Comprendre l’immigration à travers le cinéma

Le cinéma nous offre une vision plurielle de l’immigration et nous permet d’oublier certains préjugés sur lesquels s’est construit l’idée dominante

Javier de Lucas, professeur en philosophie du droit et en philosophie politique à Valence.

Comme le sait n’importe quel cinéphile moyennement informé, l’immigration a été dans le point de mire du cinéma depuis pratiquement ses origines. Pour cette raison, les possibilités qu’offre l’histoire du cinéma, pour la réflexion sur les mouvements humains et les flux migratoires, sont très vastes. C’est là le point de départ du projet que l’équipe de travail CIM (composée par des professeurs du réseau Cine y Derecho et des membres du Grupo de Estudios sobre Ciudadanía, Inmigración, Multiculturalidad y Minorías – GECIMm–, Groupe d’études sur la citoyenneté, l’immigration, la multiculturalité et les minorités de l’université de Valence, constitué en 1992 sous ma direction) proposa à l’Institut européen de la Méditerranée (IEMed) et qui a été développé dans le cadre du Dialogue sur les mouvements humains et les migrations – Barcelone, 2-5 septembre 2004.

Ce qui est certain, c’est que nous pourrions même parler d’un genre cinématographique sur l’immigration, représenté par des classiques tels que « L’émigrant » de Charles Chaplin, « America, America » d’Elia Kazan, « Les raisins de la colère » de John Ford, « Les émigrants » et « Le nouveau monde » de Jan Troël ou « Tous les autres s’appellent Ali » de Rainer Werner Fassbinder. Mais aussi par les plus récents « My beautiful laundrette», « Prick up your ears » ou « Dirty pretty things » de Stephen Frears, « Voyage vers l’espoir » de Koller, « L’America » d’Amelio, « La haine » de Kassowitz, « Salut cousin ! » d’Allouache, « Le thé au harem d’Archimède » de Charef, « Travail au noir » de Skolimowski, « Pelle le conquérant » et « Jérusalem » d’August, « La promesse » des frères Dardenne, « In this world » de Winterbottom, « East is East » d’O’Donnell, « Dancer in the dark » de Von Trier, « Joue-la comme Beckham » de Chadha, « Last resort » de Pawel Pawlikowski, ou « Clandestins » et « L’ange de goudron » de Denis Chouinard. La cinématographie espagnole offre également un certain nombre d’œuvres : parmi les plus récentes, et sans oublier le classique « Españolas en París » de Roberto Bodegas, il convient de rappeler « Saïd » de Soler, « Lettres d’Alou » de Moncho Armendáriz, « Bwana » d’Uribe, « Ilegal » de Vilar, « Salvajes » de Molinero, « Poniente » de Chus Gutiéez, « Cosas que dejé en la Habana » de Manuel Gutiérrez Aragón, « Flores de otro mundo » d’Icíar Bollain, « Las mujeres de verdad tienen curvas » de Patricia Cardoso, « Balseros » de Carles Bosch ou encore « En construcción » de Guerin. 

Mais si nous l’abordons depuis une perspective beaucoup plus vaste, nous pouvons affirmer que le phénomène de l’immigration constitue la toile de fond, le leitmotiv, de bon nombre des meilleurs exemples de deux genres classiques, le western et une grande partie du cinéma de science-fiction, voire même est à la base de l’existence des deux genres, puisque l’un et l’autre, de façon plus ou moins expresse, reposent sur les éléments caractéristiques du phénomène de l’immigration. 

Le western, en effet, réunit les thèmes du voyage, de l’espoir d’une autre terre, des problèmes liés au déplacement, à l’établissement et à la cohabitation entre deux grands types de groupes humains qui se différencient par leur caractéristique élémentaire : les premiers, qui étaient déjà là, et les seconds, qui arrivent ; à ceci s’ajoute, bien évidemment, la différence ethno-culturelle au sens le plus large. Et bien que pendant une grande partie de l’histoire du genre, l’unique perspective a été celle ethno-centriste du blanc conquérant / civilisateur, il est vrai que même dans la filmographie de certains des plus grands (en commençant par J. Ford, par exemple dans « La prisonnière du désert »), on retrouve des réflexions moins réductives et critiques, jusqu’au moment où il se produit un point d’inflexion (dont l’exemple pourrait être pris par exemple dans « Soldat bleu », « Little Big Man » ou « Le convoi sauvage ») qui essayera d’offrir l’autre perspective, à savoir celle de ceux qui étaient là les premiers, et qui sont même expulsés ou éradiqués de leurs terres : une perspective critique que beaucoup identifieront à travers le premier des films de la série « Un homme nommé cheval » – sans aucun doute bien plus qu’à travers le très récent, politiquement correct et oscarisé « Danse avec les loups ». 

Pour sa part, le cinéma de science-fiction est, dans bien des cas, une parabole sur la vision d’autrui, de l’étranger, et même explicitement de ce type d’étranger que sont les immigrés. 

Sans oublier tout ce qu’apportent à cet égard les films de science-fiction de série B sur le danger des « petits hommes verts », les envahisseurs, les voleurs de corps/d’esprits/de cultures qui, dans la plupart des cas, sont des plaidoyers qu’il convient de replacer dans le contexte de la vague maccarthyste de dénonciation de la menace du communisme, le genre science-fiction a souvent focalisé son attention sur le voyage, l’exploration (comme le classique de la télévision ensuite transféré au grand écran, « Star Trek »), mais aussi l’immigration, de notre vieille Terre vers d’autres paradis. 

Nous retrouvons également, à l’inverse, les voyages d’invasion, fréquemment sous l’archétype de « La guerre des mondes », en commençant peut-être avec « L’invasion des profanateurs de sépultures », jusqu’au récent « Independence day » (une fois de plus, un film qu’il ne faut pas voir comme une fiction, mais comme la transcription de la politique nationale des Etats-Unis) puis – cette fois-ci avec une merveilleuse ironie – « Mars attacks ! ». Mais en quelques rares occasions, il s’agit aussi de récits de voyages d’espoir, réalisés par les extra-terrestres à la recherche d’une terre promise, même si ce sont des films dont la vocation la plus classique est la simple distraction – en guise d’exemple, retenons « Men in black », et surtout le premier des deux. 

La thématique de la rencontre et des difficultés de la communication, de la cohabitation, a donné lieu à une grande partie des principaux films du genre, de « La planète des singes » à « Rencontres du troisième type » en passant par « Contact ». On peut cependant souligner, parmi les plus récents, la série des « Alien » qui évolue significativement de la confrontation entre deux réalités qui, bien qu’étrangères, à cause de leurs différences ne peuvent être qu’ennemies, à la complexité découlant de la constatation que la condition d’immigré, d’étranger, est tout simplement une question de perspective, de géographie, comme le montre le dialogue final d’Alien IV. Le film de Ridley Scott – basé sur le récit de Ph. K. Dick – « Blade Runner » peut également être interprété / vu comme une histoire de sans-papiers. 

L’atelier cinéma et immigration dans le cadre du Dialogue MHI : autres regards 

Mis à part ce qui précède, il est évident qu’il existe un autre genre cinématographique, expressément consacré à l’immigration, de type documentaire, qui offre une vision plus ajustée aux expériences des migrations, entendues comme des mouvements humains, des déplacements, d’une telle intensité – dans un contexte de mondialisation qui n’est absolument pas uniforme – que l’on peut aujourd’hui parler de véritable « déplacement du monde », dans plusieurs sens. Il convient de souligner qu’il s’agit d’un matériel cinématographique pluriel, tout au moins suffisamment pour contribuer à éliminer les préjugés ou les idées reçues qui réduisent l’immigration à un seul type de déplacement, lié à la « logique » du marché mondial du travail et au contexte occidental ou – encore plus réduit – européen. 

Or, sans écarter la possibilité de travailler à partir de genres cinématographiques de fiction, dans l’atelier, nous avons choisi de prendre comme point de départ les vastes possibilités offertes par le répertoire documentaire (au cours du dialogue et dans l’espace consacré au cinéma, les deux longs métrages de Denis Chouinard qui ont été présentés ont obtenu un grand succès auprès du public et de la critique : il s’agit de « Clandestins » et de « L’ange de goudron ». Il avait été programmé de projeter le court métrage de fiction « Happy day » (2003), du cinéaste marocain Abdeslam Kelay, mais malgré les efforts de l’IEMed et de l’équipe CIM, Kelay n’a pas obtenu à temps le visa nécessaire pour se rendre à Barcelone). C’est pourquoi nous avons tenté de structurer différents espaces de travail. 

En premier lieu, l’activité intrinsèque de l’atelier, composée de trois séances de travail et une autre de conclusions, sur laquelle je reviendrai plus en avant. 

Ensuite, une table ronde « Le regard du cinéma sur l’immigration », avec des réalisateurs de documentaires, courts ou longs, qui avaient apporté leur travail pour le présenter au Dialogue MHI, et à laquelle participèrent également des producteurs, réalisateurs, scénaristes et metteurs en scène de télévision (participation de Carles Bosch, réalisateur de « Balseros », Alicia Fernández, réalisatrice de « Europe : Paradis ou mirage ? », Félix Merino, réalisateur du « Voyage de Mazin », Issona Pasola, vice-présidente de l’Association internationale des produits audiovisuels de la Méditerranée –APIMED–, J. José Téllez, scénariste, journaliste de radio et de télévision, membre de « Redacción 7 », productrice de « Andalousie sans frontière » et de l’espace « Ne m’appelle pas étranger », et Denis Chouinard), qui débattirent sur les différents points de vue sous lesquels l’immigration a été abordée par le cinéma, et sur les difficultés à produire et réaliser de telles créations. 

Finalement, une rubrique continue de documentaires, courts et longs, en rapport avec l’immigration, en insistant tout particulièrement sur ceux utilisés dans l’atelier et ceux apportés par les cinéastes ayant participé à la table ronde. 

Le travail de l’atelier part d’une méthodologie simple. Il s’agit de présenter en premier lieu chacun des trois films montés par l’équipe de travail, à partir du matériel cinématographique cédé à l’IEMed pour le Dialogue MHI, afin de débattre par la suite, avec l’aide d’un matériel écrit, sur différents problèmes toujours liés au regard cinématographique, en s’aidant de trois questionnaires qui réunissent certains des principaux arguments autour desquels se centre le débat sur les flux migratoires actuels.

Ces films, que nous avons intitulé « Le départ et ses pourquoi » (sur les causes, les raisons et les circonstances qui influent sur la décision d’immigrer), « Le voyage et ses péripéties » (les types de voyage, les coûts, les dangers et les risques, le commerce du voyage, les différentes frontières) et « Ce qui les attend » (l’arrivée : entre les rêves et la réalité), se composent de séquences appartenant aux différents documentaires, avec un objectif simple : il s’agit d’offrir au spectateur une vision plurielle, quelquefois vertigineuse dans la succession des images, sur chacun de ces trois grands volets de réflexion qui ont été dans le point de mire des créateurs cinématographiques. 

Les trois films permettent de suivre des histoires très différentes sur l’immigration : leur différence réside dans leur contexte géographique, qui va de voyages intérieurs en Chine à la grande marée des balseros cubains, en passant par la traversée depuis l’Afrique noire jusqu’à la frontière méditerranéenne, ou encore les “dos mouillés“ à la frontière sud des USA. Une autre différence se réfère aux objectifs et aux raisons qui poussent à émigrer : ainsi, un cycliste burkinais part au Pays Basque pour améliorer sa formation ; des pêcheurs tunisiens tentent de gagner leur vie en Sicile ; des petites chinoises, pour pouvoir se rendre à l’école, doivent émigrer vers des villes éloignées de leur région ; un jeune mexicain gagne sa vie comme berger au Texas ; deux jeunes africains cherchent simplement du travail en Europe pour que leurs familles puissent mieux vivre. Autres différences dans les aléas du voyage, entre ceux qui voyagent légalement et ceux qui doivent souffrir les formes les plus diverses de déplacements clandestins. Et bien entendu, au moment de « l’accueil », les difficultés liées à la cohabitation dans les pays de destination. Mais dans tous les cas, ceux qui participent à l’atelier peuvent suivre, même de façon non linéaire, les différents éléments du processus migratoire souffert par des immigrés très différents. Ils ont aussi, bien évidemment, la possibilité de visualiser tous les courts et longs métrages dans leur intégralité, dans l’espace destiné au visionnage continu. 

Certaines des séquences correspondent à des documentaires très connus, comme « Balseros » sur les immigrés cubains aux USA, qui a été candidat aux Oscar. La plupart des autres sont des travaux qui ont obtenu une moindre diffusion, comme « La citadelle Europe » – un documentaire de Lamorrée sur le voyage des clandestins africains en Europe–, « Borders » – un travail de Nuri Querat sur la frontière, dans le contexte du conflit palestino-israélien –, « Mirroed Borders » – similitudes et différences entre pêcheurs siciliens et tunisiens qui émigrent vers la Sicile pour travailler –, « Le retour d’un berger » – de Moore et Werner, sur l’immigration des mexicains –, « Le voyage de Mazin » – une histoire de Félix Moreno avec un acteur iraquien – ,« Happy Day » – un court métrage de fiction de Kelay sur le sort réservé aux mineurs – « Go Pafadnam ! » – l’histoire de l’insolite voyage d’un cycliste burkinais au Pays Basque pour poursuivre sa formation sportive et retourner ensuite dans son pays pour gagner le tour –, « Têtes de maures » – les difficultés d’immigrés africains pour cohabiter dans une société plus fermée et définie : celle de la Corse. 

Nous voyons aussi des histoires sur la nostalgie et la douleur de la rupture avec la famille et le pays d’origine – comme dans le film de Pere Alberó, « Una mirada sobre el prado que llora » –. Et nous assistons à des modèles très différents de migrations, à l’écart du lieu commun des boat people, comme dans « Railroad to hope » – le documentaire de Nin Ying sur les migrations intérieures dans l’immense Chine –, « The fence » – dans lequel nous assistons à un témoignage complexe d’immigrés algériens sur la pression qui les oblige à émigrer –, « The travelling talesman » – où un immigré africain qui vit en Belgique depuis des années raconte des anecdotes sur le choc de l’immigration – ; nous incluons cependant aussi l’approche de ces lieux communs, comme par exemple dans « Europe paradis ou mirage » – un documentaire d’Alicia Fernández et Chus Barrera sur la tragédie des immigrés clandestins subsahariens. D’autres correspondent à des documentaires recueillant le témoignage de ceux qui ont souffert l’attaque raciste ou xénophobe d’El Ejido, et de ceux qui tentent de la justifier, mais présentant également des interviews avec d’autres immigrés, qui ne répondent pas à l’archétype (phobotype ?) de l’immigré clandestin, déguenillé et sans papiers, comme ceux présentés dans l’espace « Ne m’appelle pas étranger », réalisé par Téllez et l’équipe de « Redacción 7 » que dirige Paco Lobatón pour le programme de Canal Sur TV « Andalousie sans frontières », consacré à l’immigration en 2004. 

Nous pensons que ce matériel cinématographique, ce regard du cinéma sur l’immigration, a l’énorme capacité de faire oublier certaines des idées reçues, certains des préjugés sur lesquels s’est construit le regard dominant que l’on jette sur l’immigration, le regard que nous autres, qui sommes le centre du monde, lançons sur ces mouvements migratoires, un regard dont le propos fondamental est de classer et ainsi contrôler les flux migratoires, même si un tel propos exige d’ignorer la réalité. Un regard qui fait une distinction entre, d’une part, les bons et véritables immigrés (les travailleurs étrangers qui comblent des trous sur le marché du travail et qui, dociles, acceptent que leur présence soit invisible, instrumentale, temporaire) et, d’autre part, les mauvais/faux immigrés (les clandestins, ceux qui viennent par regroupement familial, les réfugiés et les déplacés). Un regard toujours ancré sur la vision simpliste du monde entre les natifs et les étrangers, et qui se voit forcé à conférer le caractère d’étranger à tous ceux dont la présence est nécessaire, mais que l’on se refuse à reconnaître comme des personnes, sur un même pied d’égalité. Un regard qui, restreint par les œillères d’un discours économiciste, ignore que les flux migratoires doivent nécessairement s’accompagner de profonds changements dans nos réponses aux questions essentielles. Qui sommes-nous ? Pourquoi avons-nous le droit d’être et d’appartenir à un groupe, et de décider au sein de celui-ci ? c’est-à-dire : Doit-il exister un véritable droit à la libre circulation ? La citoyenneté doit-elle être ouverte à l’inclusion de la pluralité, au-delà du lieu de naissance ? Sous quelles conditions ? Les réponses ne sont pas faciles à formuler, ni à mettre sur pied. Mais ce qui est évident, c’est que celles que nous utilisons aujourd’hui sont inefficaces et fausses. 

En effet, sans nier l’importance des mouvements migratoires liés à ce contexte géographique et à cette dimension du travail, il est vrai que les migrations –qui constituent aujourd’hui un facteur structurel de notre monde – possèdent une complexité et une diversité de causes, projets et manifestations qui n’autorisent pas une telle restriction de notre regard, et par conséquent de notre réponse à la réalité des migrations : un regard et une réponse souvent résolus en termes instrumentaux et donnant lieu à une vision inadéquate, car réductive. Une réduction qui recherche l’optimisation unilatérale du bénéfice que peut constituer la migration pour les pays récepteurs – par euphémisme dénommés « d’accueil », alors qu’il serait plus correct de parler de pays de « destination » ou de « réception » –, tout en insistant généralement sur une problématique du phénomène migratoire (pour ne pas dire une stigmatisation de celui-ci et de ses principaux acteurs, les immigrés). Une réduction qui constitue un parfait exemple de double langage et qui répond pratiquement toujours à des visions unilatérales, myopes et chauvines de la réalité des mouvements migratoires. Une réduction qui débouche sur l’utilisation de l’immigration comme une béquille politique, et empêche une véritable politique d’immigration, puisque celle-ci se consacre plutôt à faire de la politique (dans le sens d’électoralisme, de propagande) avec l’immigration.