Co-édition avec Estudios de Política Exterior
Dialogues

Le wahhabisme, outil de ‘Soft Power’ saoudien

Nabil Mouline
Chercheur au CNRS
Réunion ministérielle du Comité exécutif de l’OCI à Jeddah, Arabie saoudite, le 3 février 2020. fatih aktas/anadolu agency via getty images

D’aucuns savent que plusieurs entités musulmanes ont instrumentalisé les préceptes religieux depuis la fin du XIXème siècle, pour ne pas remonter plus loin, comme un levier de soft power pour défendre leurs in­térêts sur la scène internationale. Mais l’expérience saoudienne dans ce domaine demeure l’une des plus originales, en raison notamment de son étendue et sa durabilité. Pour mieux appréhender ce type particulier de démarche diplomatique et comprendre ses orienta­tions actuelles, il est indispensable de revenir sur ses origines, ses outils et ses desseins.

Une ambition exponentielle

Depuis la fondation de l’émirat saoudien au milieu du XVIIIème siècle, ses dirigeants rêvent de diffuser à grande échelle le wahhabisme, une doctrine théologico-poli­tique littéraliste, inspirée du hanbalisme (école juridi­co-théologique sunnite). Ces ambitions hégémoniques demeurent toutefois lettre morte, à cause du manque de ressources humaines, financières, techniques et idéolo­giques. Les choses commencent à changer progressive­ment durant la première moitié du XXème siècle.

Après avoir créé un royaume sur la majeure partie de la péninsule Arabique, le roi Abd Al Aziz (1902-1953) cherche à renforcer la position de la nouvelle entité au niveau international. Il met en place, entre autres, le noyau d’une diplomatie religieuse. Cette diplomatie a un triple objectif : redorer le blason du wahhabisme (présenté désormais comme le nouvel avatar de l’ortho­doxie), donner à voir l’arabité et l’islamité de l’Arabie saoudite (l’un des rares pays musulmans formellement indépendants de l’époque) et contrecarrer les appétits de certains voisins à l’instar de l’Égypte. Bref, le reli­gieux devient un élément de soft power entre les mains du fondateur de l’Arabie saoudite.

Sommaire et timide au départ, cette politique étran­gère fait un véritable pas en avant vers la fin des années 1950. Pour contenir l’expansionnisme égyptien au nom du panarabisme, les dirigeants saoudiens recourent à la religion. Sous le regard bienveillant des Occidentaux et avec le soutien effectif des oulémas wahhabites, les rois Saoud (1953-1964) et Fayçal (1964-1975) inaugurent une politique panislamique.

Après l’éclipse du panarabisme, au lendemain de la défaite égyptienne de 1967, les Saoud profitent d’une conjoncture favorable (l’augmentation des prix du pé­trole, la complaisance des puissances occidentales, l’affaiblissement des systèmes autoritaires voisins, les changements que connaissent les sociétés musulmanes, etc.) pour consolider et augmenter leurs instruments de soft power, dans un double objectif : contrer les idéolo­gies concurrentes et/ou ennemies (communisme, libé­ralisme, chiisme, islamisme et djihadisme) et renforcer la position du Royaume sur l’échiquier international.

Jusqu’au début des années 2000, l’Arabie saou­dite se présente comme le modèle de l’État islamique souhaité par des générations de théoriciens et de mili­tants (application de la charia, soutien du djihad, octroi d’aides aux nécessiteux, etc.). Et il va sans dire que l’une des obligations de ce type d’entité politico-religieuse est bien sûr le prosélytisme, particulièrement en dehors des frontières étatiques modernes. Consacrée par la Loi fondamentale de 1992 (article 23), la diffusion de l’is­lam wahhabite est devenue l’un des piliers de la diplo­matie religieuse de Riyad.

La politique de prosélytisme repose sur des instances et institutions permanentes qui mettent en exergue les valeurs littéralistes et conservatrices dans les domaines religieux, politique, économique, éducatif et humanitaire



Cette politique de prosélytisme repose essentiel­lement sur des instances et des institutions perma­nentes, qui mettent en exergue les valeurs littéralistes et conservatrices dans les domaines religieux, politique, économique, éducatif et humanitaire. Une myriade d’organisations gouvernementales et non-gouverne­mentales voit ainsi le jour petit à petit, en particulier l’Université islamique de Médine, la Ligue islamique mondiale (LIM), l’Organisation de la conférence is­lamique (OCI), l’Assemblée mondiale de la jeunesse musulmane, et les Bureaux de prédication à l’étrangers affiliés au ministère des Affaires islamiques.

Pour réaliser ses objectifs spirituels et temporels, la monarchie use et abuse de la politique du chéquier. Vu l’opacité du régime, nous ne pouvons malheureusement pas avoir une idée claire sur les sommes engagées dans ce domaine depuis les années 1960. Selon quelques estima­tions qu’il faut manipuler avec précaution, le Royaume aurait dépensé entre 80 et 210 milliards de dollars pour répandre le wahhabisme. Seuls les États-Unis et la dé­funte URSS ont pu « mieux faire » en la matière.

Une décompression continue

La diplomatie religieuse saoudienne connaît un déve­loppement exponentiel durant les années 1970 et 1980. Mais l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990, ralentit cette dynamique. Une grande partie de la mouvance is­lamiste se retourne contre Riyad, en réaction à l’appel au secours des puissances occidentales menées par les États-Unis.

La tergiversation des premiers mois laisse très rapi­dement la place à une reprise en main autoritaire. Tout en restructurant l’espace religieux local, la monarchie et l’establishment religieux cherchent à monopoliser les différents outils de soft power religieux, notamment la supervision des financements liés au prosélytisme. C’est dans ce contexte que le Conseil supérieur des affaires islamiques est créé en 1994. Ce processus connaît un coup d’accélérateur au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 et des attaques d’Al Qaïda sur le sol saoudien, à partir de 2003. Le pouvoir politique, soute­nu par les oulémas wahhabites, prend des dispositions idéologiques, juridiques et institutionnelles pour mon­trer qu’il n’entretient désormais plus aucun lien avec les groupes radicaux.

Outre la redéfinition d’un certain nombre de concepts et de préceptes théologico-politiques liés principalement à l’identité et la relation avec l’Autre et l’initiation de dialogues intra et interreligieux, les autori­tés saoudiennes donnent à voir leur volonté de maîtriser les financements des activités « religieuses » à l’étran­ger. Alors que l’envoi de dons est désormais soumis à l’approbation de l’Autorité monétaire saoudienne et du ministère des Affaires étrangères, plusieurs ONG soup­çonnées de financer des mouvements radicaux, à l’instar d’Al Haramayn, ont été dissoutes.

Tout au long des premières années du troisième mil­lénaire, les Saoud ont essayé de blanchir leur réputation au niveau international à travers une série d’actions. Tou­tefois celles-ci n’ont presque eu aucun impact sur la na­ture du régime et sa diplomatie religieuse. Les données disponibles, particulièrement les statistiques officielles et les télégrammes confidentiels révélés par Wikileaks en 2015, prouvent que le Royaume a continué non seule­ment à soutenir un grand nombre de groupes islamistes, dont certains sont armés, mais également à exporter ses doctrines et ses pratiques religieuses dans les quatre coins du monde. On peut même constater une tendance à la hausse suite, aux soulèvements populaires de 2011 et à la montée en puissance de l’organisation État islamique.

Favorisé par des circonstances exceptionnelles, le prince Mohammed Ben Salmane (MBS) parvient à monopoliser le pouvoir entre 2015 et 2017. Pour légiti­mer ses tendances absolutistes, le nouvel homme fort de Riyad recourt à une rhétorique « réformiste » en af­firmant, entre autres, vouloir rompre avec les doctrines et les pratiques « radicales » et leurs dépositaires pour promouvoir un « islam du juste milieu », mais dont il ne précise ni les tenants ni les aboutissants.

Parallèlement à un certain nombre de mesures in­ternes (limitation des pouvoirs répressifs de la police reli­gieuse, octroi du droit de conduire aux femmes, ouverture de cinémas, ou encore organisation de concerts), le prince héritier saoudien exprime sa volonté de donner une nouvelle orientation aux outils du soft power religieux. Il compte faire de la Ligue islamique mondiale le fer de lance de cette opération de « refondation ».

MBS nomme ainsi à la tête de cette organisation des dirigeants et des cadres ouverts et dociles, particulière­ment le secrétaire général Muhammad Ibn Abd Al Ka­rim Al Isa (ancien ministre de la Justice et membre du Comité des oulémas, la plus haute instance religieuse du pays), et leur fixe un objectif : convaincre les partenaires occidentaux que la diplomatie religieuse saoudienne a rompu avec les doctrines et les pratiques conservatrices et radicales. Pour prêcher la bonne parole, les représen­tants de la LIM édifient une stratégie, qui repose sur deux piliers complémentaires. D’une part, l’élaboration d’un discours simple et clair que trois slogans-expres­ sions peuvent bien résumer : la lutte contre le radica­lisme, la promotion du dialogue interreligieux et l’en­couragement des minorités musulmanes à s’intégrer dans les structures étatiques et sociétales de leurs pays respectifs. D’autre part, la mise en oeuvre de ces mots d’ordre à travers l’organisation de rencontres avec des dignitaires religieux, des personnalités politiques et in­tellectuelles de différentes sensibilités, l’organisation de conférences et forums intra et interreligieux, la publica­tion de déclarations pleines de bonnes intentions et la multiplication des interviews. Par exemple, le Sommet de La Mecque et la Conférence de Paris ont été marqués par la mise en circulation de la Charte de La Mecque et du Mémorandum d’entente. Ces documents mettent en scène la volonté des signataires, à la tête desquels se trouve l’Arabie saoudite, de lutter contre l’extrémisme et le fanatisme, de promouvoir les valeurs de la coexis­tence et de défendre la liberté de conscience !

Le poids des structures

Si l’on ne tient compte que des campagnes de communi­cation et de marketing menées depuis 2016 par Riyad et ses affidés, on peut aisément affirmer que la diplomatie religieuse saoudienne a connu des changements subs­tantiels. L’examen plus minutieux de la situation et son inscription dans une perspective plus large montre bien que la réalité sur le terrain est un peu plus complexe.

Force est de constater que la rhétorique de la ré­forme et de l’ouverture a été fréquemment utilisée par les autorités saoudiennes depuis le début du XXème siècle pour surmonter un certain nombre de crises internes et/ou internationales (luttes de succession, contestation islamiste, lutte avec le panarabisme, ac­cusations de soutenir le terrorisme, etc.) qui risquaient de fragiliser le régime voire de l’emporter. Il s’agit en fait le plus souvent d’une tactique de contournement et de décompression temporaire et surtout réversible. Jusqu’à présent, MBS n’a fait que reprendre, après bien sûr une mise au goût du jour, les procédés utilisés par son grand-père et ses oncles Fayçal (1964-1975) et Abd Allah (2005-2015).

Cette rhétorique de la réforme et de l’ouverture n’est toutefois que l’arbre qui cache la forêt des diffi­cultés qu’éprouve la « nouvelle » diplomatie religieuse saoudienne, à dépasser un lourd héritage idéologique et institutionnel. Par exemple, plusieurs déclarations émanant d’instances contrôlées par Riyad, notamment la LIM, condamnent ou fustigent sans l’ombre d’un doute le chiisme, le christianisme et l’athéisme alors que des efforts sont déployés par ailleurs pour promouvoir l’acceptation de l’Autre. Cette sorte de schizophrénie risquerait de durer si les fondements même du wahha­bisme ne sont pas remis en cause.

En fait, les responsables saoudiens, politiques et reli­gieux, défendent bec et ongles les préceptes prêchés par Mohammed ibn Abd al-Wahhab et ses héritiers. Mieux, ils s’évertuent à mettre sur le dos des Frères musulmans et des djihadistes toute expression d’extrémisme dans les mondes musulmans. Or, sans reconnaissance cri­tique de la part de responsabilité du wahhabisme dans la surenchère néo-traditionnaliste qui gangrène les mondes musulmans, nul changement paradigmatique ne sera possible. On peut toutefois noter que ce proces­sus, même entamé, serait d’une grande complexité : la fabrique idéologique n’est, en effet, aucunement contrô­lée de manière verticale par les Saoud et leurs soutiens. Elle résulte, au contraire, d’un maillage horizontal impli­quant plusieurs parties prenantes à différents niveaux de la société, dont le contrôle ne pourrait se faire qu’à un coût très élevé, et au prix d’une confrontation directe et peut-être mortelle avec l’establishment religieux. On peut donc comprendre que cette révision de fond ne soit pas à l’ordre du jour pour MBS et ses collaborateurs.

Outre la non-maîtrise de la fabrique idéologique, la LIM semble également souffrir du non-contrôle effec­tif de l’ensemble des canaux de diffusion du soft power religieux saoudien. Si le vaisseau amiral de la nouvelle orientation du pays est surmédiatisé, il n’en demeure pas moins que l’existence de nombreux autres acteurs, complémentaires ou concurrents, complexifie l’ar­chitecture du secteur diplomatique. En plus des ins­tances officielles, dont les principales sont l’Université islamique de Médine, les bureaux de la prédication à l’étranger, on peut noter l’existence de dizaines de chaînes de télévision, de centaines de sites Internet, de milliers de comptes sur les réseaux sociaux, de maisons d’éditions, de magazines, de journaux, de fondations, d’associations et de madrassas. Le réseau semble tenta­culaire et loin d’être centralisé, contrairement à ce que certains pensent ou laissent penser.

La LIM a elle-même du mal à contrôler ses propres structures et agents de terrain, comme le montre l’exemple de la grande mosquée de Bruxelles. Les au­torités belges ont retiré, en 2018, la gestion de cette dernière à la LIM après avoir découvert que les pro­grammes de formation des imams comportaient tou­jours des éléments violents, antisémites et homophobes. En fait, la plupart des instances chargées ou auto-char­gées d’opérationnaliser la diplomatie religieuse saou­dienne n’ont quasiment pas modifié leurs pratiques depuis 2016, d’autant que leur champ d’intervention ne concerne pas, pour l’essentiel, les pays occidentaux, et en particulier l’Europe.

La rhétorique de la réforme et de l’ouverture cache les difficultés qu’éprouve la ‘nouvelle’ diplomatie religieuse saoudienne, à dépasser un lourd héritage idéologique et institutionnel



Entre 1961 et 2022, 51 468 étrangers ont été diplômés par l’Université islamique de Médine. Seulement 1,5 % d’entre eux proviennent de pays occidentaux. Tous les autres sont originaires d’Afrique et d’Asie du sud-est. Ac­tuellement, pas moins de 16 150 étudiants poursuivent leurs études dans cette université, dans les mêmes pro­portions. Le ministère des Affaires islamiques dispose de 24 bureaux de prédication à l’étranger : 11 en Asie du sud-est, huit en Afrique subsaharienne, trois en Europe, un en Amérique du Nord et un en Australie. Pour l’an­née 2018 par exemple, ces bureaux ont enregistré plus de deux millions d’activités prosélytes, dont 86 % en subsaharienne et en Asie du sud-est. En outre, entre 2016 et 2020, 47 093 personnes ont embrassé l’islam directement en raison du travail de ces bureaux, dont le 94,5 % d’entre eux est originaire d’Afrique sub­saharienne et d’Asie du sud-est. Enfin, entre 2015 et 2020, les techniciens et les cadres des bureaux de pré­dication à l’étranger ont fait 62 886 apparitions média­tiques, soit plus de 28 participations par jour, essentiel­lement sur des supports africains et sud-asiatiques…

Au vu des actes et paroles des dépositaires de la di­plomatie religieuse saoudienne, notamment l’annonce en janvier 2020, du retrait de la LIM de la gestion de la mosquée de Genève, il semble clair que l’Arabie saoudite de MBS est prête à sacrifier sa diplomatie religieuse en Occident sur l’autel de ses intérêts politi­co-religieux. D’une part, Riyad rassure ses partenaires occidentaux stratégiques pour la légitimité et la conti­nuité du régime, et, d’autre part, elle sauve l’essentiel de son édifice prosélyte, qui se déploie surtout en Afrique et en Asie.

Même ce sacrifice tactique est à relativiser, car il ne concerne que des centres islamiques très coûteux financièrement et politiquement. Les autres outils de soft power religieux (médias, maisons d’édition, réseaux sociaux, sites Internet, associations, prédicateurs, bourses, chaînes satellitaires, etc.), moins visibles mais aussi efficaces, sont toujours déployés.

En guise de conclusion

Le wahhabisme se présente comme une tradition à vo­cation universelle. (Ré)unifier les doctrines et les pra­tiques de l’oumma avant d’aller à l’assaut du monde est l’ambition ultime de ses dépositaires depuis le XVIIIème siècle. À la faveur d’un contexte favorable et de l’aug­mentation des revenus du pétrole, ce désir ardent se transforme en une véritable stratégie de prosélytisme au milieu du XXème siècle. Portée par une panoplie d’ins­titutions, d’acteurs et de mécanismes, cette politique publique n’a pas uniquement pour prétention de diffu­ser la religion des « Salaf », les pieux ancêtres, à grande échelle, mais également de servir les desseins internes et géopolitiques de la maison régnante, qui changent au gré des circonstances. Cette double vocation de la diplomatie religieuse saoudienne, qui reflète bien l’im­brication du temporel et du spirituel en islam, obligent les détenteurs du pouvoir à modérer leurs ambitions ré­formistes, pour maintenir des équilibres beaucoup plus fragiles qu’on ne le croit ! /

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