Co-édition avec Estudios de Política Exterior
Idées politiques

Soudan : la fin amère d’une transition démocratique en trompe l’oeil

Marc Lavergne
Directeur de recherche émérite au CNRS, équipe monde arabe et méditerranéen, Université de Tours, France
Manifestation pour demander la dissolution du Conseil de souveraineté, sous contrôle militaire, et la remise de l’administration aux civils. Khartoum, le 8 mars 2022. Mahmoud Hjaj/Anadolu Agency via Getty Images

Le coup d’État militaire qui a renversé le 25 octobre 2021 le premier ministre Abdallah Hamdok, puis la démission de celui-ci le 2 janvier 2022, marquentils la fin d’un épisode débuté en décembre 2018 ? La chute du régime militaro-islamiste dirigé par le général Omar al Béchir, avait suscité l’intérêt et la sympathie d’une grande partie de l’opinion publique occidentale et celle des peuples arabes qui avaient vu s’effondrer leurs propres espoirs de liberté et d’ouverture depuis l’écrasement des printemps arabes de 2011 et des soulèvements populaires ultérieurs, de l’Algérie à l’Irak.

Sans doute s’agit-il, en effet, d’un revers décisif pour le peuple soudanais qui, dans son immense majorité, a soutenu cette tentative de mettre un terme à 30 ans d’un pouvoir militaro-islamiste, qui n’avait apporté que ruine et désolation.

Ce coup d’État, la répression sanglante des manifestations qui ont suivi et la démission du premier ministre de transition viennent donc clore une courte phase – moins de trois ans – d’espoir de refondation du Soudan sur de nouvelles bases.

La chute du dictateur : tout changer pour que rien ne change ?

La chute d’Omar al Bachir, le 11 avril 2019, était sans doute programmée par ses compagnons de route, qui souhaitaient se débarrasser d’un chef devenu encombrant. Omar al Bachir, stigmatisé par un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale, symbolisait en effet un régime coupable de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Même pour ses partisans, il portait le poids de l’échec du maintien par la force de l’unité d’un Soudan riche des ressources du Sud. Sa volonté de se maintenir au pouvoir à la suite des élections « formelles » prévues en avril 2020 gênait ceux qui voulaient tourner la page et faire oublier leur complicité dans le massacre des villageois du Darfour.

Les puissances voisines, l’Égypte, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, étaient de leur côté ulcérées par les menées subversives de Khartoum : le Soudan apparaissait comme un allié de l’Iran et venait d’offrir un point d’appui à la Turquie et au Qatar à Souakin, sur la mer Rouge : une provocation symbolique à l’Arabie saoudite. Ce port face au Hedjaz a été, durant des siècles, le site d’embarquement des pèlerins africains se rendant à La Mecque. Omar el Béchir a été donc poliment déposé, et seulement mis en cause pour le coup d’État – sans effusion de sang – qui l’avait porté au pouvoir le 30 juin 1989 (et non pas pour ses 30 années de dictature féroce).

La suite est connue : après la répression sanglante le 3 juin 2019, du mois de mai euphorique de la jeunesse, l’intervention des puissances occidentales auprès de l’Égypte, de l’Arabie saoudite et des Émirats a évité un retour immédiat à l’ordre ancien.

L’armée régulière, entachée par ses liens avec l’islam terroriste et son incompétence gestionnaire, a dû accepter de confier provisoirement les rênes du redressement économique à des civils, plus crédibles auprès des bailleurs de fonds internationaux. Pour autant, aucun transfert du pouvoir n’a eu lieu, ni même n’a été envisagé par les militaires : la « transition démocratique » n’a été qu’un leurre.

Abdallah Hamdok, désigné premier ministre civil en août 2019, présentait un profil idéal : il est issu d’une tribu arabisée du Soudan central, est passé, étudiant, par le Parti communiste soudanais, et il était familier du monde des finances de la planète, de la Banque mondiale à la Commission économique pour l’Afrique. Son profil de Janus alliait racines, engagement, compétence, intégrité, modernité et, de surcroît, un carnet d’adresses précieux dans les cénacles occidentaux de la finance et de la diplomatie. Une « déclaration constitutionnelle » publiée le 12 août 2019, à destination de l’opinion publique occidentale, avait ouvert la voie à cette transition prometteuse, avec l’inclusion de femmes, dont une chrétienne, dans le nouveau gouvernement présenté en octobre 2019.

De quoi faire oublier que les militaires conservaient la haute main sur l’Intérieur et la Défense, et sur un « Conseil de souveraineté » formé dès le 5 juillet 2019. Ils y côtoyaient Mohamed Hamdan Dagalo, alias « Hemedti », le chef des Forces de déploiement rapide (FDR), numéro deux du Conseil de souveraineté et homme-lige des Saoudiens : les FDR sont des supplétifs de l’armée régulière, initialement recrutés par les services de sécurité – le National Intelligence and Security Services (NISS) – au Darfour, pour incendier et piller les villages, massacrer les civils ou les pousser vers les camps où ils demeurent encore, 20 ans plus tard.

La concurrence entre ces deux forces armées pouvait- elle permettre aux civils de s’imposer au terme de la durée étrangement longue (37 mois) de la transition ? Les dés étaient pipés dès le départ, avec un partage des rôles qui plaçait les responsables civils, de fait, sous le contrôle étroit des militaires et en arrière-plan, de manière croissante, sous celui des FDR. De plus, les responsables civils, issus des forces de la Liberté et du Changement (FLC), n’étaient pas unis autour d’un programme précis appuyé par un soutien populaire actif ; ils n’ont pas pu donc établir un rapport de force plus favorable. C’est d’un plan Marshall que le Soudan aurait eu besoin de la part des démocraties occidentales, et non pas de mesures durement négociées avec les créanciers et les bailleurs de fonds ; il n’eut pas, malheureusement, comme interlocuteurs en Europe ou aux États-Unis, pas plus qu’en Égypte ou dans les monarchies du Golfe, d’hommes d’État dotés d’une large vision des relations à nouer avec l’Afrique (« le continent du XXIème siècle », disait-on) ni d’ailleurs, entre l’Afrique et la péninsule arabe : une possible coopération triangulaire pour une juste mise en marche du potentiel africain, ressources humaines comprises.

Source : élaboration propre. Graphique : Adriana Exeni

L’inéluctable descente aux enfers du gouvernement civil

C’est donc une vision mercantile et à court terme qui a prévalu. Du côté soudanais, les circonstances n’ont pas facilité l’action des civils : la crise entre l’Égypte et l’Éthiopie à propos du barrage de la Renaissance a accaparé l’attention des dirigeants, peut trop focalisés-être également par la scène internationale, d’où ils espéraient voir venir le salut. Puis vint la crise enclenchée au Tigré qui a marginalisé l’attention accordée au Soudan, à partir de novembre 2020.

Nombre de postes de l’administration centrale avaient été confiés, sur des critères de compétence, à des exilés de retour, ayant acquis en Occident des situations stables, mais éloignés durant des années, voire des décennies, des préoccupations quotidiennes, des privations et des priorités de la population. Et le retour au mode de fonctionnement de l’administration et de la politique du Soudan d’autrefois, avec une gestion bonasse et consensuelle, souvent nonchalante, des affaires de l’État, était en décalage, criant avec l’urgence des maux dont souffrait la population.

La crise économique et financière à l’origine de la chute d’Omar el Béchir a donc éloigné la population des responsables incapables d’y remédier, et qui se sont résolus finalement à une dévaluation brutale de la monnaie et à la suppression des subventions aux produits de première nécessité, s’aliénant ainsi leur base populaire. De ce fait, le gouvernement civil a usé sa crédibilité, s’épuisant à parcourir les enceintes internationales pour tenter d’obtenir un allégement du service de sa dette – elle-même résultat de la corruption des militaires et des milieux d’affaires islamistes au pouvoir depuis 1989 – et la levée de l’inscription du Soudan sur la liste des États soutenant le terrorisme.

Une sanction doublement injuste, puisque le peuple soudanais n’avait en rien bénéficié de la dette contractée en son nom, alors qu’elle avait permis aux puissants de bâtir et de placer leur fortune à l’étranger ; et parce que ce peuple n’était en rien coupable, mais plutôt victime lui-même, de ce soutien au terrorisme international, actionné au contraire par la hiérarchie militaire qui demeurait en place.

La levée de cette inscription sur la liste des États soutenant le terrorisme est venue trop tard et a été chèrement payée, par la reconnaissance de l’État d’Israël le 25 octobre 2020. Une mesure exigée par l’administration républicaine de Donald Trump en quête de sa réélection, et qui a été ressentie par la plupart des Soudanais comme une humiliation suprême – non pas tant sur le fond que dans sa méthode – et a aggravé de manière irrémédiable le discrédit du gouvernement civil. La reconnaissance d’Israël a été sans doute le coup de grâce à la « transition démocratique » : elle avait en effet été négociée directement par Hemedti, autant que par Abdel Fattah al Burhan, proche de l’armée égyptienne et des dirigeants émiratis.

Loin de Khartoum, un soudan rebelle en déshérence

Mais le grand échec du gouvernement civil est peut-être de n’avoir pas su prendre à bras le corps le problème des rapports centre-périphérie, qui conditionne toute stabilisation de la situation au Soudan. Le premier régime militaire soudanais, celui du maréchal Abboud, était tombé en octobre 1964 pour ne pas avoir su régler la question du Sud ; le deuxième, celui du maréchal Nimeiri, en avril 1985, pour n’avoir pas su respecter l’accord de paix d’Addis Abeba en 1972, signé avec les représentants de la rébellion du Sud ; et le troisième, celui d’Omar al Bachir, après avoir « réglé » la question du Sud en 1985, mais au prix d’une contre-insurrection dévastatrice au Darfour. Comme me l’avait confié dès les années 80 John Garang, leader du Mouvement de libération des peuples du Soudan, « le problème du Soudan n’est pas le Sud, c’est Khartoum ».

Le Soudan se présente, en effet, comme une série de cercles concentriques dont le coeur serait Khartoum, et plus largement, l’axe de la vallée du Nil au nord de Khartoum, d’où sont issues les élites. À l’égard des peuples et des tribus des régions périphériques, s’exerce un apartheid inavoué, mais qui conditionne le degré de « soudanité » de chaque citoyen. C’est contre cette inégalité dans l’accès aux ressources, aux services, au développement, que se sont élevés tous les mouvements rebelles du Sud, hier, et du Nord, aujourd’hui. Depuis l’indépendance acquise par le Sud en juillet 2011, une priorité du gouvernement du Nord aurait dû être d’écouter les doléances de ses citoyens périphériques et marginalisés, d’autant plus que le sol et le sous-sol de ces régions recèlent les ressources naturelles les plus prometteuses du pays. Il n’en a rien été puisqu’au contraire, ces régions ont été la cible de contre-insurrections dévastatrices pour la population.

L’échec de l’Occident à protéger l’expérience démocratique au Soudan est une porte ouverte à de nouveaux acteurs, qui le considèrent comme l’entrée vers le coeur du continent africain



Des négociations pour une paix illusoire

Des négociations se sont engagées, avec retard, à Juba, entre le gouvernement de transition et les mouvements rebelles implantés dans ces régions. Elles ont abouti à un accord en octobre 2020, avec deux mouvements du Darfour : le Mouvement pour la Justice et l’Égalité (MJE), et une fraction dissidente du Mouvement de Libération du Soudan (MLS-MM), ainsi qu’avec le mouvement armé du Nil Bleu méridional, le Mouvement pour la Libération des Peuples du Soudan (MLPS-Nord) : un avatar du mouvement au pouvoir à Juba depuis l’indépendance du Soudan du Sud en 2011, mais dont l’ambition initiale était de maintenir l’unité du Soudan.

Ces trois mouvements ont ainsi obtenu de siéger au Conseil de souveraineté (Malik Agar pour le SPLMNord, Minni Minnawi pour le MLPS-MM) et même au Conseil des ministres (le dirigeant du MJE, Djibril Ibrahim, devenant ministre des Finances). Mais, forts d’expériences historiques antérieures, deux mouvements de premier plan (MLS-AW d’Abdel Wahid Mohamed Nour, leader historique de la rébellion du Darfour, et le MLPS-Nouba dirigé par Abdel Aziz el Hélou) maintiennent l’exigence de la séparation de la religion et de l’État ; le refus de celle-ci a été, selon eux, la cause de toutes les déceptions passées. Ils restent donc l’arme au pied, prêts à reprendre la lutte armée. Une obstination d’autant plus impressionnante que 2,5 millions d’habitants du Darfour sont encore retenus dans des camps, tandis que les collines des monts Nouba étaient encore récemment la cible de bombardements aériens contre les civils.

Depuis le début de la « transition », le Darfour est ainsi le théâtre de flambées de violence, provoquées par des conflits fonciers ou agraires entre tribus arabisées et les peuples dits « africains ». Les modes de règlement traditionnels des conflits entre nomades et sédentaires sont devenus obsolètes, du fait de l’ampleur des dommages et des atrocités commises ; quant à l’État, il est impuissant et ses règles inadaptées. C’est maintenant Hemedti, un enfant du pays, devenu le numéro deux du pouvoir à Khartoum, qui étend son emprise sur la région. Il y recrute les jeunes comme mercenaires au sein des FDR, héritières des janjawid, de sinistre mémoire. Elles sont mieux équipées, mieux armées et mieux payées que les soldats de l’armée régulière. Après avoir été expédiées au Yémen pour le compte de l’Arabie saoudite, elles opèrent aujourd’hui en Libye dans les rangs du maréchal Haftar, et ont investi Khartoum où elles assurent la répression sanglante contre les manifestants. Ces troupes sécurisent le passage du groupe Wagner entre la Libye et la Centrafrique, pour contourner le Tchad tenu par l’armée française et contrôlent également les routes des migrants vers la Libye et l’Europe, et les gisements aurifères du Darfour-nord. La production de ceux-ci est expédiée directement à Dubaï, ne contribuant en rien aux ressources de l’État (le Soudan est devenu le deuxième producteur d’or sur le continent africain, après l’Afrique du Sud). L’ironie de l’histoire est que les parents de ces jeunes mercenaires sont les habitants des camps qui ont été chassés de leur village par ce même Hemedti : de bourreau, il est devenu leur bienfaiteur en fournissant un emploi – bien rémunéré – à leurs fils.

Les leçons d’un coup d’état

Le coup d’État suivi de la démission du premier ministre Hamdok, le 25 novembre 2021, marque donc la fin d’une séquence qui s’inscrit dans le temps long. Peutêtre un nouveau premier ministre sera-t-il choisi par l’armée dans les rangs des partis islamiques conservateurs. Ceux-ci servent les intérêts des grands propriétaires et des commerçants, qui se considèrent comme seuls légitimes à diriger le pays. Mais d’autres dynamiques sont à l’oeuvre, dans ces groupes issus du Darfour ou des périphéries, souvent acquis à l’islam politique de Hassan el Tourabi, le mentor de la Révolution islamique enclenchée en juin 1989. Celui-ci avait pris conscience du déclin relatif des élites de la vallée du Nil et de la montée en puissance de nouvelles énergies issues des périphéries : des groupes indifférents à la notion d’État, et dont la seule référence hors de la tribu est l’islam, instrument de légitimation de trafics, de conquêtes et de prédations, tel qu’on le voit aujourd’hui s’épandre au Sahel. De ce point de vue, l’échec de l’Occident à protéger l’expérience démocratique au Soudan est à la fois une défaite idéologique et politique, et une porte ouverte à de nouveaux acteurs, qui considèrent le Soudan comme une clé d’entrée vers le coeur du continent africain./

Idées politiques

Autres numéros