Co-édition avec Estudios de Política Exterior
Ideas políticas

Protégés et persécutés: le cas singulier des musulmans indiens

Aminah Mohammad-Arif
Centre d’études sud-asiatiques et himalayennes (Cesah/CNRS).
Mosquée Jama Masjid à l’occasion du Eid al Fitr (Delhi). avishek das/sopa images/lightrocket via getty images

«Terroriste », « circoncis », « maquereau » sont les termes que Ramesh Bidhuri, député du Bharatiya Janata Party (BJP), représentant les nationalistes hindous au pouvoir, lance à Danish Ali, député de l’opposition, sous le regard hilare d’autres membres du BJP du Parlement, lors d’une discussion sur la sonde spatiale Chandrayaan 3. Cette scène, qui se déroule en septembre 2023, est un exemple parmi tant d’autres de l’humiliation que les musulmans subissent au quotidien dans l’Inde de Narendra Modi. Devenus une minorité extrêmement vulnérable, ils sont les victimes, depuis 2014, d’une escalade discontinue de violences physiques, morales et symboliques.

Pourtant, les droits de la plus importante minorité musulmane dans le monde sont officiellement protégés par une Constitution éminemment démocratique et séculariste. Les libertés de conscience, d’expression et de culte ont ainsi été inscrites dans la Constitution dès 1950. L’État indien ne reconnaît, par ailleurs, aucune religion officielle, et considère chaque religion avec une égale « bienveillance ». C’est toute l’originalité du sécularisme à l’indienne, qui est moins centré sur la séparation entre l’Église et l’État que sur le traitement de toutes les religions sur un pied d’égalité. Toute discrimination à l’égard des minorités religieuses est officiellement interdite, l’un des principaux promoteurs de la Constitution, Jawaharlal Nehru (1889-1964), considérant que « l’unité dans la diversité » est la condition nécessaire au maintien de la cohésion du pays et de sa modernisation.

Toutefois, les premières décennies après l’indépendance de l’Inde en 1947, sont déjà marquées par une marginalisation croissante des musulmans dans tous les domaines, à tel point qu’ils ont été progressivement relégués au bas de l’échelle sociale et sous-représentés dans tous les secteursclés d’activité. Cette situation contraste fortement avec la période de l’Inde médiévale et moderne marquée par le règne de souverains musulmans (XIIIème et XVIIIème siècles), qui seront ensuite détrônés par les colonisateurs britanniques. Le mouvement d’indépendance pour mettre fin à cette colonisation s’accompagne de la partition du pays entre l’Inde, à majorité hindoue, et le Pakistan, à majorité musulmane. Un tiers des musulmans reste en Inde, formant 11 % de la population totale (contre 24 % avant la partition). Mais leur image dans la société indienne est ternie, car c’est à eux seuls que celle-ci fait endosser la responsabilité de la partition. À chaque guerre qui éclate avec le Pakistan (quatre au total), ils sont érigés en cinquième colonne du pays « ennemi ». Depuis le 11 septembre 2001, l’équation quasi universelle entre islam et terrorisme ne les épargne pas. Et cela d’autant moins qu’un jihadisme local a émergé en Inde dans les années 2000 : s’il est resté limité dans le temps et assez circonscrit, il contribuera à alimenter l’islamophobie dans le pays, comme ailleurs dans le monde.

Minorité « mal aimée », la condition des musulmans indiens a donc été vulnérable depuis l’indépendance. Il n’en demeure pas moins que l’oppression croissante à laquelle ils sont confrontés, aujourd’hui, marque une rupture avec les décennies précédentes, tant ils sont devenus une cible centrale et systématique. Cette situation est le fait des nationalistes hindous, dont l’idéologie remonte à la période coloniale. Cette idéologie a pour nom le Hindutva, ou hindouïté, et se construit, à partir des années 1920, sur des idées suprémacistes en vertu desquelles il existerait une nation hindoue (Hindu rashtra), une race hindoue (Hindu jati) et une civilisation hindoue (Hindu sanskriti). Pour les deux principaux idéologues du mouvement, V.D. Savarkar et M.S. Golwalkar, l’un des enjeux principaux est la délimitation du corps politique qui forme la « nation hindoue » : conformément à leur vision, les musulmans et les chrétiens, dont les ancêtres auraient été autrefois convertis par des puissances coloniales (les souverains musulmans puis le Raj britannique), ne partagent pas les mythologies et la culture communes aux hindous. Celles-là mêmes qui sont censées les rattacher à la terre mère, sacralisée derrière la figure de Bharat Mata (la « mère Inde »). Aussi sont-ils considérés comme des forces étrangères menaçant le corps politique hindou, alors même que leur présence en Inde remonte au VIIIème siècle (celle des chrétiens au Ier siècle), et qu’ils sont essentiellement des descendants de convertis à l’islam, issus des populations locales.

Or, si les nationalistes hindous ont joué un rôle marginal pendant les premières décennies de l’Inde indépendante, ils ont été propulsés au pouvoir à la fin des années 1990, dans le cadre d’abord d’une coalition incluant des partis laïcs. Cette première expérience de gouvernement leur permet de jeter les bases d’une politique visant l’exclusion, au moins symbolique, des minorités religieuses : celle-ci est notamment incarnée par la réécriture des manuels scolaires invisibilisant ou diabolisant les musulmans, et en tout premier lieu les souverains moghols qui régnèrent sur l’Inde entre le XVIème et le XVIIIème siècles. Les nationalistes hindous reviennent ensuite au pouvoir en 2014, sous l’égide de Narendra Modi, en disposant désormais de la majorité absolue, une majorité qu’ils réobtiendront lors des élections de 2019. Depuis, la minorité musulmane a vu sa condition en Inde se dégrader considérablement, jusqu’à atteindre un point aujourd’hui où même les pratiques du quotidien, qu’elles soient alimentaires, matrimoniales ou vestimentaires, sont menacées. Il est toutefois intéressant de constater que lorsque des lois sont votées ou des jugements rendus, ils bafouent certes l’esprit de la Constitution, fondé sur la notion de « bienveillance » à l’égard des minorités religieuses, mais ils ne tendent à ne pas aller à l’encontre de la lettre de la Constitution, du moins pas de façon flagrante. Je choisirai ici trois exemples pour illustrer ce phénomène : les lois et les lynchages liés à l’abattage et à la consommation de viande bovine ; le love jihad ; et la polémique liée au port du hijab.

LOIS, LYNCHAGES ET VIANDE DE BŒUF

La question de l’abattage des bovins est représentative de la façon dont la polarisation entre hindous et musulmans s’effectue, entre autres, par une instrumentalisation de sujets historiquement exploités par les nationalistes hindous. La vache est considérée comme sacrée dans l’hindouisme, et son abattage, de même que sa consommation, sont interdits. Si cette interdiction ne concerne que les hautes castes, cette question a été érigée en symbole de l’identité hindoue et en vecteur de mobilisation dès la période coloniale. Ce faisant, elle s’est accompagnée d’une stigmatisation des consommateurs de bovins, associés aux colonisateurs britanniques mais aussi aux minorités religieuses. Dans la période contemporaine, cette question continue de représenter un enjeu important, ciblant tout particulièrement les musulmans, très présents dans l’industrie bovine et grands consommateurs de bœuf, viande moins onéreuse que les autres. Dans plusieurs États, l’abattage des vaches et des veaux est interdit, ce qui correspond à une recommandation contenue dans l’article 48 de la Constitution. Mais, à l’origine, cette prohibition ne s’étendait pas aux autres viandes bovines. Or, certains états, où les nationalistes hindous sont au pouvoir, votent des lois qui rendent passibles de prison la consommation de toute viande bovine, y compris le bœuf, à l’instar du Gujarat, du Maharashtra, État ayant Bombay comme capitale, ou encore du Haryana. Au-de-là de la dimension législative, cette question a donné lieu à des violences physiques contre les musulmans, sous la forme principalement de lynchages de la part de partisans des nationalistes hindous. Ces lynchages, qui restent le plus souvent impunis, sont largement publicisés sur les médias sociaux de façon à intensifier la polarisation entre hindous et musulmans et à entretenir la peur au sein de la minorité musulmane. Le cas le plus connu s’est produit en 2015 à Dadri, où une famille entière a été attaquée, accusée (à tort) d’avoir conservé chez elle de la viande de veau afin de la consommer à l’occasion de l’Eid al Adha. Le père de famille y a perdu la vie, tandis que l’un des fils a été grièvement blessé. Ces toutes dernières années, les lynchages exclusivement liés aux bovins ont diminué en intensité, mais s’y sont ajoutées d’autres raisons qui incluent le simple port de marqueurs visibles identifiés à l’islam, comme la barbe.

LE ‘LOVE JIHAD’

Le love jihad évoque l’idée d’un complot organisé où des hommes musulmans séduiraient délibérément des femmes hindoues dans l’unique objectif de les convertir à l’islam. Cette notion, liée au stigmate attaché aux conversions religieuses, celles des femmes tout particulièrement, et aux mariages mixtes entre hindous et musulmans, représente un autre exemple emblématique de combats chers aux nationalistes hindous, qui plongent leurs racines dans la période coloniale. Ces derniers ont ainsi historiquement établi une articulation étroite entre mariages mixtes et conversions (très probablement forcées dans leur imaginaire et leur rhétorique) comme si les premiers étaient automatiquement constitutifs des secondes.

Selon les pratiques discursives des nationalistes hindous, les musulmans indiens, qui ne représentent pourtant que 14 % de la population totale, cherchent à augmenter leur poids démographique pour, ‘in fine’, dépasser celui des hindous

Dans l’Inde contemporaine, la notion de love jihad est apparue, semble-t-il, pour la première fois en 2007. L’inclusion du terme anxiogène qu’est le jihad nourrit les pratiques discursives des nationalistes hindous selon lesquelles les musulmans indiens, qui ne représentent pourtant aujourd’hui que 14 % de la population totale, cherchent à augmenter leur poids démographique pour, in fine, dépasser celui des hindous. Cette notion a pris suffisamment d’ampleur sous le gouvernement central actuel pour que certains États indiens se saisissent de l’occasion pour rendre les mariages mixtes quasi im- possibles. En 2020, l’Uttar Pradesh, l’état le plus peuplé de l’Inde, passe un décret en vertu duquel les mariages, dont le seul objectif est de convertir l’épouse à une autre religion, seront punis par la loi. D’autres états annoncent qu’ils feront de même. Cette loi, fondée sur des faits qui ne semblent pas avérés, à en croire les enquêtes de plu- sieurs journaux, tels que The Wire ou Scroll, concerne essentiellement les mariages d’hommes musulmans (et chrétiens dans une moindre mesure) avec des femmes hindoues. Conformément à la nouvelle loi en vigueur,

l’état de l’Uttar Pradesh peut désormais enquêter sur les raisons pour lesquelles une femme hindoue a épou- sé un homme musulman, et s’il décide que la princi- pale motivation derrière ce mariage est une conversion « forcée » (selon une acception incluant une conversion effectuée sans l’accord des parents), il peut faire annu- ler le mariage. Si ce décret suggère ainsi que les femmes désireuses d’épouser des hommes musulmans sont des personnes vulnérables et influençables, que l’état a pour devoir de protéger, comme le souligne à juste titre Tani- ka Sarkar dans un article de The Wire, l’introduction de la notion de conversion « illégale » (car forcée) dans la loi, permet au gouvernement de cet état de ne pas aller de façon trop flagrante à l’encontre de la Constitution qui autorise les conversions volontaires. En tout état de cause, avant même le passage de ces lois, des groupes de vigilantes faisaient la chasse aux couples mixtes, formant des escadrons baptisés « anti-Roméo » (anti-Romeo squads). Il en résulte qu’il est devenu aujourd’hui ris- qué, voire dangereux, pour un homme musulman et une femme hindoue de se marier, y compris dans les états où cette loi n’est pas officiellement en vigueur.

LE HIJAB À L’ÉCOLE

En 2022, l’état du Karnataka, qui est alors gouverné lo- calement par le BJP, passe une loi interdisant le hijab à l’école. L’affaire commence par une brusque interdiction : alors que les jeunes filles se présentent à l’école voilées, comme à leur habitude, l’administration exige d’elles du jour au lendemain qu’elles retirent leur voile avant d’en- trer en classe, arguant du fait que le hijab n’est pas l’un des vêtements composant l’uniforme de l’établissement. Les jeunes filles s’y opposent et sont exclues de l’école. L’affaire est portée devant les tribunaux, dans un pre- mier temps auprès d’une cour de justice du Karnataka qui rend le jugement suivant : elle soutient l’interdic- tion du hijab par l’école affirmant que le port de celui-ci n’est pas une obligation en islam ou du moins que les plaignantes n’ont pas su prouver qu’il l’était réellement ; et qu’en revanche le port de l’uniforme, tel que l’école l’a stipulé, est obligatoire. Ce à quoi les jeunes filles ré- torquent qu’elles sont prêtes à une forme d’accommoda- tion, en portant un hijab de la couleur de l’uniforme. Mais la cour argue du fait qu’il n’y a pas d’accommodation pos- sible car celle-ci impliquerait une inégalité dans la classe, entre les jeunes filles arborant le hijab et les autres. Les plaignantes avancent alors l’argument de la liberté indi- viduelle garantie par la Constitution indienne, ce à quoi la cour leur répond, qu’à partir du moment où le port du hijab n’est pas une obligation en islam, son interdiction ne viole pas la liberté religieuse. La cour ajoute égale- ment que le voile représente une forme d’oppression des femmes et va, par conséquent, à l’encontre de « la dignité individuelle » et de la « moralité constitutionnelle ».

Suite à cette décision, l’État régional étend l’interdiction du hijab à toutes les écoles publiques du Karnataka. Les écolières concernées portent l’affaire devant la Cour suprême où les deux juges qui siègent rendent un verdict contradictoire : l’un soutient le verdict de la cour du Karnataka, tandis que l’autre s’y oppose en arguant du fait que le port du hijab relève d’une décision individuelle et surtout que la question de la scolarisation de ces jeunes filles, issues de milieux défavorisés (les familles privilégiées envoient généralement leurs enfants dans des écoles privées) revêt une dimension prioritaire par comparaison avec celle de la (non)autorisation du port du voile à l’école. L’affaire se trouve à présent aux mains du président de la Cour suprême, qui doit constituer une cour composée de trois personnes afin qu’une majorité se dégage à l’issue du jugement. Le Parti du Congrès, qui est séculariste, est entre-temps revenu au pouvoir au Karnataka. Il n’a pas pour l’heure levé l’interdiction du port du hijab dans les écoles publiques, mais il a rétabli l’autorisation pour les jeunes filles de se présenter voilées aux concours d’entrée dans la fonction publique de l’état du Karnataka.

Il est intéressant de noter que cette interprétation du caractère non obligatoire d’un marqueur religieux comme le voile, émane de juges dont la religion est différente de celle des principales concernées. Mais cet exemple témoigne aussi, une nouvelle fois, des tentatives des nationalistes hindous de rester conformes à la Constitution indienne (au moins dans sa lettre et non dans son esprit originel comme dans les deux autres exemples précédents), l’affirmation sur le caractère non obligatoire du voile en islam participant de cette logique : la question du hijab n’étant pas d’ordre religieux, elle ne contrevient pas à la liberté religieuse telle qu’elle est inscrite dans la Constitution. Force est néanmoins de constater que l’interdiction du voile coïncide avec une temporalité marquée par une discrimination et une stigmatisation inégalées et accompagnées de violences accrues à l’encontre des musulmans. Cette situation n’a pas échappé aux défenseurs des droits humains en Inde, nombreux à s’insurger contre cette interdiction. Pour l’heure, celle-ci ne concerne que l’état du Karnataka ; nul ne peut exclure qu’elle ne soit étendue à d’autres.

Ces exemples ne sont pas exclusifs, tant s’en faut, car les violences envers les musulmans s’exercent également dans des domaines aussi essentiels que le logement (démolitions arbitraires de maisons d’opposants au régime) et l’emploi (boycotts des commerces musulmans dans les quartiers à majorité hindoue). Autant d’exemples qui donnent à voir que l’on peut légitimement s’interroger sur la nature de la condition des musulmans en Inde aujourd’hui, alors que le pays continue de se targuer d’être la « plus grande démocratie du monde ». La persécution est de fait devenue un qualificatif qu’il est de moins en moins légitime d’écarter d’autant que les violences émanent non seulement d’individus – qui restent la plupart du temps impunis, alimentant en retour le cycle des violences – mais aussi de représentants de l’État, voire de l’État lui-même. Et cela, malgré le fait que la Constitution indienne continue de garantir officiellement aux musulmans liberté et protection. Mais la notion de « bienveillance » a laissé la place à celle d’une stigmatisation systémique, qui tend à basculer vers la déshumanisation. Si les nationalistes hindous remportent pour la troisième fois consécutive les élections législatives en 2024, une réforme de la Constitution légitimant les actions et les mesures hostiles aux minorités religieuses n’est pas à exclure./

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