Cinémas du Maghreb : identités discutées

Loin de se renfermer, le jeune cinéma maghrébin pénètre dans de nouveaux territoires thématiques, sans rompre avec les anciennes questions de la mémoire et de l’identité.

Alberto Elena

Nés, hormis certaines expériences constitutives isolées, dans les années soixante et soixantedix, les cinémas du Maghreb – aujourd’hui comme à l’époque, principalement du Maroc, d’Algérie et de Tunisie, vu que la Lybie et la Mauritanie n’ont jamais connu un véritable décollage dans ce domaine – traversèrent un premier moment de splendeur à l’abri du dénommé nouveau cinéma arabe, qu’ils ont tant contribué à promouvoir. Mais le déclin de ce vigoureux mouvement vers la fin des années quatrevingts, de même que l’effet cataclysmique de certaines transformations que l’on peut identifier globalement, mais de non moindre incidence sur la région (relance de l’hégémonie commerciale nord-américaine, concurrence de la télévision et la vidéo domestique, réduction du parc de salles cinématographiques en parallèle à la crise de fréquentation des spectateurs, etc.), ont progressivement confronté les cinémas du Maghreb à certains défis pour lesquels, sans aucun doute, la réponse n’était pas aisée. Le succès spectaculaire de Halfaouine (Férid Boughedir, 1990), aussi bien à l’échelle locale que dans sa projection internationale, impensable jusqu’alors pour une production arabe, nourrit l’optimisme et annonça, pour certains, une renaissance de ses propres cendres, liée à des formules plus « commerciales » que celles de la tradition d’auteur que les nouveaux cinémas avaient imposée. La prophétie, cependant, ne se matérialisa pas et les années quatre-vingt-dix furent de dures années de crise.

Situation générale

En Tunisie les sonnettes d’alarme ont sonné assez tôt avec le démantèlement de l’historique SATPEC (Société Anonyme Tunisienne de Production et d’Expansion Cinématographique) en 1994, laissant tous ses moyens entre les mains du puissant Tarak Ben Ammar, en attendant une rénovation efficace de la gestion qui n’aurait jamais lieu. La production cinématographique a donc été abandonnée au secteur privé et orpheline de tout appui étatique. La situation n’était point meilleure dans l’Algérie de la guerre civile (jamais déclarée). À la fin des années quatre-vingt-dix, le CAAIC (Centre Algérien pour l’Art et l’Industrie Cinématographique) et l’ENPA (Entreprise Nationale de Production Audiovisuelle), authentiques moteurs de la cinématographie nationale et, en fait, véritables garants de son existence, étant donnée l’absence d’une industrie consolidée, sont également liquidés. La situation du Maroc semblait se porter un peu mieux dans la mesure où les historiques Fonds de Soutien augmentèrent leur montant et les impôts applicables à la production cinématographique furent réduits. Cette production se maintint stable malgré la perte implacable de spectateurs et l’incessante fermeture de salles. Question clé s’il en est, cette progressive – et parfois brusque – contraction du parc de salles cinématographiques, de plus en plus vouées à l’exhibition de blockbusters nord-américains, alors que la production nationale doit se réfugier dans la vidéo et le circuit de festivals, est l’une des variables essentielles à tenir en compte au moment d’expliquer la récente tournure du cinéma maghrébin. Les chiffres fluctuent selon les sources, mais le nombre de salles existant en Algérie pendant les années soixante pourrait être actuellement réduit à un dixième et en Tunisie à un cinquième. Cette réduction est tout aussi appréciable au Maroc malgré la vigueur de Casablanca dans le secteur de l’exhibition. Dans la lignée de cette situation générale, le cinéma algérien – véritable moteur de la production maghrébine depuis les années de l’indépendance – traverse une situation agonique au cours des années quatre-vingt-dix et ne commence à remonter timidement le vol qu’à la fin de la période la plus critique de confrontation civile. Les mesures d’appui récemment annoncées par le ministère de la Culture, et qui passent en bonne mesure par la réactivation du circuit d’exhibition (un objectif peut-être utopique à l’heure qu’il est), pourraient éventuellement prêter un nouvel élan au cinéma algérien, mais pour l’instant son existence est toujours liée aux coproductions avec la France, aussi bien dans le cas de directeurs re connus tel Merzak Allouache (Harragas, 2009) que plus jeunes comme Lyes Salem (Masquerades, 2008), sans parler de l’œuvre de cinéastes principalement installés en France, bien qu’ils maintiennent un certain lien avec le pays où (eux ou leurs parents) naquirent : Rachid Bouchareb (Indigènes, 2006 ; Hors la loi, 2010), Nadir Moknèche (Viva Laldjérie, 2004) et Rabah Aimeur-Zaimeche (Bled Number One, 2006 ; Dernier maquis, 2008), seraient les exposants les plus autorisés de cette nouvelle génération, à laquelle on doit sans doute les titres les plus intéressants de ce cinéma « algérien » téléguidé par la France. On ne peut, en aucun cas, émettre un jugement aussi sommaire sans faire mention de la croissante revitalisation numérique, surtout dans le domaine du documentaire, dont bénéficient des cinéastes vétérans comme Jean-Pierre Lledo (Algérie, histoires à ne pas dire, 2007) ou des talents prometteurs tel Malek Bensmail (La Chine est encore loin, 2008). Avec ses structures traditionnelles également démantelées et devant faire face aux mêmes problèmes que ses pays voisins dans le domaine de l’exhibition, la Tunisie subsistera cependant pendant un certain temps en tant que phare des cinématographies maghrébines grâce à l’infatigable travail du producteur Ahmed Attia, responsable non seulement de certains titres emblématiques des dernières décennies comme Les silences du palais (Samt al-qusur, 1994), mais aussi de quelques entreprises à connotations panarabes, telle la production Passion / Bab al-maqam (2005), dernier film jusqu’à l’heure du grand réalisateur syrien Mohammed Malass. Sa mort en 2007 précipitera l’industrie locale dans un abyme virtuel, au point de permettre au dramaturge et cinéaste Moncef Dhouib de proclamer dans les pages de Jeune Afrique en 2009 : « le cinéma tunisien est mort ». À nouveau, certains signes semblent apporter une dose modérée d’optimisme, comme, par exemple, la récente constitution – sous la présidence de Férid Boughedir – d’une Commission Consultative Nationale chargée de proposer des mesures pour revitaliser le secteur. Malgré l’impact modéré de films comme La villa (Mohammed Dammak, 2003), il faut aussi chercher le meilleur de la production tunisienne dans les œuvres de cinéastes à cheval entre les deux rives (et travaillant en régime de coproduction), tel Raja Amari (Satin Rouge, 2002) ou Abdellatif Kechiche (La graine et le mulet, 2007) ou dans la vigoureuse production de documentaires numériques comme Vivre ici (Mohammed Zran, 2009), perçant portrait du microcosme social représenté par la localité côtière de Zarzis, ou VHS-Kahloucha (Nejib Belkadhi, 2006), excellente approche des travaux d’un cinéaste littéralement amateur de Sousse. L’augmentation appréciable de la production de court-métrages – plusieurs douzaines par an actuellement – met également en relief le grand impact du cinéma numérique en Tunisie et constitue sans doute la pépinière d’où surgiront les jeunes talents des prochaines années. Le cas du Maroc est, d’une certaine façon, une autre histoire. Non pas autant parce que les problèmes structuraux aient été différents mais du fait que la production cinématographique locale a reçu un élan nouveau et redoublé après le relais à la tête du Centre Cinématographique Marocain (CCM) en 2004. En augmentant substantiellement les fonds d’aide à la production dont ont bénéficié aussi bien des cinéastes jeunes que vétérans et des projets commerciaux ainsi que les plus exigeantes propositions d’auteur, le CCM a réussi à faire du Maroc le principal producteur du Maghreb en termes quantitatifs, avec une production annuelle de plus de 15 long-métrages, ce qui le situe, du reste, seulement légèrement en dessous d’une production égyptienne qui clopine, perpétuellement tenaillée par la crise. Le Maroc est de même en tête de la production de court-métrages, dont bon nombre à plusieurs reprises au niveau international. De ce fait, l’éclosion de la nouvelle vague marocaine de la deuxième moitié de cette décennie passée ne peut se comprendre sans le ferment du court-métrage, dont proviennent beaucoup de ses exposants les plus reconnus : Faouzi Bensaïdi, Laila Marrakchi, Yasmine Kassari, etc. Leurs longmétrages, ainsi que ceux d’autres personnalités comme Nabil Ayouch, Ismael Ferroukhi, Noureddine Lakhmari, Daoud Aoulad Syad, pour ne citer que quelques noms, ont promu un véritable relai générationnel dans le cinéma marocain et ils ont conquis, en partant de perspectives formelles plus audacieuses et d’une écriture plus expérimentale (ou, du moins, éloignée des paradigmes réalistes en vogue) que celle de leurs collègues algériens ou tunisiens, une solide réputation parmi la critique internationale. Logiquement, seul le temps pourra dire combien elle durera et quelle sera l’évolution de ce groupe.

Mémoire et identité

Nombreux sont les sujets abordés par les cinéastes maghrébins de cette dernière décennie, certains en parfaite continuité avec les approches précédentes, d’autres rageusement nouveaux. Bien sûr, certains des vieux problèmes transités par ces cinématographies reparaissent encore et toujours, sous des formules plus ou moins originales : la situation de la femme, l’enfance et la jeunesse abandonnées, la corruption des élites politiques, la récupération de la mémoire historique… sont toujours des sujets cultivés selon une perspective ou une autre. Et, cependant, on pourrait dire – dans une pirouette interprétative certainement risquée, – que s’il existe un élément récurrent dans la production maghrébine des dernières années, il s’agit d’une complexe dialectique Nord-Sud qui en général se présente toujours dans le contexte des rives de la Méditerranée. Évidemment, le problème de l’émigration domine ce point de vue particulier et adopte, de plus, des approches différentes. Si certains films comme Frontières (Mostefa Djadjam, 2001) ou Harragas (Merzak Allouache, 2009) abordent directement le problème du voyage, d’autres préfèrent se centrer sur l’attente, tel est le cas de La saison des hommes (Moufida Tlatli, 2000) ou L’enfant endormi (Yasmine Kassari, 2004). Les rêves non accomplis nourrissent aussi certaines propositions, comme Casanegra (Noureddine Lakhmari, 2008), alors que la situation dans les pays d’accueil structure des titres essentiels comme La graine et le mulet (Abdellatif Kechiche, 2007) ou, tout aussi appréciable, Inch’allah dimanche (Yamina Benguigui, 2001). Mais il n’est pas seulement question d’émigration. Pour beaucoup de jeunes cinéastes maghrébins, formés en Europe (ou aux États-Unis) et qui vivent à cheval entre deux ou plusieurs pays au nord et au sud de la Méditerranée, l’histoire est plus complexe et elle a beaucoup à voir avec la permanente interrogation sur l’identité. Cheb (Rachid Bouchareb, 1991) inaugura ce cycle abondant en voyages de retour, ici d’un jeune au pays de ses géniteurs, expulsé de France, comme ce fut le cas quelques années plus tard du personnage principal du splendide Bled Number One (Rabah Aimeur-Zaimeche, 2006), qui offre une vision encore plus pessimiste que son prédécesseur. Le personnage principal de Tenja (Hassan Laghzouli, 2004) retourne transitoirement au Maroc accompagnant le cadavre de son père, mais la commotion de ce retour aux origines n’est pas moindre. Le retour forcé par les circonstances n’est pas non plus facile pour ceux qui ont vécu là-bas autrefois, comme l’ouvrier à la retraite de Un si beau voyage (Khaled Ghorbal, 2007), qui quitte Paris pour sa Tunisie natale mais n’arrive plus à s’y adapter, ou la famille marocaine revenue des USA avec le ressac du 11-S dans Islamour / Islam ya salam (Saad Chraibi, 2007). Le cas de Française (Souad el Bouhati, 2008) ne constitue qu’une variante intelligemment modulée par la réalisatrice : la fille adolescente de travailleurs immigrés en France décide de retourner au Maroc contre le critère et la volonté de ses parents, à la recherche de ses racines qu’il ne sera cependant pas facile de retrouver. Parfois les flux sont plus transversaux, mais ils mettent également en relief le besoin de poser et reposer, encore et toujours, la question de l’identité dans un monde global. C’est le cas de Le grand voyage (Ismael Ferroukhi, 2004), où un vieil immigré et son fils, né en France, confrontent leurs univers personnels au fil d’un périple automobilistique parcourant l’Europe orientale en chemin vers La Mecque, ou même de Whatever Lola wants (Nabil Ayouch, 2007), authentique comédie romantique d’empreinte globale, bien qu’il s’agisse d’une production marocaine (à grand succès, dans tous les cas, parmi le public local) où une jeune danseuse newyorkaise décide de voyager au Caire pour se former dans la danse orientale… Loin de se renfermer, le jeune cinéma maghrébin semble prêt à pénétrer finalement dans de nouveaux territoires thématiques et esthétiques, sans que cela ne signifie nécessairement (plutôt, aucunement) de rompre avec les anciennes questions percutantes sur la mémoire et l’identité, qui ont constitué la sève nourricière des meilleurs apports de ce nouveau cinéma arabe dont, heureusement, certains cinéastes s’efforcent de préserver et développer l’héritage, même dans les circonstances les plus adverses.