Co-édition avec Estudios de Política Exterior
Tendances économiques

Un malheur n’arrive jamais seul : la politique de crise économique turque

Mustafa Kutlay
Maître de conférences au département de Politique internationale, City University of London
Oficina de cambio en Estambul, diciembre de 2021. Erhan Demirtas/nurphoto via getty images

L’une des promesses faites par le président Recep Tayyip Erdogan, lors du processus de référendum d’avril 2017 qui a ouvert la voie à l’instauration d’un régime présidentiel exécutif en Turquie, était une gestion économique plus efficace. Après le coup d’État manqué de juillet 2016, alors que le pays était en état d’urgence, 51,4 % des citoyens turcs ont voté en faveur d’un tel système. La nouvelle forme de gouvernement était censée simplifier les formalités administratives, faciliter la prise de décisions économiques et garantir une croissance rapide. Au lieu de cela, en quelques années seulement, l’économie turque s’est retrouvée dans une situation kafkaïenne.

Le Parti de la justice et du développement (AKP) dirigé par Erdogan, gouverne la Turquie depuis 2002. De fait, la formation est un produit des crises, puisqu’elle a conduit le pays à travers plusieurs d’entre-elles. Le gouvernement AKP est arrivé au pouvoir après la crise économique la plus dévastatrice qu’ait connue la Turquie en 2001, qui a entraîné la chute du précédent gouvernement de coalition. Depuis lors, le gouvernement AKP a été confronté à un certain nombre de problèmes à l’intérieur et à l’extérieur de la Turquie. Pourtant, il a réussi à maintenir l’économie sur pied – à en juger par les performances historiques du pays – malgré des chocs extérieurs majeurs, tels que la crise économique de 2008. Mais plus maintenant. Il y a moins de quatre ans, la Turquie a adopté l’hyper-présidentialisme, qui concentre de larges pouvoirs entre les mains de l’autorité exécutive. Ces dernières années ont constitué la phase la plus difficile du gouvernement AKP. Malgré tous les discours et toutes les promesses, les perspectives de l’économie turque ne ressemblent en rien à l’image lumineuse peinte dans le passé.

Pourquoi la Turquie est-elle en crise ?

S’il est difficile de préciser une date de début exacte pour la crise économique actuelle, mi-2018 a probablement marqué l’un des seuils décisifs. Avec la transition vers un système présidentiel, le gendre d’Erdogan, Berat Albayrak, a été nommé Ministre du trésor et des finances, avec un pouvoir et un contrôle considérables sur la bureaucratie économique. La réaction initiale des marchés a été plutôt négative, car en 2018, la Turquie traversait une crise monétaire. En plein conflit diplomatique avec les États-Unis, le manque de confiance des acteurs du marché a entraîné une fuite de capitaux et une dépréciation de la monnaie nationale : la livre turque a perdu 30 % de sa valeur par rapport au dollar, la même année. Au lieu d’adopter des mesures de renforcement de la confiance et de restaurer l’autonomie des institutions économiques, le gouvernement a adopté des politiques expansionnistes pour stimuler la demande intérieure par le biais de prêts financiers, et s’est largement appuyé sur les banques publiques pour fournir des crédits, à des taux d’intérêt faibles. Il a également eu recours à une série de mesures de politique monétaire peu orthodoxes pour maintenir arbitrairement la stabilité de la livre turque, ce qui a entraîné l’épuisement des réserves de la Banque centrale. En bref, depuis 2018, le modèle de croissance fondé sur le crédit s’est imposé sous le réprésidentialiste, accompagné de touches de capitalisme d’État ,qui ont davantage miné l’activité économique réglementée. D’autre part, la dette extérieure du secteur privé a atteint des niveaux alarmants. Selon les données du Ministère du trésor et des finances, la dette extérieure de la Turquie représentait 62,8 % du PIB en 2020, contre 37,7 % en 2010.

Cependant, la Turquie aurait dû prendre une autre voie. Au cours du premier mandat du gouvernement AKP (2002-2007), le modèle de politique économique a suivi les recettes néolibérales préconisées par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. Le programme de réformes lancé après la crise économique dévastatrice de 2001, a permis au pays de mettre de l’ordre dans son système financier, de discipliner ses finances publiques et d’accorder une indépendance à la Banque centrale. La réconciliation de la Turquie avec l’UE au début des années 2000 a également ouvert davantage de possibilités d’institutionnalisation d’une économie de marché réglementée. Les réformes de grande envergure, ainsi que les conditions de liquidité mondiales favorables, ont créé un environnement propice à la croissance économique. Entre 2002 et 2007, la croissance annuelle moyenne de la Turquie était de 7,1 %. L’inflation a également été ramenée à un chiffre pour la première fois, depuis le début des années 1980. En conséquence, le revenu par habitant en prix courants est passé de 3 600 à 10 900 dollars, au cours de la période 2002-2008.

Mais le modèle économique appliqué lors de la première ère de l’AKP présentait certains défauts graves. La partie productive de l’économie et la politique industrielle ont été presque totalement négligées. Les pratiques de privatisation massives ont constitué la principale source d’investissements directs étrangers (IDE), au début des années 2000. Bien que la Turquie ait attiré un montant historiquement élevé d’IDE au cours de cette période, seule une fraction de ceux-ci a été destinée à de nouvelles entreprises. Le gouvernement n’a pas mis en oeuvre de véritable stratégie industrielle pour améliorer la capacité de production nationale, alors que c’est ce qui était le plus nécessaire dans un pays où l’épargne est insuffisante pour investir. Par conséquent, la capacité de production de haute technologie n’a pas augmenté de manière significative. Selon les données de la Banque mondiale, les exportations de haute technologie de la Turquie (en pourcentage des exportations de produits manufacturés) ne représentaient que 2 % en 2010, soit bien moins que la moyenne mondiale de 20 % pour la même année.

La crise financière mondiale de 2008 a ouvert une fenêtre d’opportunité pour la Turquie, ainsi que pour d’autres pays en développement. La foi orthodoxe dans la primauté des marchés a été ébranlée par la crise. La montée en puissance des pays non occidentaux – la Chine en tête – et les stratégies de développement alternatives menées par l’État ont été davantage reconnues par les pays en développement. Plusieurs d’entre-eux ont eu l’occasion d’expérimenter différentes idées de progrès, qui transcendent le modèle néolibéral. L’élite dirigeante turque a aussi adhéré à ces idées, du moins à certains égards. Par exemple, en 2011, le gouvernement a adopté un document de stratégie industrielle, ainsi que de vastes programmes d’incitation à l’investissement pour stimuler la production de moyenne et haute technologie. Il était considéré comme plus durable pour le problème de longue date de la « compétitivité des exportations » et les déficits chroniques de la balance courante de la Turquie.

Cependant, la stratégie de transformation industrielle du gouvernement n’a pas résisté à l’épreuve du temps, pour deux raisons. Tout d’abord, il y a eu un moment où la Turquie a pris un tournant illibéral, en politique intérieure. Lors des élections générales de 2011, l’AKP a remporté près de 50 % des voix, consolidant ainsi son pouvoir en matière de politique économique intérieure. La mainmise ininterrompue sur le pouvoir de trois législatures consécutives, combinée aux changements de l’ordre libéral international, a accéléré le recul démocratique de la Turquie et entraîné une régression de l’autonomie des principales institutions économiques. Les freins et contrepoids institutionnels ont été affaiblis, l’indépendance du pouvoir judiciaire a été mise en péril et l’autonomie politique de la Banque centrale a été progressivement démantelée. Sous le régime présidentialiste, le processus de désinstitutionnalisation a pris un tour qualitatif, le pouvoir politico-économique étant largement concentré dans les mains de l’autorité exécutive. Il en est résulté une détérioration majeure de la capacité de l’État à concevoir et à mettre en oeuvre de manière cohérente des politiques économiques visant à améliorer la productivité. Selon les indicateurs de gouvernance de la Banque mondiale, la capacité de gouvernance de l’État turc a considérablement diminué dans les années 2010.

TURQUIE : EXPORTATIONS HIGH-TECH (% des exportations de produits manufacturés)

Source : Indicateurs du développement dans le monde. Banque mondiale. Graphisme : Adriana Exeni

Deuxièmement, le gouvernement a investi massivement dans la création de nouvelles élites économiques. L’économie de la Turquie a traditionnellement été dominée par une classe capitaliste laïque, orientée vers l’Occident. Au fur et à mesure que le gouvernement conservateur de l’AKP a étendu ses compétences en matière de politique intérieure, la création d’élites économiques loyales est devenue une stratégie plus évidente. Toutefois, les secteurs de l’industrie manufacturière et de la haute technologie ne convenaient pas à cette fin, car les investissements dans ces secteurs supposent un gros effort et exigent de la patience de la part des actionnaires. À leur place, l’élite dirigeante a encouragé les investissements dans le secteur de la construction afin de distribuer des rendements lucratifs aux nouveaux acteurs économiques. De même, les marchés publics et les projets d’infrastructure à grande échelle dans le cadre de partenariats public-privés, ont souvent été utilisés pour soutenir, des groupes d’entreprises loyaux, qui ont à leur tour soutenu les politiques gouvernementales. Il en résulte que les réseaux d’accumulation du capital sont devenus plus personnalisés et à court terme. Sans surprise, la capacité de production technologique du pays n’a pas évolué de manière significative, dans les années 2010.

Pour mieux comprendre comment une « crise multiple de gouvernance » complexe est survenue en Turquie, il est également nécessaire d’analyser l’interaction entre l’économie politique intérieure et la politique étrangère. Au cours des dernières années, le gouvernement s’est montré de plus en plus assertif, en matière de politique étrangère. La relation de confrontation avec les acteurs occidentaux et l’hyper-dépendance vis-à-vis de la Russie (ainsi que de la Chine à certains égards) en matière d’économie et de sécurité, ont été les principales caractéristiques de la politique étrangère turque. Ces dernières années, la Turquie a également eu plus fréquemment recours à la puissance militaire. Elle s’est engagée dans un activisme unilatéral dans plusieurs régions et a conçu la politique étrangère comme une extension des calculs politiques intérieurs à court terme. Dans un sens, la politique étrangère a servi pour que le gouvernement détourne l’attention du public des problèmes politiques et économiques. Toutefois, cette stratégie ne s’est pas avérée durable, car elle a aggravé les problèmes économiques du pays. Malgré un certain degré de diversification au cours des dernières décennies, le principal partenaire commercial et d’investissement de la Turquie est l’Occident. Près de 45 % de son commerce extérieur se fait avec l’UE, et 67 % des IDE proviennent d’économies occidentales. Les relations antagonistes avec les acteurs occidentaux ont davantage détérioré le contexte d’investissement dans le pays. Avec la montée des tensions géopolitiques, le volume et la qualité des investissements étrangers en Turquie ont considérablement diminué. Par exemple, selon les données de la Banque centrale, les IDE entrants ont diminué à 9,3 milliards de dollars en 2019 et à 7,8 milliards de dollars en 2020.

Mais ce n’est pas tout. En Turquie, comme le dit l’expression, un « malheur n’arrive jamais seul ». En plus d’une série de difficultés internes et externes, la pandémie de Covid-19 est venue, comme dans le reste du monde, de façon inattendue, limitant encore plus l’activité économique. Bien que l’élite dirigeante ait affirmé que le pays était l’un de ceux qui avaient réussi à faire face à la crise sanitaire avec succès, la Turquie n’a pas été en mesure de fournir un soutien financier adéquat ni aux PME ni à la classe ouvrière. Selon le Monitor Fiscal du FMI, en 2020, les dépenses supplémentaires liées à la pandémie, ou les recettes publiques non perçues, équivalaient à 1,9 % du PIB de la Turquie, soit moins de la moitié de la moyenne des « économies de marché émergentes et à revenu intermédiaire » comparables. En raison de la situation économique déjà difficile du pays, le gouvernement s’est principalement appuyé sur des prêts et des garanties, pour fournir une aide financière pendant la crise sanitaire. La pandémie a également eu un impact majeur sur le secteur touristique, l’une des principales sources de revenus de l’économie nationale, notamment pendant les mois d’été.

Source : Système électronique de livraison de données, Banque centrale de la République de Turquie et rapports d’investissements directs étrangers de YASED. Graphique : Adriana Exeni

Qu’est-ce qui nous attend ?

L’économie turque se dirige vers des eaux inconnues pour un certain nombre de raisons nationales et internationales. Sur le plan intérieur, les récents développements politiques sont une source de nouvelles incertitudes. Les élections présidentielles sont prévues pour le 18 juin 2023, si elles ne sont pas organisées plus tôt. Dire que chaque élection est un « tournant » dans la politique turque est devenu une sorte de cliché, car presque chaque élection est importante pour une raison ou une autre. Cette fois-ci, cependant, c’est différent, et les enjeux sont élevés pour le gouvernement et les partis d’opposition. Les élections présidentielles vont déterminer si le pays sera capable de s’engager sur une nouvelle voie politique et économique, pour sortir de l’actuelle « crise multiple de gouvernance ». La situation est délicate pour le gouvernement, car les défis économiques sont difficiles à surmonter. Selon les chiffres officiels de l’Institut turc de statistique, l’inflation annuelle s’élevait à environ 54 % en février 2022, soit le taux le plus élevé depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP en 2002. Le taux de chômage officiel est de 11,4 %, le chômage des jeunes atteignant 21,4 % en 2021.

Le gouvernement a adopté un « nouveau modèle économique » pour inverser la trajectoire actuelle. L’objectif déclaré était d’abaisser les taux d’intérêt, de recréer l’environnement d’investissement et de stimuler les exportations, à l’aide d’une monnaie dépréciée afin de remédier au déficit chronique de la balance courante. Après une série de baisses de taux d’intérêt entre septembre et décembre, la Banque centrale a réduit le taux d’intérêt officiel de 19 % à 14 % en décembre 2021, ce qui a provoqué une forte chute de la livre turque. Le résultat a été une augmentation rapide des prix. Le pouvoir d’achat des citoyens turcs a diminué, en particulier pour la classe moyenne et les secteurs les plus pauvres de la société. En décembre 2021, le gouvernement a dû augmenter le salaire minimum de 50 %, pour atténuer la pression de l’inflation. Il a également mis en place un mécanisme de « Dépôt à terme en livre turque à protection contre les taux de change » afin de réduire la volatilité et protéger la stabilité de la livre. Cependant, il est déjà clair que le « nouveau modèle économique » ne fonctionne pas.

Les développements géopolitiques dans le voisinage sont une autre source d’incertitude pour l’économie du pays. Avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, la Turquie s’est retrouvée sur la corde raide. Le gouvernement a tissé des liens plus étroits avec la Russie, allant de l’interdépendance économique dans les secteurs de l’énergie, du tourisme et de la construction à la coopération en matière de sécurité. Ankara est même allé jusqu’à acheter des missiles S-400 à la Russie. En tant que membre de l’OTAN, la Turquie a qualifié de « guerre » l’invasion de l’Ukraine par la Russie et a voté en faveur d’une résolution des Nations unies condamnant l’envahisseur. Les conséquences économiques de la guerre ont exercé une pression supplémentaire sur l’économie turque, par des canaux directs et indirects. Bien que la Turquie ne se soit pas jointe aux acteurs occidentaux dans leurs sanctions contre la Russie, le ralentissement des économies russe et ukrainienne est susceptible d’avoir un effet négatif sur ses secteurs énergétique, alimentaire et touristique. L’instabilité politique croissante dans ses environs proches, ainsi que les perturbations des chaînes d’approvisionnement mondiales pour le blé, l’huile de tournesol et d’autres secteurs critiques, devraient également faire grimper les prix pour les consommateurs turcs.

Une série d’erreurs de gouvernance au cours des années 1990 et une profonde crise économique en 2001 ont ouvert la voie à l’AKP pour gouverner la Turquie. En un sens, le parti est le produit des crises précédentes. La récente crise économique annonce-t-elle un changement politique majeur dans le pays ? Il est vrai que la situation économique intérieure actuelle pose des défis majeurs au président Erdogan. Cependant, il est également avéré que le gouvernement actuel est au pouvoir en Turquie depuis près de deux décennies et que les partis d’opposition ont encore du mal à former une alternative cohérente, notamment en ce qui concerne leurs propositions en matière de politique économique et étrangère. Le verdict n’a pas encore été rendu. Quel que soit le résultat, les élections de 2023 constitueront un autre tournant critique pour la politique et l’économie turques./

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