A l’abordage de la réalité

Dans le contexte actuel il serait bon de récupérer la notion de civilisation et l’analyse fondée sur les principes humanistes fondamentaux –amour, besoin– d’Ibn Khaldoun.

Emilio Sola, professeur d’histoire de l’Université d’Alcalá de Henares. Les citations de al -Muqaddima sont extraites de la traduction de Vincent Monteil, Ibn Khaldoun. Discours sur l’Histoire Universelle (al-Muqaddima) ; Beyrouth, 1967.

Abderrahman Ibn Muhammad Ibn Khaldoun alHadrami (1332-1406) est né en Tunisie d’une famille arabe installée là après un long périple. 

Les Khaldoun étaient arrivés en Espagne au IXè siècle. Ils s’installèrent d’abord à Carmona et ensuite à Séville où ils occupèrent des fonctions politiques importantes. A la moitié du XIIIè siècle, ils émigrèrent à nouveau au Maghreb et s’établirent en Tunisie avec la nouvelle dynastie Hafside, ainsi que beaucoup d’autres andalous. Il était issu d’une famille lettrée. Son père était poète. Entre 1354 et 1363, au moment de l’ascension au pouvoir des Mérinides, il vécu à Fez. Pendant les deux années suivantes il fut en Espagne et il arriva à être ambassadeur auprès de Pierre I de Castille, le Cruel. De retour au Maghreb entre 1374 et 1378 (entre 42 et 46 ans) il se retira à Qalat Ibn Salama, l’actuelle Frenda algérienne, près de Tiaret, où se trouve la grotte où, selon la tradition, il réfléchi et rédigea son œuvre majeure, al-Muqaddima, qu’il offrira au sultan tunisien avant d’entreprendre la dernière étape de sa vie, déjà cinquantenaire, en Egypte. En 1387, il voyagea à La Mecque et en 1401 il fut ambassadeur auprès de Tamerlan, près d’Alep. Le 17 mars 1406 il mourrait au Caire et était enterré dans le cimetière soufi de la ville. Son ample périple vital, d’abord à Al-Andalus et au Maghreb, les deux en plein changement, et ensuite en Egypte et en Syrie, ainsi que sa solide formation intellectuelle, font de lui un témoin exceptionnel de son époque. 

Ibn Khaldoun se prèsente dans son siècle – celui de la crise du Moyen-Age aux dires des historiens – selon une vision actuelle, comme l’un des grands précurseurs de la Modernité, du moins ce que l’on entend par Modernité du point de vue européen, comme un grand analyste rationaliste. Un long siècle avant Machiavel. Dommage qu’il ne se soit pas produit dans notre culture une rencontre intellectuelle entre ces deux auteurs qui selon moi sont unis par un délicat fil rouge, puisqu’ils me semblent admirablement complémentaires dans la froideur de leur approche du concept même de pouvoir politique, de son devenir historique, à partir d’une formation / formulation jusqu’à une plénitude et un déclin. Pour cette même raison, une affaire aussi actuelle que la question religieuse, trouve en eux de véritables maîtres quand à leur traitement, quand à leur rationalisation de la question à partir de l’analyse de la réalité et son évolution temporelle : au-delà de ce qui transcende le fait religieux individuel, la religion est une des structures sur laquelle peuvent s’appuyer le recteur politique, le prince ou le sultan, et c’est tout. On pourrait penser qu’ils la conçoivent comme pouvant servir seulement à la structuration politique de l’Etat – des Etatsou ne servant à rien d’autre. Je pense que chez les deux, la vision est essentiellement laïque – ou civile, ou scientifique pour continuer à jouer avec les mots – et dans ce sens, tout deux – Machiavel ou Ibn Khaldoun – apparaissent comme deux grands lucides trahis par le pouvoir civil même dans ce classicisme euroméditerranéen du XVIè siècle, et dans ces deux mondes définitivement divisés par la question religieuse tout au long de ce siècle, une question qui va imprégner tous les récits de la réalité politique aussi bien dans le monde chrétien réformiste et contre-réformiste que dans l’islamo-musulman. 

Pour rédiger ce texte – que je désire le plus allégé possible et global – j’ai dû interrompre mon immersion dans le monde de Thomas Campanella et sa tentative d’harmoniser des contraires inharmonisables de cette époque, aux environs de 1600. Ce qui le conduit à des formulations liminaires que, de son temps, même lui ne pouvait se permettre ouvertement, mais qui sont arrivées jusqu’à nous par la bouche d’autres personnes dans un procès inquisitorial extrême en Calabre et à Naples : Dieu est le nom que les hommes ont donné à la Nature, par exemple ; de même que cette utopique tentative de faire de la Calabre une République avec de Nouvel-les Lois en accord avec la Raison et la Nature et en marge des lois classiques confrontées, celle de Mahomet et celle du Christ. Il n’avait d’ailleurs aucun inconvénient à accepter l’aide d’un pouvoir musulman contre le pouvoir d’un prince chrétien puisque les deux structures, religion et pouvoir politique modernisé, constituaient des horizons ou des strates différenciés, autonomes, distincts dans son esprit d’analyste lucide engagé avec la réalité et la raison. 

La ‘assabiya khaldounienne – cette solidarité agnate ou transmise par la voie du mâle – déborde ou précède le monde confessionnel, pour utiliser un vocabulaire actuel. Il repose sur l’analyse rationnelle d’une réalité sociale et politique. Le recours à la religion, par exemple, pour créer des solidarités politiques qui débordent ou dépassent la ‘assabiya est du même ordre que le recours à des étrangers de la part du gouvernant pour les postes suprêmes du contrôle politique, justement pour se défendre ou se protéger de ses parents les plus proches ou de ses coalisés. Les providentialismes et fondamentalismes disparaissent ou se réduisent à de simples formules rhétoriques, de style, face à la force de l’argumentation que l’on considère aujourd’hui anthropologique ou sociologique, d’analyste politique ou d’historien sans plus. Comprenons-nous : moderne. Dans le devenir de l’organisation politique des hommes, on pourrait dire que les problèmes techniques priment et donc une « science politique », capable d’accommoder tous les conditionnements de la réalité – parmi lesquels les religieux – aussi bien pour gouverner que pour raconter ces processus d’organisation, est possible. 

Je ne connaîs pas en profondeur le corpus littéraire khaldounien – ni machiavélique, ni campanellien –, mais seulement à travers des approches partielles ou intéressées, surtout pour ce qui touche les frontières et le frontalier, dans la pensée et dans les hommes, mais ses points de vues m’ont toujours semblé clarificateurs et révolutionnaires vis-à-vis de la pensée et de la création intellectuelle de son temps. Ainsi je pressens que l’Ibn Khaldoun soufi, avec tout ce que cela sous-tend de relativisme et globalité, doit avoir une intensité expressive qui intéresse tout le monde, de chaque côté de toutes les frontières culturelles et de toutes les civilisations auxquelles on puisse songer. Je souhaiterais aussi penser que cette ligne ou ce fil rouge et subtil qui pourrait unir Ibn Khaldoun, Machiavel, Campanella ou Spinoza, par exemple, peut se trouver ou se découvrir à nouveau après le fiasco évolutif de toutes les « lumières » du XVIIIè qui nous ont mené là où nous nous trouvons, à ce prèsent dénaturé à nouveau par les vieux fantômes des pouvoirs religieux et civils générateurs de systèmes fermés sur eux-mêmes pour les autres et générateurs de guerres et de conflits sans fin. Pour continuer à jouer avec les mots, les éternelles barrières de la raison humaniste. 

Pour conclure, je voudrais citer quelques formules d’Ibn Khaldoun dans sa réflexion sur l’Histoire Universelle. Souvent, avec ce ton catégorique de la littérature savante. 

« Les Bédouins sont antérieurs aux sédentaires. La vie bédouine est à l’origine de la civilisation. […] Les Bédouins sont donc à l’origine des cités. » (Muqaddima, Tome I, Chap. II, Alinéa 3) 

« La docilité des sédentaires détruit leur courage et leur résistance. » (Muqaddima, I, II, 6) 

« La civilisation bédouine […] est inférieure à la civilisation sédentaire, parce que les nomades n’ont pas toutes les nécessités de la civilisation. » (Muqaddima, I, II, 28) 

« Monarchie et grande dynastie reposent sur une tribu et sur l’esprit tribal. » (Muqaddima, I, III, 1) 

Finalement, cet extrait sur la sacralisation du pouvoir si près de la réflexion sur le « nouveau prince », au centre du machiavélisme : la description de l’historicité de la réalité la plus mythifiée. 

« On trouve toujours difficile de se soumettre à une grande dynastie, au début, à moins d’y être contraint de force. Le nouveau pouvoir a quelque chose d’étranger à la population, qui ne s’y est pas encore accoutumée. Mais une fois qu’il est fermement établi dans les membres de la famille régnante, lorsque la monarchie est devenue héréditaire, après des générations et des dynasties successives, alors les débuts sont oubliés et les membres de cette famille sont des dirigeants tout désignés. C’est devenu article de foi, que de les servir et de leur obéir. On se battra pour eux, comme pour défendre sa foi. Le souverain n’aura plus besoin de l’esprit tribal pour se maintenir. C’est comme si l’obéissance au pouvoir était un Livre révélé, que nul ne peut ni changer, ni contredire. C’est pourquoi les arguments sur l’Imâmat sont placés à la fin des catéchismes, comme s’il s’agissait d’articles de foi. » (Muqaddima, I, III, 2) 

Dans le contexte actuel du monde, je crois qu’une nouvelle approche d’Ibn Khaldoun et de ces abordages savants de la réalité qu’il sut transformer en une réflexion sur l’Histoire Universelle, est urgente. Sa notion de civilisation matérielle fondamentale et globale et son analyse fondée sur des principes humanistes essentiels – Amour et besoin, besoins et amours, pour ainsi dire – pour tenter de construire un discours ordonné et rationnel sur le devenir des hommes et leur organisation socio-politique, méritent absolument qu’on les récupère pour notre culture et civilisation. Et cela depuis le début de l’apprentissage à nous connaître et à nous raconter nous-mêmes avec les mots les plus objectifs et justes, séparés des mythes et des simplifications rhétoriques intéressées ou inconscientes.