
Les accords d’Abraham : perspectives régionales
La normalisation des liens entre Israël et certains pays arabes traduit une rupture géopolitique et un nouveau paradigme dans la région. La question est de savoir si d’autres franchiront le pas.
Elisabeth Marteu, docteure en science politique, chargée d’enseignement à Sciences Po Paris
Les accords d’Abraham signés le 15 septembre 2020, fruits d’une longue négociation tripartite entre Israël, deux États golfiens (Émirats arabes unis et Bahreïn) et les États-Unis, ont marqué un tournant dans la géopolitique moyen-orientale. La victoire du réalisme politique sur la symbolique transnationale de la cause palestinienne a suscité peu de réactions dans les capitales arabes. À la prudence des dirigeants, soucieux de ménager leurs relations avec l’administration Trump, s’est ajouté le désintérêt d’une partie des opinions publiques arabes et la crainte, chez certaines, de manifester une opposition qui aurait pu être sévèrement réprimée. La « facilité » avec laquelle le principe de « paix israélo-arabe sans paix israélo-palestinienne » a pu être vendu aux populations de la région, pourrait convaincre d’autres dirigeants de franchir le pas, à l’instar de ceux du Soudan et du Maroc qui ont normalisé leurs relations avec Israël respectivement en octobre et en décembre 2020. Néanmoins, l’arrivée d’une nouvelle administration américaine devrait plutôt freiner ces velléités, tant l’équipe Biden a plus à coeur de renouer avec l’Iran, que de rapprocher Israël de ses voisins arabes.
Les accords d’Abraham, symbole d’un monde arabe qui change ?
Historiquement, un consensus a longtemps existé parmi les pays arabes pour ne pas engager de relations avec Israël, considéré comme un pays ennemi. La résolution de Khartoum, votée le 1er septembre 1967 à l’issue d’un sommet de la Ligue arabe par huit États (Égypte, Syrie, Jordanie, Liban, Irak, Algérie, Koweït et Soudan), contenait dans son paragraphe 3 la règle dite des « trois non » : pas de paix avec Israël, pas de reconnaissance d’Israël et pas de négociations avec Israël.
Les premiers pays arabes à avoir brisé le consensus ont été l’Égypte avec le traité de paix de Camp David de 1978, puis la Jordanie en 1993 dans le sillage des accords d’Oslo. Tout en formalisant une reconnaissance mutuelle, ces accords de paix n’ont cependant pas permis de fluidifier et de normaliser les échanges entre les populations. Les relations sont restées essentiellement d’ordre économique (circulation de marchandises, échanges énergétiques, etc.) et sécuritaire, entre les forces armées et les appareils de renseignement. Les autres pays arabes ont, quant à eux, maintenu une position officiellement anti-israélienne au sein de la Ligue arabe, tout en déclinant des postures nationales contrastées. L’Algérie, la Libye, la Syrie et l’Irak, qui avaient appelé au boycott de l’Égypte, ont toujours défendu une ligne dure. Le Maroc et Oman ont endossé une posture modérée, voire distanciée. Les relations entre Israël et la Tunisie, qui a accueilli les dirigeants de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) (dont le numéro deux Abou Jihad assassiné par le Mossad à Tunis en 1988), ont évolué en fonction de l’actualité de la question palestinienne. Dans le Golfe, le plan de paix proposé par le prince héritier saoudien Fahd ibn al Aziz en 1981, a entériné l’idée que la résolution du conflit israélo-palestinien était une condition sine qua non de la sécurité régionale. Un rapprochement discret s’est opéré dans les années 1990-2000 entre Israël, le Qatar et Oman, puis avec Bahreïn et les EAU, à la faveur de la nomination de Mohammed ben Zayed au rang de prince héritier d’Abu Dhabi et au poste de ministre de la Défense de la fédération, en 2004. En 2002, les Saoudiens ont de nouveau proposé un plan de paix, communément appelée « Initiative de paix arabe », qui proposait la reconnaissance d’Israël en échange de la création d’un État palestinien.
Les EAU, Bahreïn et le Maroc n’ont donc jamais été les fers de lance de la lutte anti-israélienne. Outre le fait que chacun ait trouvé un intérêt stratégique national dans la normalisation avec Israël (front contre l’Iran et la Turquie pour Abou Dhabi et Manama, reconnaissance du Sahara occidental pour Rabat), ces trois monarchies n’ont pas eu à affronter de lourdes oppositions intérieures. Ces accords traduisent pourtant une rupture géopolitique et un changement de paradigme majeurs dans le monde arabe, la cause palestinienne ne faisant dorénavant plus office de ciment idéologique et Israël n’apparaissant plus comme le principal ennemi. Chaque gouvernement se concentre désormais sur ses intérêts et sa sécurité nationale dans une région traumatisée par les révoltes arabes de 2011, les basculements rapides de régimes et l’enracinement d’une menace terroriste de long terme.
La question se pose à présent de savoir si d’autres pays arabes franchiront le pas de la normalisation. Des pressions ont été exercées par les États-Unis sur Oman et l’Arabie saoudite. Mascate semble vouloir conserver des relations apaisées avec l’Iran et se tenir à distance de la conflictualité régionale. Riyad semble fébrile et redoute qu’un rapprochement avec Israël n’entache sa position de leader du monde sunnite et de gardien des lieux saints de l’islam. Le fait que les EAU aient été les premiers à assumer la normalisation en 2020, témoigne de son rôle croissant sur la scène régionale. La fédération se place au centre de l’échiquier politique moyen-oriental et se présente comme un allié indéfectible de Washington, principal artisan du rapprochement israélo-arabe. Les accords d’Abraham (suivis par les accords de paix avec le Soudan et le Maroc) prennent donc à revers l’initiative de paix saoudienne de 2002. Les Saoudiens savent qu’ils courent le risque d’être marginalisés. Pour autant, la normalisation saoudo-israélienne ne fait pas encore consensus en interne et devrait attendre la fin du règne du roi Salman. Elle devrait aussi dépendre de l’avenir politique du prince héritier, Mohammed ben Salman (MBS), qui s’est plusieurs fois exprimé en faveur d’un rapprochement avec Tel-Aviv.
L’arrivée de la nouvelle administration Biden, désireuse de réévaluer ses relations avec le prince héritier saoudien (MBS ayant été mis en cause dans l’assassinat de Jamal Khashoggi, dans un rapport déclassifié du renseignement américain) et de revenir dans l’accord sur le nucléaire avec l’Iran, n’augure pas d’une nouvelle vague de normalisations sous médiation américaine. Les conseillers Moyen-Orient de Joe Biden veulent rompre avec la politique étrangère de l’administration Trump. Leur priorité n’est pas de rapprocher Israël des pays arabes, ni de soutenir un front anti-iranien. Ils ont déjà annoncé la réouverture de la représentation palestinienne à Washington et le rétablissement des aides humanitaires aux Palestiniens (notamment à l’UNRWA). En ce sens, Washington ne devrait plus jouer les facilitateurs dans la normalisation israélo-arabe avec Oman et l’Arabie saoudite. Pour autant, il y a fort à parier que la relation bilatérale entre Tel-Aviv et Riyad continuera de se développer, tant les deux pays partagent les mêmes craintes vis-à-vis de l’Iran et du retour des États-Unis dans le Plan d’action conjoint (JCPOA).
Les opinions publiques arabes et la question palestinienne
Dans un sondage de l’Arab Barometer de 2018- 2019, à la question de savoir si des accords de normalisation avec Israël pouvaient être bénéfiques pour le monde arabe, 32 % des Soudanais répondaient positivement, 23 % des Égyptiens, 19 % des Libanais, 14 % des Jordaniens, 13 % des Marocains, 12 % des Algériens et 9 % des Tunisiens. Un sondage de l’Arab Barometer conduit en novembre 2020 en Algérie, Jordanie, Liban, Libye, Maroc et Tunisie, mettait en évidence que moins d’un citoyen arabe sur 10 s’exprimait en faveur des accords d’Abraham. Les critiques étaient particulièrement fortes en Jordanie (3 % d’avis favorables) peuplée à majorité de Palestiniens et descendants de Palestiniens, en Libye (7 %), suivis par la Tunisie (8 %) et le Maroc et l’Algérie (9 %). La surprise est venue du Liban qui, en dépit d’un soutien général inférieur à 20 %, est apparu comme le pays le plus favorable à l’accord de normalisation avec Israël. Ces chiffres méritent toutefois d’être affinés en fonction des appartenances communautaires, puisque la moitié des chrétiens se sont exprimés positivement, comparativement à seulement 11 % des druzes, 6 % des sunnites et moins de 1 % des chiites. Ces données traduisent des sensibilités politiques différentes héritées de l’histoire des groupes confessionnels libanais (positionnement dans la guerre du Liban, poids du Hezbollah, etc.).
La variable générationnelle semble peu significative, puisqu’au Liban ce sont les plus de 30 ans qui sont les plus favorables à la normalisation, alors qu’en Algérie ce sont les 18-29 ans. Si, dans le premier cas, cela pourrait témoigner d’une lassitude, dans le second cas cela mettrait au jour une volonté des plus jeunes de dépasser l’opposition systématique à Israël. La progression de l’image positive d’Israël chez cette tranche d’âge pourrait aller de pair avec la défiance qu’ils expriment à l’égard de leurs propres dirigeants. En somme, le principal ennemi dans la région ne serait plus Tel-Aviv, mais les gouvernements arabes eux-mêmes, qui sont souvent à bout de souffle, corrompus et incapables de répondre aux aspirations de leurs populations. Pour autant, les données récoltées restent trop parcellaires pour en tirer des conclusions générales. Il faudrait pouvoir recouper l’âge avec d’autres variables, comme le niveau socioéconomique, l’insertion professionnelle et le passé/ parcours militant. Les milieux militants, qu’il s’agisse des associations des droits de l’homme ou des mouvements d’opposition (chiites dans la péninsule arabique, Frères musulmans, etc.) sont souvent plus enclins à défendre la cause palestinienne. Dans le prolongement du panarabisme, du panislamisme comme des courants transnationaux de défense des droits humains, ces groupes nourrissent une posture anti-israélienne et anti-américaine, toujours forte.
Les opinions publiques arabes restent donc, dans leur majorité, opposées aux accords de normalisation avec Israël, en l’absence de règlement de la question palestinienne, ce qui témoigne d’un désaccord évident avec la politique de plusieurs gouvernements de la région. Pour autant, les positions ont clairement évolué et rares sont ceux aujourd’hui, à vouloir s’opposer publiquement à leurs gouvernements sur cette question. Les accords signés avec les EAU, Bahreïn, le Soudan et le Maroc n’ont pas provoqué de manifestations d’ampleur dans le monde arabe. Hormis des critiques sur les réseaux sociaux, dans une certaine presse d’opposition et quelques manifestations (comme dans les Territoires palestiniens ou à l’appel des groupes islamistes au Maroc, par exemple) aucun soulèvement de masse n’a été observé.
La normalisation est encore plus clairement acceptée dans la péninsule arabique, où un sondage du Washington Institute for Near East Policy (WINEP) conduit en novembre 2020, a mis en évidence l’évolution positive des opinions publiques émiriennes et saoudiennes vis-à-vis d’Israël. Les Émiriens (47 % d’avis favorables) et les Bahreïnis (45 %) sont aujourd’hui les plus enthousiastes, suivis par les Saoudiens (41 %) et les Qataris (40 %). Ces chiffres tranchent avec ceux du Levant et d’Afrique du Nord. Ils mettent aussi en évidence l’alignement rapide des opinions publiques sur les décisions gouvernementales. En 2018, 44 % des Émiriens interrogés étaient encore opposés au développement des relations avec Israël. En juin 2020 seulement 4 % des Émiriens estimaient qu’il fallait autoriser les relations commerciales et dans le sport. Au mois d’octobre, après la signature des accords d’Abraham, ils étaient 18 %. Outre le fait que les interviewés sont soucieux de ne pas critiquer leurs dirigeants en public, ces chiffres témoignent d’une évolution évidente des opinions et des perceptions. À la question de savoir quelles devraient être les priorités de la nouvelle administration américaine, 28 % des Saoudiens interrogés ont répondu « trouver une solution au conflit israélo- palestinien », tandis que 25 % ont estimé qu’il fallait « travailler pour contenir l’influence et les activités de l’Iran ». L’idée défendue par Donald Trump et Benyamin Netanyahu qu’une paix israélo-arabe n’était plus dépendante d’une paix israélo-palestinienne est donc en train de s’imposer dans une partie des opinions publiques arabes, tant en raison de la « normalisation » de la place d’Israël au Moyen-Orient, que par la nécessité de se concentrer sur les problèmes intérieurs immédiats.
Les Palestiniens sont conscients du désintérêt et de la lassitude d’une partie de la région à leur égard. Dans un sondage du PCPSR (Palestinian Center for Policy and Survey Research) de septembre 2020, 86 % estimaient que l’accord avec les EAU bénéficiait seulement à Israël, 80 % ont défini la normalisation comme une « trahison », un « abandon » et une « insulte » et 70 % pensaient que d’autres pays arabes allaient rapidement faire la même chose. Ces réactions désabusées vont de pair avec une baisse significative du nombre de Palestiniens croyant encore à la faisabilité de la solution à deux États. Ils n’étaient plus que 39 % en septembre dernier, contre 45 % trois mois avant.
Les puissances non arabes (Turquie et Iran) : nouveaux chantres de la défense de Jérusalem et des Palestiniens
Le réalisme géopolitique des capitales arabes s’est matérialisé dans l’absence de condamnation, nationale ou via la Ligue arabe, des accords de normalisation, chaque pays voyant dans son acceptation ou son silence, un moyen d’apaiser ou de renforcer ses relations avec Washington. Seule l’Autorité palestinienne a convoqué une réunion d’urgence de la direction palestinienne, à l’issue de laquelle elle a dénoncé la « trahison de Jérusalem, d’Al Aqsa et de la cause palestinienne » par les EAU et les autres pays arabes.
Les seuls pays de la région à avoir publiquement condamné les accords de normalisation ont été l’Iran et la Turquie, puissances musulmanes non arabes qui se veulent aujourd’hui les chantres de la défense de Jérusalem et de la cause palestinienne.
Dans les années 1950-1970, Israël et l’Iran, deux alliés non arabes des États-Unis, entretenaient pourtant des relations d’ordre commercial et sécuritaire, dans un contexte de poussée soviétique et de montée du panarabisme. La « doctrine de la périphérie » développée par le fondateur d’Israël, David Ben Gourion, qui consistait à nouer des alliances au-delà des pays arabes, s’était naturellement portée sur la monarchie pro-occidentale iranienne. Au point qu’en 1977, le shah d’Iran et le ministre israélien de la Défense, Shimon Peres, signaient en secret un accord de coopération balistique. Cette entente a pris fin avec la révolution islamique de 1979, l’ayatollah Khomeiny dénonçant les liens du shah avec Israël, pays allié des États-Unis. Depuis lors, la rhétorique anti-israélienne et anti-sioniste de la République islamique n’a fait que se renforcer, notamment sous la présidence de Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013). L’Iran a ainsi qualifié les accords Abraham de « stupidité stratégique » qui « renforcera l’axe de la Résistance » dans la région, la normalisation des relations avec l’État d’Israël ne pouvant être « pardonnée ».
Quant à la Turquie, elle a été le premier État à majorité musulmane à reconnaître Israël en 1949. Elle a adopté une politique de neutralité vis-à-vis du conflit israélo-palestinien pendant la guerre froide. Les deux pays se sont rapprochés et ont développé leurs relations économiques dans les années quatre-vingt-dix. Tendues depuis l’opération israélienne « Plomb durci » dans la bande de Gaza (décembre 2008 – janvier 2009), les relations entre la Turquie et Israël se sont ensuite fortement dégradées en 2010 avec l’affaire de la flottille Mavi Marmara. Depuis lors, les relations bilatérales n’ont jamais retrouvé leur niveau d’avant la crise. Depuis qu’il a été élu président en 2014, Recep Tayyip Erdogan se veut même le héraut de la cause palestinienne. Il accueille sur son territoire des militants du Hamas, il a convoqué le sommet extraordinaire de l’Organisation de la coopération islamique après la reconnaissance par les États-Unis de Jérusalem comme capitale d’Israël en 2017 et a accusé Tel-Aviv de « terrorisme d’État » et de « génocide » après l’opération militaire israélienne à Gaza, en 2018. Pourtant, la Turquie n’a jamais rompu ses liens économiques avec Israël. Elle montrerait même des signes d’apaisement depuis l’élection de Biden, consciente de son isolement en Méditerranée et au Moyen-Orient et désireuse de donner des gages de bonne volonté à ses alliés. Mais pour Ankara, en signant les accords d’Abraham, les EAU « trahissent la cause palestinienne pour leurs propres intérêts », ce qui est une « hypocrisie impardonnable ». Les diatribes anti-émiriennes de la Turquie s’inscrivent dans un contexte régional crisogène qui oppose d’un côté les tenants de l’axe anti-Frères musulmans et anti-Iran (EAU, Égypte, Bahreïn, Arabie saoudite soutenus par Israël et la Jordanie) et de l’autre la Turquie, le Qatar et l’Iran qui trouvent des lignes de convergence circonstancielles.
En ce sens, la question palestinienne, et avec elle celle du troisième lieu saint de l’islam, semblent s’imposer comme une nouvelle ligne de fracture dans la rivalité géopolitique entre les puissances musulmanes régionales. Portée par l’exaspération du peuple palestinien et le délitement de son leadership politique, la cause palestinienne pourrait être récupérée par les deux puissances non arabes de l’islam politique ou favoriser des rapprochements avec des formes de contestation plus radicales des régimes arabes ; à moins que la nouvelle administration américaine n’ait l’intention de rejouer son rôle de médiation dans le conflit israélo-palestinien, à la faveur d’un rééquilibrage de sa diplomatie moyen-orientale.