondamentales pour la stabilité socioéconomique, ont d’énormes difficultés à accéder au financement et à l’internationalisation. En effet, en Égypte, seules 6 % des PME ont un accès régulier au financement public et privé et 95 % des petites entreprises n’ont pas de capacités d’exportation (World Bank Enterprise Survey 2017). Au Maroc, seules 18 % des PME ont un accès au financement tandis qu’en Tunisie seulement 12 % des PME ont des capacités d’exportation (Idem). Dans ce sens, sur l’ensemble de la région, 1,5 % de toutes les entreprises, dont seulement 0,4% des PME, bénéficient de la participation aux chaînes de valeur mondiales (EMEA, 2018), ce qui se traduit par un déficit manifeste d’internationalisation par rapport au reste des économies émergentes du monde ;

– le modèle de gouvernance publique présente des carences importantes au niveau du processus d’exécution de la politique publique en raison de la limitation des capacités des administrations. Ces déficits répercutent négativement, par exemple, sur la régulation du système éducatif et des politiques du marché de l’emploi, deux piliers fondamentaux des politiques publiques. De même, des années de régimes autoritaires et de patrimonialisme ont exacerbé la corruption par des pratiques telles que le clientélisme et le népotisme, qui sont très récurrentes dans de nombreux pays de la région (Banque mondiale, 2016). Ces formes de comportement corrompu ont eu un impact sur la qualité des services publics (Transparency International, 2019), se dressant comme un grand obstacle au développement humain durable. Au-delà de ses conséquences extrêmement négatives pour la démocratie et l’État de droit, la corruption complique la régulation du marché, entrave la croissance stimulée par le secteur privé et décourage l’investissement.

Les ravages et les réponses des politiques publiques à la pandémie

Les restrictions adoptées dans le fonctionnement normal de l’économie, avec plus ou moins d’intensité depuis le mois de mars 2020, ont non seulement provoqué une récession économique auto-infligée, mais elles ont aussi abouti à une augmentation considérable des niveaux d’endettement public. On estime qu’en 2020, la dette publique de la région MENA augmentera jusqu’à 95 % en moyenne du PIB (FMI, 2021), ce qui se traduira par une marge de manoeuvre budgétaire inférieure pour maintenir ou pour accroître les politiques publiques de protection sociale, en particulier pour les groupes de population les plus défavorisés.

Dans ce contexte, il semble raisonnable de conclure que, dans les pays les plus touchés par les conflits armés, les crises humanitaires et de réfugiés, l’effet de la pandémie sera particulièrement rude. Cependant, pour le reste des pays de la région, on s’attend également à des effets très néfastes en termes de croissance de la pauvreté et d’inégalités, ainsi que pour les groupes déjà vulnérables. Si dans l’ensemble de la région MENA on observe un rebond de l’indicateur d’extrême pauvreté depuis 2014 à la suite de la multiplication des conflits, à partir de mars 2020 la pandémie a aggravé cette situation et intensifié cette croissance de la pauvreté (Banque mondiale / PSPR, 2020). Cette tendance inquiétante à la hausse des populations pauvres dans la région (de 2,3 % en 2013 à 7,2 % en 2019) diffère de l’évolution de cet indicateur pour le reste des régions en voie de développement au niveau mondial, où l’on observe une baisse prononcée et continue de l’indicateur d’extrême pauvreté, depuis les années quatre-vingt-dix jusqu’à mars 2020 (Idem).

La croissance de l’extrême pauvreté est liée aux pertes d’emplois, tant dans l’économie formelle que dans l’économie informelle et donc à une réduction de la capacité du pouvoir d’achat des familles pour accéder à un panier moyen. De même, l’impact socioéconomique de la Covid-19 se traduit par un accroissement des indicateurs d’inégalité des revenus dans les pays du Sud de la Méditerranée. Ces indicateurs placent déjà la région comme l’une de celles concentrant les plus fortes inégalités du monde avant la crise de la Covid-19, dont les valeurs, selon le coefficient de Gini oscillent entre 27,6 en Algérie et 39,5 au Maroc ou 41,5 en Turquie (dernières valeurs estimées disponibles du World Bank Data 2021).

Dans ce contexte, on s’attend à ce que l’inégalité des revenus se creuse jusqu’à des niveaux qui n’avaient pas été constatés depuis les années quatre-vingt-dix (CESPAO, 2020). Les groupes de population les plus vulnérables, susceptibles d’être les plus affectés socio-économiquement par la pandémie, ce qui augmente potentiellement leur exclusion sociale, sont les femmes, les personnes âgées, les réfugiés et les immigrés en situation irrégulière, les enfants et les personnes handicapées. D’où l’importance, pour les pays, de disposer d’un vaste réseau public de protection sociale et de l’emploi, car il s’avère indispensable pour accroître la capacité de résilience de la population face à la crise pandémique, tout spécialement pour les groupes de population les plus vulnérables.

Dans ce sens, on estime que 55 % de la population mondiale n’a accès à aucun type de protection sociale (OIT, 2020) et, en particulier, parmi les pays du Sud de la Méditerranée les dépenses de protection sociale (hormis les dépenses en matière de santé) se situent autour de 7 % du PIB, alors que la moyenne pondérée dans les pays du Nord de la Méditerranée, s’élève à 17,7 % (Idem). À titre d’exemple: en Tunisie, 54 % de la population considérée comme personnes âgées perçoit une pension, pourcentage encore insuffisant, mais qui a augmenté au cours des dernières années de 33,8 % en 2015 à 54 % en 2017. En revanche, les allocations de chômage sont faibles dans toute la région et, en général, elles se concentrent sur une minorité de la population qui s’occupe de l’économie formelle. En définitive, la plupart des pays de la région déclarent que moins de 50 % de la population est couverte par la Sécurité sociale (OIT, 2018).

Les mécanismes d’aide sociale, en particulier les transferts monétaires et parmi eux, les transferts inconditionnels, sont nettement insuffisants, bien qu’ils aient été étendus au cours des dernières années et cela a de fortes répercussions sur la gestion de la crise économique. À cela il faut ajouter une réduction très significative des flux d’envois de fonds provenant des émigrants de pays tiers, principalement d’Europe, des pays du Golfe et d’Amérique du Nord qui, à leur tour, ont vu leurs revenus se réduire. Dans ce contexte, les pays encore les plus touchés sont la Palestine, le Liban et la Jordanie, dont les PIB dépendent des flux d’envois de fonds à 16 %, 13 % et 10 % respectivement (World Bank database 2021).

Tous les pays de la région ont mis en oeuvre des politiques sanitaires, fiscales, monétaires et financières pour atténuer l’impact de la pandémie. La politique fiscale a tout d’abord été utilisée pour atténuer les effets de la crise sur les familles et les entreprises, et des plans de relance, y compris quelques mesures extraordinaires, ont été importants. Dans cette lignée, les mesures en matière de dépenses approuvées par les gouvernements ont été ciblées sur le renforcement des allocations de chômage, les transferts monétaires aux ménages à faible revenu et les subventions aux PME, entre autres.

Une sortie à la crise socioéconomique découlant de la pandémie

Cette récession mondiale sans précédent s’inscrit dans un contexte marqué par des hauts niveaux de dette. Même s’il est vrai que les économies du Sud de la Méditerranée affichent des niveaux d’endettement plus bas, principalement dans les secteurs public et financier, il est également vrai que leur stabilité financière est conditionnée par les fluctuations des prix des matières premières, par la réduction des flux de commerce international et des investissements, les envois de fonds et le tourisme international, par la détérioration de leurs monnaies nationales et la qualité de crédit. Ce à quoi il faut ajouter une détérioration des conditions institutionnelles et politiques dans la plupart des pays, ce qui les placent sur une scène de gestion publique très complexe et extrêmement volatile, mais également face à la possibilité et au défi d’accélérer un programme de réformes pour répondre à quelques problèmes structurels relevés.

Différents organismes internationaux et régionaux ont participé avec des programmes d’aide immédiate ou d’assistance technique. Comme le Fonds monétaire international au titre de l’Instrument de Financement Rapide, dont tous les pays de la région ont bénéficié sauf le Maroc et l’Algérie, le paquet « TEAM Europe » lancé par les institutions de l’Union européenne et les différents programmes des agences des Nations unies ou encore l’assistance technique fournie par l’OCDE à ses partenaires de la région MENA. Tous ces programmes prétendent, entre autres, renforcer les capacités de l’État pour fournir une plus grande protection sanitaire, sociale et économique de leurs citoyens. Mais, bien que tous ces programmes soient essentiels pour aider à mieux affronter les effets de la pandémie, le défi d’une transformation continuelle est toujours énorme et les institutions nationales même de chaque pays sont les seules à pouvoir le faire. Dans ce contexte, à moyen et long terme, la nécessité de renforcer la viabilité des finances publiques revêt une importance considérable pour justement maintenir et affermir ces politiques publiques et, en définitive, un système public de protection sans lequel il est impossible de garantir un contrat social.

La nécessité d’accroître de manière substantielle les dépenses publiques va de pair avec des besoins accrus de financements publics, ce qui peut se résoudre, en théorie, par une augmentation des impôts, par la création d’argent ou par l’émission de dette publique. Au fil des années, on a assumé que le financement du déficit public repose sur l’émission de dette publique avec toutes les conséquences que cela implique pour les générations futures, qui devront rembourser ces sommes aux créanciers et en termes de perte de souveraineté pour les générations présentes et futures. Il est indispensable de réussir à réorienter les dépenses publiques vers les secteurs de l’éducation, de la santé et des politiques de protection et d’aide sociale, mais aussi de chercher à promouvoir une plus grande viabilité des finances publiques par une réforme des systèmes d’imposition.

Il s’avère contradictoire que la nécessité d’accroître la pression fiscale soit passée sous silence dans le débat public, ainsi que la nécessité que cette croissance repose principalement sur les groupes de population accumulant le plus de richesses, ce que l’on appelle une progressivité de l’impôt. Dans les pays du Sud de la Méditerranée, ce débat n’a pas été abordé avec la fermeté nécessaire, bien qu’il reste encore du chemin à parcourir. La crise que les pays de la région traversent en raison des effets de la pandémie oblige à lancer des politiques de transformation permettant d’avancer vers une croissance économique inclusive et visant à favoriser le développement humain durable.