Quelle représentation pour les musulmans ?

Au vu que chaque pays européen a une relation différente avec l’islam, la représentation religieuse des musulmans, sans aucun doute, sera diverse et marquée par le pluralisme.

Rachid Benzine

Prétendre embrasser en quelques lignes la totalité de la question de la représentation des musulmans en Europe s’avère impossible. En effet, la réalité des musulmans est extrêmement diverse selon les pays européens, lesquels sont eux-mêmes très différents dans leur manière d’aborder et de gérer les questions religieuses. Les maghrébins de France ou d’Espagne, ainsi, ne sont pas les Pakistanais d’Angleterre, ou encore les Turcs d’Allemagne. Et le statut des religions et des hommes de religion est complètement différent dans les pays concernés. Par ailleurs, traiter complètement de la représentation des musulmans en Europe, supposerait que l’on aborde non seulement cette question à partir de la situation des pays d’Europe qui, du fait des flux migratoires de ces 50 dernières années, font depuis quelques décennies seulement l’expérience de la présence musulmane, mais aussi à partir de la réalité des pays européens (Albanie, Bulgarie, Bosnie…) qui comptent en leur sein des populations musulmanes depuis plusieurs siècles. Nous ne traiterons dans cet article que la question de la représentation musulmane dans les pays d’Europe occidentale nouvellement confrontés à cette problématique.

Qui est ‘musulman’ ?

Mais de qui parle-t-on quand nous disons « musulmans » ? Nommons-nous ainsi l’ensemble de ceux qui, dans une société, font clairement profession de foi islamique, attestent d’une pratique régulière et cherchent à organiser le mieux possible l’exercice de leur culte, sa transmission et sa représentation ? Ou bien parlons-nous, aussi, de tous ceux qui, en raison de leurs origines nationales, sont considérés par « les autres » comme « musulmans » et constituent dans l’espace européen des « minorités visibles » ? Selon que l’on se trouve en Grande-Bretagne ou en France, l’approche n’est pas la même. Au Royaume-Uni, en effet, la tradition politique accepte sans problème qu’existent, au sein de la communauté nationale, des communautés constituées sur des bases ethniques et religieuses. En France, en revanche, le système républicain laïc ne veut connaître que des individus et considère que l’appartenance religieuse des personnes relève de la sphère privée dans laquelle l’État n’a pas à intervenir. En Grande-Bretagne, il n’existe pas de méfiance d’État par rapport aux religions et par rapport à leur organisation ; alors qu’en France celles-ci sont toujours considérées comme porteuses de risques à l’encontre des libertés individuelles et à l’encontre de la paix sociale, et si les pouvoirs publics veulent leur organisation, c’est pour pouvoir mieux les contrôler. Être musulman, par ailleurs, est perçu différemment par les musulmans eux-mêmes. La plupart d’entre eux englobent dans cette appellation l’adhésion à la religion islamique, à ses dogmes, à sa morale, à ses pratiques, mais il en est aussi qui se disent musulmans par sentiment d’appartenance à une communauté d’origine, et pour lesquels la dimension culturelle ou encore identitaire est plus importante que la dimension proprement religieuse. Beaucoup de musulmans d’Europe ont un rapport très souple à la pratique religieuse, et même aux dogmes religieux, et ils se perçoivent comme musulmans en raison d’abord du regard que « les autres » posent sur eux. Ils sont, ainsi, des « musulmans culturels » avant d’être des « musulmans religieux ». C’est pourquoi se posent de plus en plus souvent, dans les pays européens, à la fois la question de la représentation religieuse des musulmans, et aussi celle de leur représentation politique. Même dans un pays tel que la France où, en principe, une religion ne peut prétendre à une représentativité politique, la question de cette représentation politique se pose de nos jours en raison de la montée en puissance d’attitudes islamophobes. Non-croyants (ou « peu-croyants ») comme croyants de l’islam, peuvent ressentir le besoin d’être collectivement représentés dans l’espace public, en réaction au développement d’un climat d’hostilité à l’égard de tout ce qui provient de la religion musulmane. Les musulmans de France ne peuvent, d’ailleurs, s’empêcher de comparer leur situation à celle des juifs de France, puisque ces derniers non seulement ont leur culte organisé à partir du Consistoire central israélite de France, institution religieuse fondée en 1808 sous l’impulsion de l’empereur Napoléon I, mais ils bénéficient, également, d’une représentation à dimension politique (même si, officiellement, il ne s’agit que d’une organisation relevant du droit d’association) : le CRIF, Conseil représentatif des institutions juives de France, créé en 1944, qui regroupe la majorité des associations et d’institutions juives du pays et que courtisent presque tous les responsables politiques.

Étrangers et binationaux

La problématique de la représentation des musulmans en Europe s’avère d’autant plus compliquée que ces derniers relèvent de statuts juridiques personnels très différents, selon qu’ils sont statutairement des citoyens des pays concernés ou des étrangers. L’accès à la citoyenneté et à la nationalité ne se fait pas dans les mêmes conditions dans tous les pays européens. Le Royaume-Uni distingue des statuts de citoyenneté très différents pour les ressortissants de son ancien empire colonial. La France lie complètement citoyenneté et nationalité (sauf pour la participation des ressortissants de pays de l’Union européenne aux élections municipales), mais accorde beaucoup plus facilement sa nationalité que ne le font l’Allemagne et la Grande-Bretagne. Ainsi, en Allemagne la majorité des musulmans est composée d’étrangers, essentiellement Turcs (Kurdes compris), tandis que, en France aujourd’hui, plus de la moitié des personnes considérées comme « musulmanes » sont de nationalité française. Cependant, il est frappant de constater que des pays comme la Grande-Bretagne, l’Allemagne ou les Pays- Bas ont fait plus rapidement place, au sein de leurs institutions parlementaires, à des personnalités issues de l’islam, que cela ne s’est fait en France. Les premiers députés français issus de familles réputées musulmanes n’ont, ainsi, été élus qu’en 2012.

Mais que les musulmans des différents pays européens soient des nationaux de ces pays ou bien des ressortissants étrangers, ils n’en restent pas moins liés, les uns comme les autres, à des pays d’émigration, même lorsqu’il s’agit de musulmans qui sont nés en Europe. Cela en raison de leurs enracinements familiaux qui ne sauraient s’effacer en une ou deux générations, mais aussi parce que les grands pays d’émigration dont sont issus la majorité des musulmans d’Europe – Turquie, Algérie, Maroc, Pakistan… – portent généralement le souci de maintenir les liens avec eux. Quand ils ont la nationalité d’un pays de l’UE, les musulmans européens disposent aussi, presque tous, de la nationalité du pays d’émigration de leur famille et sont donc des « binationaux ». Dès lors, la question de la représentation des musulmans en Europe s’avère très fortement liée aux influences qu’exercent différents pays de longue tradition musulmane sur leurs diasporas. Tous les grands pays musulmans d’émigration, en effet, portent le souci de l’organisation religieuse de leurs ressortissants à l’étranger et mènent des politiques très précises en ce domaine. Plusieurs raisons expliquent ce phénomène. La première est un souci de contrôle politique, par les régimes de ces pays, de leurs diasporas, afin de veiller à ce que des courants d’opposition politique ne s’y développent pas. La seconde relève de la rivalité entre pays musulmans, qui peuvent prétendre représenter chacun le « meilleur islam ». La dimension religieuse étant essentielle pour des pays majoritairement musulmans, le contrôle de l’islam en diaspora représente, de toutes façons, un élément important de rayonnement hors de leurs frontières. Dans tous les pays européens où il y a d’importants groupes de Turcs, la Direction des Affaires religieuses de l’État turc (DITIB) est ainsi extrêmement agissante, soutenant fortement toutes les initiatives religieuses de ses nationaux (achats ou constructions de lieux de culte, mise à disposition de cadres religieux, programmes de formation…). L’Algérie et le Maroc ont, eux aussi, chacun la préoccupation du contrôle politique des associations religieuses créées par leurs compatriotes en diaspora, mais ils sont rivaux pour se gagner le leadership de l’institutionnalisation de l’islam dans les pays européens. Cette rivalité joue tout particulièrement en France, où les ressortissants algériens et marocains sont les plus nombreux et composent, ensemble, la majorité des fidèles de l’islam. Depuis plus de 30 ans maintenant, les gouvernements de la France ont tenté de faire surgir une instance représentative du culte musulman qui soit, pour les pouvoirs publics, un interlocuteur authentique des croyants et des pratiquants de l’islam en France. Or depuis 30 ans, tous ces efforts se trouvent systématiquement « torpillés » par les gouvernements de ces deux pays du Maghreb, chacun n’acceptant pas que l’autre puisse prendre, d’une manière ou d’une autre, le leadership de l’islam de France.

Rivalités entre courants de l’islam

L’organisation de la représentation des musulmans dans les pays européens qui, jusqu’il y a 50 ans, ne connaissaient pas la présence musulmane, se trouve, d’autre part, conditionnée par l’existence de courants musulmans multiples qui sont, les uns et les autres, en concurrence, voire en guerre. Car même si les musulmans proclament généralement qu’il n’existe « qu’un seul islam » (ils font ainsi peu cas de la fracture séculaire entre islam sunnite et islam chiite…), force est de constater qu’il existe, au sein de la grande « Maison islam », plusieurs islams. Et non seulement des islams façonnés historiquement par de grandes aires culturelles très différentes (arabe, perse, turc, indien, indonésien, d’Afrique noire, européen…), et des islams se réclamant d’écoles juridiques historiques sunnites distinctes (hanafisme, malékisme, chafiisme et hanbalisme), mais aussi des islams qui ont des conceptions différentes de cette religion et de son rapport au monde. De même il existe des conceptions parfois très anciennes (comme la différence entre les conceptions exotériques et ésotériques, l’insistance mise soit sur « la Loi » soit sur « la Voie », soit la jurisprudence, soit la dévotion amoureuse), mais aussi des conceptions plus récentes.

Les États d’origine des musulmans d’Europe n’ont pas été les seuls à se préoccuper rapidement de l’organisation de l’islam de leurs ressortissants en diaspora. Les grands courants à l’oeuvre au sein de l’islam contemporain ont tous eu très vite ce souci, mesurant, d’ailleurs, combien la liberté d’association et d’expression qui dominent dans les pays européens démocratiques étaient de nature à favoriser leur développement sur la scène mondiale. C’est ainsi que, avant même les indépendances, puis avec le déploiement des grands flux migratoires, les Frères musulmans, les réformistes de stricte orthodoxie, les piétistes, les salafistes wahhabites ou encore les soufis et néosoufis se sont montrés actifs en Europe de l’Ouest. Ces courants ont d’ailleurs été d’autant plus entreprenants dans les diasporas, qu’ils étaient persécutés dans les pays musulmans. Le mouvement des Frères musulmans, en particulier, né en 1928 en Égypte et très vite déployé dans les pays arabes, presque toujours persécuté par les régimes politiques arabes en place, a su trouver refuge dans l’Europe démocratique. Ainsi, Saïd Ramadan, gendre du fondateur Hassan al Banna (assassiné en 1949), s’est fixé dès 1958 à Genève d’où il a rayonné à travers le monde (et a oeuvré à la création du Centre islamique de Münich, puis à celle du centre de Genève). De même, avant que la Turquie ne se donne, à partir de 2002, un gouvernement islamiste, le mouvement politico-religieux Millî Görüs, fondé en 1969, avait su s’organiser et se préparer à la conquête du pouvoir dans la diaspora turque d’Allemagne. Ces courants se disputent, de nos jours, la conquête des âmes musulmanes d’Europe, et ils s’efforcent de prendre le contrôle des instances à prétention représentative. Cela s’observe au niveau de la prise de pouvoir dans les salles de prière comme au niveau de la mise en place d’institutions régionales et nationales. Parfois les acteurs qui s’illustrent dans ces conquêtes affichent clairement leurs appartenances idéologiques ; parfois ils avancent masqués, et cela ne facilite pas le discernement qui incombe aux pouvoirs publics européens. De manière générale, ces derniers se montrent davantage enclins à favoriser l’islam « légitimiste », c’est-à-dire l’islam officiel des pays musulmans qui ont donné de grandes diasporas. Ils encourent, alors, le reproche de favoriser « un islam de l’étranger ». Mais quels sont les plus grands risques : entretenir un islam lié aux pays d’origine, ou laisser se développer des courants transnationaux qui sont porteurs d’idéologies parfois très hostiles aux valeurs démocratiques européennes ? On a pu voir, aussi, des pays européens, tels la Belgique et l’Autriche, « faire affaire », pour l’organisation d’un islam officiel, avec l’Arabie saoudite, ce qui ne pouvait pas ne pas engendrer des problèmes, étant donné l’islam salafiste wahhabite largement obscurantiste qui est celui de ce pays au régime absolutiste.

Qui fait autorité en islam ?

Se comparant aux catholiques, les musulmans proclament assez volontiers que leur religion présente l’avantage de ne pas comporter de caste sacerdotale, et qu’ils peuvent ainsi vivre directement leur rapport avec Dieu, sans aucune médiation. Aucune religion, cependant, ne peut se passer, pour assurer son développement et durer dans l’histoire, d’institutions et de cadres. Et même s’il n’y a, dans l’islam sunnite (c’est différent pour l’islam chiite), de clergé ayant une fonction d’intercession, il n’en existe pas moins de personnes et d’institutions qui ont un statut d’autorité en matière religieuse, qui sont les gardiens de la doctrine, qui disent « le bien et le mal », le « licite et l’illicite », et qui oeuvrent à la transmission de la religion et à l’organisation du culte. Dans tous les pays majoritairement musulmans, où il n’existe nulle part la séparation entre le religieux et le politique qui s’est imposée de manières diverses en Europe depuis le XVIè siècle, on note l’importance que joue l’existence d’un ministère des Affaires religieuses. C’est celui-ci qui a la responsabilité de contrôler ceux qui exercent une fonction dans le culte, à commencer par les imams. Ceux-ci, en tout cas lorsqu’il s’agit d’imams « à plein temps », sont généralement des fonctionnaires de l’État, formés et salariés par lui. Mais, en parallèle, existe dans tous les pays musulmans un corps de savants religieux, ceux que l’on appelle les oulémas. Ces regroupements d’oulémas sont plus ou moins nombreux, plus ou moins structurés. Au Maroc, par exemple, il existe, au plan national, un Conseil supérieur des oulémas, mais aussi des conseils régionaux.

Dans quelques pays, il peut y avoir un « mufti de la république » (le mufti étant un savant religieux qui a compétence pour délivrer des fatwa, c’est-à-dire des avis juridiques). Dans plusieurs d’entre eux, des universités islamiques (comme la renommée Université Al Azhar du Caire, ou la non moins vénérable Quaraouiyine de Fès, ou encore l’Université Abd el Kader de Constantine) représentent les grands pôles de conservation et de transmission de la droite doctrine.

Au sein de l’islam en diaspora en Europe, nous sommes, évidemment, en présence de configurations différentes. Il n’existe pas (pas encore, en tout cas), de grandes universités islamiques pouvant revendiquer une réelle autorité. Les cadres religieux, oulémas comme imams, ne sauraient être des fonctionnaires des États contrôlés et rétribués par ceux-ci. Les Frères musulmans ont créé, à Dublin, en 1997, le Conseil européen pour la fatwa et la recherche, mais ne peuvent s’y référer volontiers que ceux qui accordent de l’autorité à ce courant politico-religieux. En France récemment, plusieurs tendances de l’islam (Frères musulmans de l’Union des organisations islamiques de France, Conseil du culte musulman en France, Fédération de la Grande Mosquée de Paris liée aux autorités algériennes…) ont chacune constitué leur propre « conseil théologique », avec des personnalités aux compétences très inégales, mais sans être pris très au sérieux par la majorité des musulmans et par les autres acteurs de la société.

De toute évidence, la représentation religieuse des musulmans d’Europe va mettre encore beaucoup de temps pour parvenir à des résultats satisfaisants pour tous. Elle ne pourra pas être identique selon les pays, car tous ont des relations différentes avec l’islam et avec les peuples musulmans. Elle sera aussi inévitablement marquée par le pluralisme, car il est impensable – et pas souhaitable ! – que toutes les expressions de l’islam se réunissent dans des instances qui gommeraient leurs spécificités.