Siria. La década negra (2011-2021)
Dire que le conflit syrien est l’un des plus complexes de l’ère contemporaine, en raison de sa multiplicité d’acteurs et d’intérêts, ne relève ni de l’exagération ni de l’imagination, des caractéristiques présentes dans l’art de l’al hakawati, la tradition orale séculaire des contes syriens. Au contraire, ce serait une déclaration chargée de dure réalité. Il est beaucoup plus difficile de comprendre les raisons de cette complexité et de démêler ses dynamiques, en révélant les nombreuses couches qui composent le conflit. C’est l’un des objectifs d’Ignacio Álvarez-Ossorio depuis qu’il a publié Siria. Revolución, sectarismo y yihad en 2016, alors que le conflit syrien était à l’un de ses moments les plus violents. Il nous présente maintenant une version renouvelée et révisée, sous le titre Siria. La década negra (2011-2021).
Álvarez-Ossorio permet au lecteur de comprendre le contexte dans lequel émerge la « décennie noire ». La gestion de « l’héritage empoisonné », comme l’auteur appelle l’ascension d’Al Assad au pouvoir et sa politique jusqu’en 2011, est explorée comme l’une des principales causes des fractures sociales, politiques, économiques et culturelles qui ont permis aux révoltes populaires qui secouaient le Moyen-Orient de trouver un terrain fertile en Syrie, également.
Le livre explore les difficultés, les tensions et les contradictions d’une vague anti-régime hétérogène. « Comme par le passé », commente Álvarez-Ossorio, « le régime a tenté de manipuler l’hétérogénéité confessionnelle de la société syrienne dans une logique de diviser pour régner ». Cette manipulation des identités, ainsi que la « solution militaire » – comme on a appelé le recours à la violence pour faire face à la dissidence – vont donner lieu à un conflit aux multiples registres et dynamiques.
L’une des forces du livre est sa capacité à disséquer les différents processus, acteurs et dynamiques sur le terrain, sans tomber dans des généralisations grossières ou des erreurs conceptuelles. Álvarez- Ossorio consacre plusieurs chapitres à la tâche de retracer ce qui arrive à la révolution syrienne, lorsque la violence débridée du régime apparaît. Ainsi, le livre contient des analyses détaillées et informatives des mécanismes non-violents de l’opposition syrienne, de son éventuelle militarisation et de sa chute dans la fragmentation et la violence fratricide.
Aussi, les acteurs de l’opposition, même ceux armés, ne poursuivaient pas tous les mêmes objectifs et programmes politiques. La lecture que fait Álvarez-Ossorio du phénomène qu’il appelle « la carte sectaire » est particulièrement intéressante. C’est sans doute l’un des points que je mettrais en avant dans le livre : l’instrumentalisation sectaire abonde dans le conflit syrien et répond à la nécessité de mobiliser les masses et d’attirer des ressources extérieures. Elle répond également à une articulation historique de l’antagonisme politique en Syrie et à sa propre formation, en tant qu’État moderne. « La dérive islamiste » de la révolte, notamment depuis 2013, s’est à son tour superposée à la « tempête djihadiste », illustrée par la montée et la chute du groupe État islamique.
La régionalisation et l’internationalisation du conflit sont analysées de manière pédagogique. L’auteur dessine le conflit syrien à travers ses connexions régionales, de la rivalité entre l’Iran et l’Arabie saoudite, au rôle du Qatar. Dans ce qu’il appelle « une nouvelle guerre froide », le conflit apparaît comme un grand échiquier d’interventions internationales sur lequel la Russie matérialise son retour au rôle d’acteur central, au Moyen-Orient. La sphère locale est également essentielle pour dessiner une cartographie à travers les accords d’évacuation, de démilitarisation et de cessez-le-feu tout au long de la décennie.
L’internationalisation du conflit est cruciale pour expliquer les blocages politiques à sa résolution et ses conséquences humanitaires catastrophiques. Elle est également essentielle pour comprendre le présent du pays et imaginer ses possibles avenirs. C’est là qu’Álvarez- Ossorio détaille deux processus. D’une part, l’avenir de la Syrie semble condamné à se résoudre par le biais de l’axe composé par la Turquie, la Russie et l’Iran, pays qui débloqueront les lignes de conflit territorial et armé qui existent encore dans le Nord de la Syrie. D’autre part, la réarticulation du régime se fait par le biais des politiques de reconstruction, de gestion du retour des réfugiés et de réhabilitation diplomatique. Tout indique que l’idée de la « pax russe » – le dernier concept analysé par l’auteur – façonnera la transition vers une éventuelle après-guerre.
En résumé, Siria. La década negra (2011-2021) est un ouvrage hautement recommandé à ceux qui souhaitent comprendre les processus et les acteurs qui ont amené l’un des pays les plus importants du Moyen- Orient, à un tournant de son histoire.