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Co-édition avec Estudios de Política Exterior
Minorités et construction étatique au Moyen-Orient
L’histoire de l’émergence des minorités, en tant que nouvelle catégorie sociopolitique, ainsi que de leur relation triangulaire avec les puissanceseuropéenneset les éliteslocalesest encoreà écrire.
Jordi Tejel
Les révoltes arabes de 2011 ont très vite soulevé des questions concernant le futur des minorités dans les pays du Nord de l’Afrique et du Moyen-Orient. Ce qui fut vu de prime abord comme un « printemps arabe » est passé à être considéré comme un « printemps islamiste ». Les premières attaques contre les communautés coptes en Égypte ont été ainsi perçus comme les signes avant-coureurs de ce à quoi les minorités, en particulier chrétiennes, pouvaient s’attendre dans une région en pleine transformation. L’émergence d’acteurs violents comme le groupe État islamique (EI) en Irak et en Syrie, le départ de milliers de chrétiens de leurs foyers traditionnels dans ces deux pays ou encore les exactions commises par l’EI sur les Yézidis du Mont Sindjar venaient confirmer ce point de vue.
Presque un siècle après la construction de la plupart des États surgis de l’Empire ottoman, la question des minorités revenait donc sur le devant de la scène. De manière significative, les premières interventions militaires occidentales en Irak et en Syrie se produisent en 2014 afin de défendre des « minoritaires » ; les Yézidis en Irak et les Kurdes assiégés par l’EI à Kobané. Les massacres de milliers d’Arabes musulmans sunnites aux mains de l’armée syrienne n’avaient pas jusqu’alors déclenché une telle réaction de la part des chancelleries occidentales. Qu’est-ce que ces interventions militaires nous révèlent sur les relations séculaires entre les Occidentaux et les minorités proche-orientales ? Quelles sont les origines de ces relations, par ailleurs changeantes et entourées d’une certaine ambiguïté, depuis la création des nouveaux États issus des décombres ?
La ‘Question d’Orient’
Par « Question d’Orient », on désigne l’implication des puissances européennes – Russie, France, Grande-Bretagne, Allemagne, Italie et Autriche- Hongrie –, et leur intense rivalité dans les conflits intérieurs et les guerres de l’Empire ottoman, puis finalement la part prise à son démembrement qui aboutit à la création de la République turque (1923) et des États arabes du Moyen-Orient au début des années vingt du siècle dernier. Entre 1774 – date à laquelle fut signé le traité de Kütchük- Kaynardja, à l’issue de la guerre entre l’Empire ottoman et la Russie – et 1923, ces puissances tenteront de s’immiscer dans les affaires de la Sublime Porte, notamment à travers la « protection » des « chrétiens d’Orient ».
Ainsi, les missions protestantes, puis catholiques, arrivent en Orient à partir du début du XIXe siècle. Outre l’afflux des missions, un autre phénomène caractérise cette période, en ce qui concerne les minorités orientales : l’extension des capitulations à des « protégés », le plus souvent des non-musulmans, juifs au Maroc et en Tunisie, chrétiens dans l’Empire ottoman. C’est dans ce dernier que l’instrumentalisation des minorités a eu les conséquences les plus dramatiques pour la région orientale.
Jusqu’aux réformes administratives et politiques entamées dans l’Empire ottoman durant la seconde moitié du XIXe siècle et connues sous le nom des Tanzimat (« Réorganisation »), les non-musulmans (chrétiens et juifs) étaient reconnus à titre d’ahl-al kitab ou les « gens du Livre » – ayant eu donc la révélation divine – ; en contrepartie, ils relevaient du statut de groupes « protégés », mais aussi assujettis. Les Tanzimat, visant à moderniser et sauver l’Empire, ont introduit cependant des changements qui menaçaient de remettre en question les rapports de domination séculiers au sein de l’Empire.
D’une part, sous pression européenne, les réformes visaient à assurer l’égalité des individus devant la loi, sans distinction de langue ni de religion. D’autre part, elles ont reconnu des droits collectifs aux millets nonmusulmans, pour la plupart s’exprimant dans une langue particulière – l’arménien, le grec, l’araméen, l’hébreu –, renforçant ainsi le sentiment d’être un « groupe » à part, une « nation » différente alors que les sultans tendaient à renforcer l’islamisation de l’État en réaction aux premières pertes de territoires sur le continent européen.
Si ces réformes du système juridique et administratif ottoman n’ont été guère appréciées par les élites musulmanes sunnites, l’ingérence croissante des puissances européennes à la périphérie de l’Empire a envenimé davantage les relations « de proximité » entre musulmans et chrétiens. Ainsi, par exemple, et comme Hans-Lukas Kieser le souligne, la « Question d’Orient » était à la périphérie de l’Empire, une question arméno-kurde, une question agraire relative à la propriété foncière issue du transfert, souvent coercitif, des terres chrétiennes aux musulmans, et, avant tout, aux Kurdes.
Face aux revendications arméniennes et aux pressions étrangères, des chefs tribaux et des notables kurdes ont saisi les opportunités qui se sont présentées entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle pour « résoudre » la question à leur avantage. Durant l’automne 1895, les Hamidiye kurdes – régiments tribaux de cavalerie légère rattachés uniquement au Sultan Abdülhamid II – ont participé aux grands massacres anti-arméniens et en 1915, à nouveau, chefs tribaux et notables kurdes se sont alliés aux autorités ottomanes, sous la bannière du panislamisme, pour mener à bien le génocide arménien qui a mis fin à leur cohabitation dans les provinces orientales de l’Empire.
La Première Guerre mondiale et les ‘nationalités’
Avec le choix favorable de l’Empire de s’allier à l’Allemagne, les puissances de l’Entente laissent entrevoir leurs intérêts dans les vastes étendues ottomanes. Pour la Russie, la guerre est la meilleure manière de réaliser ses ambitions, notamment l’accès maritime à la Méditerranée en contrôlant les détroits. Pour la Grande-Bretagne, la guerre comporte la remise en question de sa doctrine visant à maintenir l’indépendance et l’intégrité de l’Empire ottoman, telle qu’elles avaient été définies au lendemain de la guerre en Égypte, en 1882. Quant à la France, elle n’a jamais caché ses aspirations d’influence au Levant, sous sa couverture de « protectrice » des chrétiens.
Après maintes négociations, les trois pays signent un accord définitif, dénommé le Sykes-Picot. Celui-ci divise l’Asie Mineure en zones d’acquisition territoriale, en zones d’administration directe, en zones d’influence économique, ainsi qu’en une zone internationale. Le retrait de la Russie du conflit mondial après la révolution d’octobre 1917 et l’entrée en guerre des États-Unis remettent néanmoins en question l’accord Sykes-Picot. Ainsi, la Russie révolutionnaire dénonce tous les accords secrets passés pendant le conflit armé, ce qui conduit les Britanniques à réexaminer la politique alliée vis-àvis des Ottomans.
Peu de temps après, soit le 8 janvier 1918, le président nord-américain Woodrow Wilson énonce devant le Congrès, la Déclaration des Quatorze Points. Le point 12 concerne la question des « nationalités » sous l’autorité ottomane et stipule que : « La portion turque du présent Empire ottoman devrait assurer une souveraineté sûre, mais les autres nationalités qui sont maintenant sous l’autorité turque devraient se voir assurées une incontestable sécurité de vie et une opportunité […] absolue de développement ».
Il est important de souligner que la notion d’autodétermination fait son apparition dans le discours du président américain en réponse, du moins en partie, au défi posé par la Russie révolutionnaire. En effet, dans son « Décret sur la Paix » de 1917, Lénine met en avant l’existence d’un « droit universel » à la sécession. Dès lors, il serait abusif d’attribuer au seul président américain la paternité intellectuelle du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. De même, il convient de rappeler que la politique de la Société des Nations (SDN) à cet égard sera restrictive, puisqu’elle vise à garantir certains droits à certaines nationalités. Autrement dit, il ne s’agit nullement de mettre en oeuvre le droit de tous les peuples à disposer d’eux-mêmes.
Quoi qu’il en soit, si les principes wilsoniens de 1918 sont accueillis avec satisfaction dans certains milieux nationalistes arméniens, assyriens, arabes ou kurdes, ils sont fortement contrecarrés par les intérêts géostratégiques de la Grande-Bretagne et de la France dans la région orientale. Le gouvernement britannique, obéissant aux milieux pétroliers, décide d’occuper le vilayet de Mossoul, avant que la capitulation du gouvernement ottoman devienne effective. Mise devant le fait accompli, la France cède le nord irakien aux Britanniques, obtenant en contrepartie la promesse d’une participation française dans la Turkish Petroleum Company.
Le Traité de Sèvres du 16 août 1920, conclu entre le gouvernement ottoman et les Alliés, prévoit la création d’un État kurde et un autre arménien dans l’Est de la Turquie actuelle. Le sort des Kurdes habitant dans le vilayet de Mossoul doit cependant se décider ultérieurement. Toutefois, les divisions entre les Alliés et les Kurdes – notamment à propos de l’émergence d’un État arménien dans le nord-est anatolien –, ainsi que les victoires des milices nationalistes turques sur le terrain en 1922 ouvrent la porte à la renégociation du Traité de Sèvres.
En effet, le Traité de Lausanne, signé en juillet 1923, met fin aux revendications arméniennes et kurdes. Islam et turcité deviennent, de facto, les deux marqueurs principaux de la citoyenneté turque. Si le Traité de Lausanne garantit quelques droits, dans le domaine religieux et éducatif, aux communautés non musulmanes de Turquie, l’application de ces clauses n’a jamais été réelle. Les droits des minorités chrétiennes ont été amputés au cours du XXe siècle et, parfois, ces communautés ont été victimes de campagnes de défenestration de la part des partis nationalistes turcs conduisant sporadiquement à des pogroms anti-chrétiens.
La SDN et les ‘minorités’
À la sortie de la Première guerre mondiale, les nationalistes arabes découvrent avec perplexité comment les promesses faites par les Britanniques durant la guerre – notamment la création d’un grand Royaume arabe hachémite – sont oubliées. Les territoires arabes de l’ancien Empire ottoman sont divisés en des petits États territoriaux : l’Irak, la Syrie, le Liban, la Transjordanie et une Palestine qui, de plus, doit être partagée avec les sionistes arrivés d’Europe. Qui plus est, ces États ne sont pas complètement indépendants. Ils sont placés sous la tutelle des puissances mandataires, la Grande-Bretagne (Transjordanie, Palestine, Irak) et la France (Syrie et Liban).
À partir de ce moment-là, la question de minorités devient centrale. En effet, la France et la Grande-Bretagne reçoivent en 1920 la mission de conduire ces États vers l’indépendance, tout en assurant la protection des minorités, notamment confessionnelles. Une grande partie de la littérature académique sur cette période réduit la politique mandataire à une volonté d’instrumentaliser les minoritaires afin de mieux contrôler les pays en question. Les relations entre les deux puissances et les minoritaires sont pourtant bien plus complexes.
Ni les accords conclus dans le cadre des négociations de paix à la suite de la Première Guerre mondiale – y compris les traités de Sèvres et de Lausanne – ni la SDN – née officiellement le 10 janvier 1920 – ne fixent un cadre cohérent en ce qui concerne les droits des minorités. Dans l’ensemble, les dispositions des divers traités sur les minorités ne sont pas considérées comme des droits objectifs accordés aux dites minorités ; ainsi, seules les personnes appartenant à des minorités peuvent s’en prévaloir. Par ailleurs, ainsi que l’historien Mark Mazower l’a mis en évidence, il y a parmi les nouveaux États de l’Europe orientale et du Moyen-Orient, un sentiment d’injustice, car ces dispositions ne concernent que les États surgis des anciens empires. Les nouvelles élites locales auront dès lors une perception négative des droits des minorités, d’emblée considérés comme une atteinte à leur souveraineté nationale.
Le fait que les puissances européennes utilisent la question des millets afin d’augmenter leur influence sur les territoires ottomans au cours du XIXe et le début du XXe siècle, constitue un fardeau pour les nouveaux États. Aucun État, excepté le Liban, n’adopte une attitude positive quant à la reconnaissance des droits culturels et/ou religieux des minorités qui se trouvent sur leurs territoires.
En réalité, le système de protection des minorités tel qu’il fut envisagé par la SDN contenait une contradiction de taille. Alors que cette nouvelle organisation prône un système qui accepte l’État-nation comme norme dans les relations internationales, elle reconnaît également les minorités comme entités collectives, ce qui logiquement allait créer des conflits entre ces deux nouvelles entités reconnues comme légitimes. En outre, la SDN ne se considérait pas comme la « protectrice » des minorités, mais plutôt comme une interlocutrice s’engageant à aider les États à respecter leurs propres engagements. Au final, cependant, en cas de conflit entre un État et une minorité, le point de vue du premier était privilégié, afin d’assurer la stabilité politique d’un système bouleversé par le conflit mondial. Les cas syrien et irakien illustrent parfaitement ces derniers points.
Les Mandats en Syrie et en Irak
Suite à la décision de la SDN de rattacher l’ancien vilayet de Mossoul au royaume arabe d’Irak, ni les engagements pris par les Britanniques et les Irakiens, ni les suggestions faites par la SDN concernant les minorités, notamment la création d’une autonomie dans les régions habitées majoritairement par les Kurdes, sont honorées. En dépit de cela, les autorités irakiennes accusent les Britanniques d’utiliser le facteur minoritaire – Kurdes, mais aussi Assyriens – pour diviser les Irakiens et fragiliser le gouvernement à Bagdad. Ainsi, selon les nationalistes arabes, les recensements des populations et la reconnaissance des minorités auraient été mis à l’avantage du colonialisme britannique. Le Haut Commissariat aurait cherché à diviser – populations urbaines/rurales, sunnites/chiites, Kurdes/Arabes – pour mieux régner. Il s’agit, en définitive, d’une accusation faite par les nouvelles élites étatiques et que l’on retrouve dans tous les territoires sous mandat français et britannique.
Les autorités britanniques et françaises se seraient appuyées sur leurs expériences passées, marquées par l’entreprise coloniale en Inde, pour les premiers, et au Maroc, pour les seconds. La vision colonialiste que ces officiers portaient sur les sociétés indigènes – perçues comme irrémédiablement divisées en groupes ethniques et/ou religieux – n’aurait pas seulement eu une influence sur la gestion des divers groupes, mais également sur la construction de l’État, contribuant ainsi à sa crise dans l’ère post-coloniale.
Si cette lecture correspond à une réalité indéniable, les travaux récents sur la période mandataire en Syrie et en Irak suggèrent une lecture plus fine de la gestion des divers groupes religieux et ethniques locaux par les autorités mandataires. Ainsi, la reconnaissance des identités locales et régionales par les Britanniques ne prétendait pas favoriser un groupe donné par rapport aux autres, mais plutôt consolider la position de la puissance mandataire comme arbitre entre les différents groupes politiques et sociaux. Fuat Dündar, quant à lui, a montré combien les recensements conduits durant le mandat sont toujours mis à l’avantage des Britanniques afin de maintenir le statu quo, même si cela impliquait des contradictions dans leur politique, vis-à-vis de certains segments de la société irakienne.
Mais au-delà des considérations purement stratégiques, l’interprétation dominante sur la confrontation orchestrée par les puissances mandataires entre « majorités » et « minorités » reste insatisfaisante. Tout d’abord, elle sous-entend qu’avant l’arrivée des puissances mandataires au Moyen-Orient, il y avait déjà des « majorités » cohérentes et, par conséquent, des « minorité » aisément identifiables et manipulables par les « impérialistes ». Si en Irak, la Grande-Bretagne joue en effet la « carte kurde » dès le début du Mandat face aux revendications territoriales turques sur l’ancien vilayet de Mossoul, celle-ci n’est plus utile à partir de 1926, date de l’annexion officielle de cette province à l’Irak.
La France, quant à elle, ne prête pas une attention particulière à la protection des minorités dans les documents rédigés en 1920. Qui plus est, comme Benjamin Thomas White le démontre, si la France joue la « carte confessionnelle » en Syrie, elle ne rattache pas le terme « minorité » aux divers groupes religieux existants dans les années vingt. À partir des années trente, le concept de minorité est plus souvent mentionné dans les documents mandataires, mais il ne s’applique pas de la même manière à toutes les communautés pourtant numériquement « minoritaires ».
En outre, la grille de lecture « diviser pour régner » fait fi de la diversité des politiques mandataires en fonction des groupes donnés ainsi que du caractère dynamique de ces politiques dans le long terme. En effet, les facteurs internationaux et nationaux, ainsi que l’interaction entre les divers acteurs, provoquent des revirements de stratégie face aux divers groupes sociaux, religieux et ethniques tout au long des mandats, si bien qu’il est difficile d’identifier, en l’occurrence, une politique minoritaire cohérente et durable.
Finalement, et cela concerne aussi bien le cas irakien que syrien, les minorités – à titre individuel et/ou collectif – n’étaient pas toujours les instruments passifs des visées impérialistes comme certaines études le suggèrent. Elles ont démontré leur capacité à défendre leurs intérêts et à jouer des conflits internes à l’appareil mandataire. Dans le même sens, il ne faut pas négliger la diversité des réponses, aussi bien parmi les majorités que les minorités face aux politiques mandataires.
En définitive, l’histoire de l’émergence des minorités, en tant que nouvelle catégorie sociopolitique, ainsi que de la relation triangulaire entre puissances européennes, élites locales et minoritaires dans une perspective dynamique et interactionniste, en prenant en considération également les paradoxes et les contingences, est encore à écrire. D’une part, cette nouvelle histoire devrait nous permettre de dépasser les biais épistémologiques à la fois des historiographies nationales tendant à souligner le rôle des minorités en tant que « cinquième colonne » des puissances européennes et des historiographies des minoritaires présentant leurs communautés respectives comme « victimes » passives à la merci des nouvelles élites nationales. D’autre part, elle ouvrirait les portes à une histoire davantage riche et complexe, où le rôle politique, culturel et économique joué par les minoritaires durant l’étape formative des États modernes dans les pays du Nord de l’Afrique et du Moyen- Orient serait reconnu. Dans le contexte actuel marqué à nouveau par les soupçons des élites locales envers les minorités, l’enjeu est donc de taille.