Le théâtre, pont de dialogue entre les cultures

Le Festival de théâtre de Tortosa aspire à être un rendez-vous annuel aidant à l’intégration des immigrés et favorisant le dialogue entre les sociétés

Ricard Salvat, director del Festival de Teatro de Tortosa

La ville de Tortosa (Tarragone) un festival de théâtre qui, après l’accueil obtenu et le succès inattendu du public, pourrait bien devenir un rendez-vous obligé pour le dialogue entre les pays arabes et l’Espagne. En tout état de cause, tous ceux qui ont participé à cet événement ont été surpris par le bon accueil, et tout particulièrement par l’assistance, non seulement du public local – Tortosa et Catalogne – mais encore du public marocain, maghrébin et immigré en général : un résultat que l’on recherchait et qui, à la plus grande surprise de certains, s’est effectivement produit dès le troisième jour du festival. 

Tortosa, ville d’une grande richesse jouissant d’une certaine capacité de gestion d’entreprises, regroupe une importante population immigrée. Cette ville n’a pas seulement été, aux dires des historiens, la dernière d’Al Andalous à succomber au pouvoir chrétien, mais encore est-elle aujourd’hui l’une des villes catalanes possédant le plus grand pourcentage d’immigrés. Pour tout ce qui précède, mais aussi en raison d’une présence juive déterminante, Tortosa était, et est toujours, le lieu idéal pour accueillir un festival qui établirait tous les ponts de dialogue avec ces cultures aussi riches que méconnues en Europe. La tradition jouait en sa faveur. 

Au début, l’idée était de dédier le festival à des représentants des trois cultures : chrétienne, arabe et juive. Ensuite, pour des raisons de priorité géographique, il a été jugé qu’il serait bon de commencer par un panorama du théâtre arabe. Malgré l’admirable travail de la Fondation de l’Institut international du théâtre de la Méditerranée, que dirige le théoricien théâtral José Monleón, et la Rencontre de Bilbao de 2003, organisée par le Réseau espagnol des théâtres, auditoriums et circuits de propriété privée, Escenium, la présence du théâtre arabe ne parvenait pas à avoir la transcendance qu’il mériterait dans le panorama du théâtre espagnol. A la rencontre de Bilbao, les œuvres ont été sélectionnés par Habib Bel Heidi, directeur du festival de théâtre de Carthage. Les pays programmés étaient les suivants : la Tunisie – Familia Productions avec Junun –, la Syrie – Théâtre national avec son spectacle Concherto –, le Maroc – Théâtre Tensift avec Araze Aouicha –, l’Egypte – Théâtre El Warcha avec Une balle dans le coeur –, le Liban – Shams Théâtre avec En attendant Godot –, la Palestine – l’acteur Mohammed El Bakri présenta le travail unipersonnel Optipesimist. De tous ces pays, l’Egypte n’a pu participer en raison d’un problème avec les visas. 

Avec de tels antécédents, la présence à Barcelone du grand spectacle tunisien Les amoureux du café triste de Fadhel Jaïbi, et une situation générale de faible intérêt pour le théâtre arabe, nous avons décidé de consacrer la première édition du festival de Tortosa au théâtre arabe, et en particulier au marocain et iraquien. 

Le Maroc, plus proche de ses immigrés 

Le Maroc est le pays avec lequel l’Espagne doit établir un dialogue, et travers lui, dialoguer avec les autres pays du Maghreb. Treize kilomètres, seulement 13, séparent l’Espagne du Maroc. Maruja Torres, avec une grande pénétration, le rappelait dans une série d’articles publiés au cours de l’été 2004 (« Le Maroc à 14 km de l’Espagne. » El País, du 1er au 7 août 2004). 

Le Maroc était représenté par trois spectacles : Chaka’ik An numan (Les coquelicots), de Bachir Kamari, présenté par le Théâtre Aquarium i Jossour Forum des Femmes Marocaines, sous la direction de Naima Zitane ; Bladi (Mon pays), de Driss Roukhe sous la direction de l’auteur ; et El Hassan Neffali, président du Syndicat national des professionnels du théâtre et directeur du Festival international du théâtre de Rabat, qui fut invité spécial, et auquel le festival décerna une mention d’honneur portant le nom de « Abu Bakr el Tortosino ». 

Nous avions vu Les coquelicots dans la prison de Salé, au cours d’un après-midi que nous oublierons difficilement. Le spectacle était dédié aux prisonnières, et il s’est créé une atmosphère très spéciale, car nous avons eu la sensation que les femmes comprenaient que ce spectacle avait été réalisé pour être utile à la femme marocaine. Un climat de complicité, de sous-entendus, d’étrange émotion dans l’air, nous conduit à penser qu’il était important de faire connaître en Espagne non seulement les avantages de la Moudawana – le Nouveau Code de la famille marocaine, proclamé au Parlement de Rabat en octobre 2003 – mais encore le spectacle qui le défend et le clarifie. Nous pensions ainsi nécessaire de faire connaître aux femmes immigrées de Tortosa la Moudawana et l’intelligent spectacle mis en œuvre par le collectif Aquarium. Pour des raisons de programmation, et surtout parce que nous voulions que cette représentation soit vue dans d’autres localités catalanes – ce qui fut le cas – nous l’avons programmée le premier jour. Nous ne sommes pas parvenus à faire en sorte que les femmes immigrées assistent massivement à ce rendez-vous théâtral. Les immigrés n’avaient pas encore rompu la glace vis-à-vis du festival ; ceci ne se produisit qu’au troisième jour, lorsque le Théâtre des sept-Nouvelle Génération représenta le fascinant et attrayant Mon pays, et que nous avions choisi pour la qualité du texte, le niveau d’interprétation, la mise en scène et les décors. Ce que nous ne pouvions pas imaginer, c’était que les acteurs, par leurs apparitions à la télévision et au cinéma, fussent aussi incroyablement admirés ce soir-là par le grand public – population immigrée, surtout marocaine – qui s’y rendit en masse, avec un enthousiasme absolument émouvant. Ce fut une soirée inoubliable. Soudain, le spectacle se transforma en proposition pour les marocains en particulier. La sympathie, la manière d’établir le contact avec le public, de Said Bey, Abdelkebir Regagna et Fatima Zahra Chaachoua, fut tellement grande qu’ils réussirent presque à ce que les catalans se sentent étrangers dans l’auditorium Felip Pedrell. Ce soir-là, la traduction simultanée ne fonctionna pas, et le public catalan pu voir les maghrébins se divertir, tandis que lui-même ne pouvait pas le faire. 

En outre, il se passa quelque chose que l’équipe du festival n’oubliera jamais : le dévouement avec lequel les artistes marocains se sont abandonnés à leur public, non seulement le soir de la représentation, mais encore par la suite ; le public était tellement reconnaissant que ces acteurs mythiques soient à sa portée, qu’il voulait parler avec eux, les étreindre, leur poser des questions sur leurs vies, leur offrir des petits cadeaux, tout ce qu’ils voulaient. La critique fut très sensible à cet aspect, et reconnut que le Festival de Tortosa avait permis de récupérer certaines des dimensions éthiques et politiques du monde du théâtre. Des dimensions qui, dans les années soixante, existaient au théâtre de Barcelone et de Madrid, mais qui, ces dernières années, avaient été abandonnées (Belén Ginart, « Un groupe de Ramallah ébranle le public en représentant la vie en Palestine ». El País, 22 novembre 2004). La générosité des artistes s’est vue complétée par les interventions d’El Hassan Neffali à toutes les tables rondes et dans son discours d’acceptation de la mention d’honneur. N’oublions pas non plus l’exposition Les dernières potières du Maroc. Tribus du Riff, qui compléta la participation marocaine. 

Les pays ayant participé au festival étaient : le Maroc, le Sénégal, la Tunisie, la Palestine, le Liban, l’Iraq (une compagnie de l’intérieur et une autre en exil, venant d’Italie), l’Algérie et l’Egypte. L’Iraq était l’un des acteurs principaux. La pièce Hariq Al-Banafsag (L’incendie de la violette) de Haider Munather, obtint un grand succès, de même que Ad un intimo amico straniero (Pour un ami intime en terre étrangère), de Kassim Bayatly, qui travaille depuis 10 ans à Florence et dirige des recherches sur la danse soufie et les derviches. La présence iraquienne était complétée par un splendide spectacle catalan, Mourir à Bagdad, représenté par le collectif Teatre per la Pau, qui parvint à émouvoir le public catalan mais aussi à troubler les visiteurs arabes. Parmi les moments de splendeur, citons l’actrice algérienne Sonia Mekkiou, avec l’intelligent texte de Rashid Boudjedra, Lailat imbrat araq (Nuits d’une femme insomniaque), le sensible et ductile acteur tunisien Ameur Mathlouthi, qui représenta Araisi (Le marionnettiste), de Mohammed El Ouni, ainsi que les créateurs palestiniens Nidal Khatib et Ramz Al-Jubeh avec Ard fi ard (Spectacle dans un spectacle). 

Encourager l’intérêt pour les cultures arabes 

Le public a été surpris – et c’était précisément l’un des objectifs du Festival – par le très haut niveau des propositions, et surtout par le fait que les pays arabes cultivent toujours des aspects ici oubliés, et conservent des manifestations comme le théâtre de marionnettes. En Espagne, par exemple, il n’existe pas une seule compagnie nationale de marionnettes semblable au Centre national des arts de la marionnette de Tunisie qui, mis à part le spectacle déjà mentionné, a présenté Hanbael (Hannibal), de Mohamed El Ouni. Pour notre public, il fut également enrichissant de constater que le théâtre arabe possède un niveau de modernité, voire même de post-modernité, admirable dans bien des aspects. Tel fut le cas du libanais Kan Makan (Il était une fois un endroit), de Studio 11, Beyrouth. Ou Aqmisha.. Aqnia..w Masaer (Masques, toiles et destins), du directeur égyptien Hany El-Metennawy, sur une proposition littéraire de Qassem Mohammed. 

D’autre part, il convient de signaler que le public arabe et les compagnies en visite ont compris que beaucoup de créateurs espagnols se consacrent à récupérer et à mettre en valeur l’infinie richesse des cultures arabes. Nous avons déjà parlé du grand acte d’amour envers le peuple iraquien que représente le spectacle Mourir à Bagdad ou le film El viaje de Mazin (Le voyage de Mazin) de Félix Merino, programmé dans le cadre de la rubrique consacrée à l’Iraq. Il y eut également un récital de poésie arabe classique andalouse et contemporaine, à la charge d’Andreu Subirats, et une représentation de Zhara, la favorite d’Al Andalous, d’Antonia Bueno, Lleons al jardí. Espill d’Abu Bakr (Lions dans le jardin. Miroir d’Abu Bakr) exaltant la figure du voyageur, imam, poète et penseur né à Tortosa en 1059 et mort à Alexandrie en 1130. 

La culture juive était représentée par la première d’El Dibbuk, œuvre écrite en yiddish de Salomon Ans-Sky, interprétée par la compagnie AIET, et La Célestine présentée par Zampano Teatro de Madrid, œuvre écrite en code par un juif converti, Fernando de Rojas. La présence du monde gitan et son influence en Catalogne put être analysée dans Encuentros, par le groupe d’Anea de Cornellà de Llobregat. L’équipe de direction voulait que l’Afrique noire soit représentée par le spectacle Casamance, du Sénégal, qui permettait de vérifier les influences entre la culture africaine noire et arabe. Casamance au clair de lune a obtenu l’un des plus grands succès du public du festival, après le Maroc. 

Parmi les éloges publics reçues, nous avons été touchés par le fait qu’on nous rappelle qu’il n’y avait aucun festival semblable dans toute l’Europe, et surtout que Mohammed El Ouni et nos collègues tunisiens nous disent – au nom de tous – qu’ils avaient ressenti que le Festival de Tortosa était le leur, et que Tortosa les avait accueillis comme chez eux. Nous avons également été touchés par les mots de Driss Roukhe : « Je suis sûr que le festival sera un événement mondial en peu de temps, et que le monde entier parlera de lui, car c’est un festival conçu avec un grand cœur, avec amour et motivation. C’est une réflexion sur l’histoire des peuples ». Nous pensons que c’est probablement la voie à suivre pour favoriser le dialogue entre les nouveaux venus et les catalans, comme c’est le cas du labeur de l’organisme culturel de Delft (Hollande), qui s’occupe d’intégrer les immigrés marocains. Cette association a créé des cours de « désintégration ». L’idée est simple, comme le raconte Anton Slotboom : « Les nouveaux venus doivent, dans les Pays Bas, réaliser de grands efforts ‘d’acclimatation’ obligatoires. ‘Mais l’acclimatation doit se faire des deux côtés’, explique M. Rensen, initiateur du projet et conseiller municipal en charge de l’enseignement à Delft. Il a pensé à donner des cours sur la culture et la civilisation marocaines aux néerlandais qui souhaitaient, eux aussi, mieux comprendre les nouveaux venus. ‘ Au début, c’était une simple idée ludique, mais elle a pris de l’ampleur et est devenue un projet sérieux. Les cours se sont remplis tout de suite, et d’autres suivront l’année prochaine. Il y a déjà une liste d’attente’, continue M. Rensen. » (M. Rensen, cité par Anton Slotboom dans « Quand des néerlandais s’initient à la culture marocaine ». Courrier International no 738-739, 23 décembre 2004 au 5 janvier 2005). Peut-être le chemin entrepris par Tortosa et Delft estil celui qu’il faut encourager et développer dans un futur proche.