Co-édition avec Estudios de Política Exterior
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La région MENA face au risque climatique : implications et options de réponse

Mohamed Behnassi
expert senior environnementaliste, Conseil économique, social & environnemental (CESE), professeur universitaire et directeur du CERES, Rabat, Maroc.
En août 2022, au milieu d’une vague de chaleur avec des températures atteignant 47º, des incendies dévastateurs ont ravagé le Nord et l’Est de l’Algérie, causant au moins
43 morts. app/nurphoto via getty images

L’ère géologique actuelle, labellisée par certains « An­thropocène », se caractérise par la capacité de l’ac­tion humaine de façonner l’environnement naturel. Cette capacité est liée historiquement à certaines sociétés et économies occidentales, bien que des puissances émer­gentes comme la Chine et l’Inde montent récemment en scène. Le reste du monde et ses habitants (notamment en Afrique, Asie et Amérique latine) sont peu responsables des dynamiques liées à l’Anthropocène, alors qu’ils su­bissent de manière croissante leurs effets dramatiques.

Historiquement, des études ont démontré, avec des degrés de certitude variables que le facteur climatique a probablement joué un rôle dans le déclin ou l’effondre­ment de certaines civilisations anciennes, dans plusieurs régions du monde. Dans ce cadre, il est suffisamment établi que le changement climatique et environnemental cause des transformations majeures dans les systèmes humains et écologiques.

Au Moyen-Orient et au Nord de l’Afrique (MENA), le changement climatique est déjà une réalité affectant plu­sieurs écosystèmes et des millions de personnes, notam­ment les plus vulnérables vivant dans la pauvreté, créant ainsi un état d’urgence climatique qu’il faut gérer pour ré­duire ses différentes implications économiques, sociales, environnementales, sécuritaires et géopolitiques.

Les risques climatiques dans la région MENA: implications et manifestations

En augmentant les évènements météorologiques ex­trêmes et en accélérant la dégradation environnemen­tale, le changement climatique accroît les risques d’in­sécurité humaine dans la région MENA – en raison des pénuries alimentaires et hydriques, des risques à la sécurité physique et des impacts sur les moyens de subsistance des populations vulnérables – et multiplie les menaces d’instabilité et de conflits. Le changement climatique agit également comme un amplificateur des inégalités et des injustices, notamment parmi les groupes vulnérables pris dans le cercle vicieux de la vul­nérabilité sociale et environnementale.

Ainsi, la région MENA subit, et de manière crois­sante, les impacts et les défis induits par le changement climatique, notamment la hausse des températures, l’élé­vation du niveau de la mer, les phénomènes météorolo­giques extrêmes (inondations, sécheresses et tempêtes récurrentes), l’érosion, la désertification, la destruction des infrastructures, les pénuries alimentaires, hydriques et énergétiques, la concurrence sur les ressources rares (notamment l’eau et les terres arables), l’émergence des maladies et les déplacements liés au climat.

Cette urgence climatique que connaît la région MENA, en comparaison avec d’autres zones du monde, a et aura des conséquences très considérables, exacerbant ainsi les défis préexistants dans plusieurs pays (vulnéra­bilité sociale et écologique, croissance économique insuf­fisante, tensions internes et régionales, crises identitaires, etc.). Il existe actuellement des preuves convaincantes que le changement climatique et ses impacts — combinés avec les pollutions, l’utilisation non durable des terres et des ressources naturelles, la perte de la biodiversité et la propagation des espèces envahissantes — impliquent des risques énormes pour la sécurité humaine, le développe­ment et la stabilité de la région MENA. Il est vrai que les conséquences de ces dynamiques sur les écosystèmes et les populations sont largement tributaires de leur em­placement. Toutefois, ce qui est actuellement plus per­ceptible c’est que les populations défavorisées dans des régions vulnérables ou en proie aux conflits, sont nette­ment plus susceptibles de souffrir des impacts du chan­gement climatique par rapport aux autres.

De manière plus spécifique, les dynamiques qui ont eu lieu ces deux dernières décennies dans certains pays MENA ont poussé plusieurs organisations multilaté­rales, décideurs, chercheurs et ONG à croire que les conséquences du changement climatique – comme les pénuries hydriques et alimentaires – peuvent affecter la légitimité des régimes politiques en place, déclencher ou intensifier les conflits existants et générer des nouveaux mouvements de déplacements humains, en particulier dans les pays qui manquent de capacité d’adaptation. Ces liens entre climat, conflits et déplacements humains sont très complexes car ils dépendent, entre autres, des condi­tions sociales, politiques, culturelles et économiques des pays. Les connaissances disponibles à ce jour sont encore limitées sur la manière dont les impacts du changement climatique interagissent avec et/ou sont conditionnés par les contextes socio-économiques, politiques et démo­graphiques pour provoquer des conflits ou des déplace­ments humains. Une telle insuffisance fait que l’action des acteurs pour gérer ces défis soit difficile, soit incertaine.

Financement national et international climatique par région
Données en milliards de dollars

Source : Climate Change Initiative. Graphique : Adriana Exeni

Par ailleurs, les inégalités sociales, territoriales et de genre et les déficits de gouvernance entravent actuelle­ment le renforcement de la résilience climatique et la promotion de la durabilité dans la plupart des pays de la région MENA. Il existe aussi d’importantes dimensions culturelles, quant à la manière dont les sociétés réa­gissent et s’adaptent aux risques liés au climat, puisque la culture façonne souvent le changement environne­mental et social dans un espace donné. Ici, la culture peut être considérée comme un facteur clé qui condi­tionnera le succès des politiques d’adaptation dans un environnement très diversifié, s’il est explicité d’une manière judicieuse.

La région MENA face à l’urgence climatique : quelles options de réponse ?

Le renforcement de la résilience climatique doit être en haut des agendas politiques des pays de la région. Plus spécifiquement, toute action dans cette perspective doit focaliser d’abord sur l’adaptation des domaines et sec­teurs hautement sensibles au changement climatique, notamment l’agriculture, l’eau, l’énergie, le tourisme et les infrastructures. L’adaptation des écosystèmes vul­nérables est aussi vitale pour le développement durable et pour faciliter l’avènement d’une économie verte.

Il faut reconnaître que la région MENA dispose des atouts prometteurs, non seulement pour s’adapter, mais aussi pour atténuer le changement climatique en réali­sant la neutralité climatique grâce, notamment, à son po­tentiel d’énergies renouvelables, à la possibilité de déve­lopper des systèmes alimentaires et agricoles durables, résilients et découplés des émissions de gaz à effet de serre (GES) et de surexploitation des ressources natu­relles, à une bonne gestion du couvert végétal et forestier (potentiel de séquestration du carbone) et à la mobilité durable. Par ailleurs, la possibilité de développer des ré­ponses dans la perspective des liens entre climat, éner­gie, eau, écosystèmes et santé, trouvent ici le cadre le plus favorable étant donné qu’une grande partie des enjeux pesant actuellement sur la région est liée à ces liens.

Il est vrai que la complexité de l’écosystème régional et la géopolitique tendue rendent la tâche ardue, mais celle-ci reste vitale et nécessaire pour la sécurité et le dé­veloppement de la région. En effet, l’urgence climatique rend encore plus pressante la nécessité de concevoir et de mettre en oeuvre des réponses aux risques climatiques à tous les niveaux qui soient inclusives et orientées vers la consécration de la sécurité humaine, du développe­ment, de la résilience et de la décarbonisation. Engager des réformes sur les plans législatifs et politiques, inté­grer l’impératif climatique dans les politiques publiques, revoir l’articulation entre les différents acteurs pour plus d’efficacité dans l’intervention, renforcer les inter­faces science-décision-société, promouvoir la solidarité et l’intégration régionales, développer des systèmes de production et de consommation durables et résilients, promouvoir l’innovation technologique et en matière de financement (implication du secteur privé par example) et renforcer les systèmes d’éducation et de recherche, etc. sont des actions ayant un grand potentiel pour renforcer les capacités adaptives de la région MENA et leur impli­cation dans l’action climatique mondiale.

Dans le domaine de l’atténuation du changement cli­matique, pratiquement toutes les Contributions déter­minées au niveau national (CDN) des pays de la région prévoient des scénarios conditionnés et non condition­nés aux financements externes. Par contre, les mesures d’adaptation prévues dans ces CDN sont presque entiè­rement conditionnées au soutien financier externe. Cela peut être expliqué par les contraintes budgétaires qui impliquent l’orientation des dépenses publiques vers des secteurs et des enjeux perçus et jugés plus prioritaires. En effet, l’argument avancé par ces pays est souvent justifié par le fait qu’ils consacrent encore l’essentiel de leur bud­get et de leurs investissements publics à la gestion des en­jeux perçus — pas souvent de manière pertinente — plus urgents et prioritaires pour le développement socio-éco­nomique et la stabilité politique.

Selon le rapport du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) sur l’écart entre les besoins et les perspectives en matière d’adaptation au changement climatique (The Adaptation Gap Report 2021: The Gathering Storm, PNUE, 2021), si les poli­tiques et la planification de l’adaptation se développent dans plusieurs pays (2 600 projets financés par les 10 principaux donateurs ont été recensés entre 2010 et 2019, majoritairement en Afrique, dans le sud-est asia­tique et au Moyen-Orient), leur financement et mise en oeuvre sont encore loin d’être à la hauteur des besoins, notamment dans les pays du Sud où les coûts d’adap­tation sont cinq à 10 fois supérieurs aux flux actuels de financement public, et le fossé en la matière ne cesse de se creuser. Rappelons ici qu’en 2009, lors de la Confé­rence sur le climat de Copenhague, les pays développés s’étaient engagés à mobiliser 100 milliards de dollars par an, à partir de 2020, pour aider les pays du Sud, dont les pays de la région MENA, à faire face aux effets du chan­gement climatique par l’adaptation et l’atténuation. Dix ans plus tard, l’objectif n’a pas été atteint et vient même d’être reporté à 2023. En 2019, les pays du Nord n’ont pu fournir que 79,6 milliards de dollars d’aide au clima­tique, mais les deux tiers étaient en faveur des projets de réduction des émissions ; l’adaptation restant le parent pauvre.

Toute stratégie d’adaptation et d’atténuation du changement climatique qui ne considère pas la durabilité et la sécurité humaine pourrait générer des impacts socioécologiques négatifs



Dans un contexte où les besoins en financement de l’adaptation dans les pays de la région MENA aug­mentent de manière ascendante, tout retard accusé dans l’élaboration et la mise en oeuvre des stratégies d’adaptation rendra le coût d’inaction plus considé­rable, d’autant plus que le risque d’irréversibilité est fort plausible dans certains domaines (exemple de l’intru­sion marine dans plusieurs régions littorales, due à la baisse des niveaux de la nappe phréatique causée par la diminution des précipitations et la surexploitation des ressources disponibles et difficilement renouvelables). Par conséquent, continuer de conditionner la mise en oeuvre des réponses au changement climatique – no­tamment l’adaptation qui est vitale pour les pays de la région, mais aussi l’atténuation qui leur permettra de saisir des opportunités prometteuses et de dévelop­per un avantage comparatif – à une assistance externe pourra induire des risques et un manque pour les pays de la région. Dans ce sens, investir dans l’adaptation et l’atténuation sur le plan domestique, en mobilisant les moyens financiers et technologiques nécessaires, et dé­velopper, par exemple, un cadre d’action climatique ré­gionale auront des co-bénéfices pour toutes les sociétés sur plusieurs plans.

Il est vrai pour certains que les différentes réponses au changement climatique dans les pays du Sud, et en l’occurrence ceux de la région MENA, pour qu’elles soient efficaces et dans l’optique d’une justice clima­tique, exigent une coopération internationale qui dé­passe les frontières. Néanmoins, et afin de réduire de manière significative les dommages et les pertes dus au changement climatique et de corriger le déficit de financement de l’adaptation, il est actuellement urgent de revoir à la hausse les ambitions régionales en la ma­tière. Cela est tellement urgent dans un contexte où les estimations relatives aux besoins de financement en matière d’adaptation sont en hausse dans ces pays. En attendant, le changement climatique est en train de multiplier des menaces et de provoquer des crises com­plexes et dangereuses dans la région. La gouvernance efficace de cet enjeu est actuellement impérative si les pays veulent éviter les pires scénarios.

Sur un autre registre, il faut souligner que l’agenda climatique de la région MENA doit être intrinsèque­ment un agenda de durabilité, de sécurité humaine, de droits de l’Homme, de démocratie et d’égalité sociale, territoriale et de genre. Ces différents agendas se ren­forcent mutuellement, de sorte que toute action dans l’un de ces domaines sans l’autre, pourrait aboutir à des résultats soit insatisfaisants, soit créant de nou­veaux problèmes. À titre d’illustration, toute straté­gie d’adaptation qui ne considère pas les questions de durabilité et de sécurité humaine, peut avoir des effets marginaux, voire négatifs, sur les systèmes socioécolo­giques, générant ainsi des pratiques qui relèvent plutôt de la maladaptation. L’adaptation du domaine de l’eau, par exemple, aux impacts du changement climatique dans l’optique de booster des systèmes agricoles inten­sifs conventionnels, pourra soutenir la continuité des systèmes qui surexploitent les ressources naturelles rares (eau, sol, etc.), et génèrent des pollutions dues aux inputs chimiques utilisés. Par ailleurs, ces systèmes sont souvent orientés vers la satisfaction des besoins des marchés étrangers au lieu de renforcer la sécurité et la souveraineté alimentaires des pays, ainsi que l’accès des individus aux droits à l’eau, à l’alimentation et à la santé.

Dans le même sens, toute stratégie d’atténuation du changement climatique qui ne considère pas en amont et en aval les questions de durabilité et de sécurité hu­maine pourrait générer des impacts socioécologiques négatifs. Par exemple, l’investissement dans les énergies renouvelables, s’il n’est pas éclairé par une évaluation d’impact social et environnemental préalable et durant tout le processus, pourrait réduire la sécurité hydrique et alimentaire dans les territoires où l’investissement est réalisé. Aussi, la mise en place de ces projets d’éner­gies renouvelables ne doit pas être au détriment des droits d’usage des terres ou des ressources naturelles par les populations locales. Idem pour la biodiversité qui pourra être impactée si le choix du site d’investis­sement est fait dans un espace riche en faune et flore ou dans un écosystème qui fournit des services vitaux pour les populations locales. D’où l’importance de considérer le nexus entre l’énergie, l’eau, l’alimentation et les éco­systèmes comme une référence pour toute option en matière d’atténuation dans la région MENA.

Conclusion

Pour conclure, on peut dire que l’évolution du climat est en train de définir et de redéfinir la région MENA, ce qui signifie que le facteur climatique est devenu encore plus crucial, dans le façonnement des trajectoires pré­sentes et futures de leurs pays et leurs populations.

Pour gérer efficacement le défi climatique et saisir les opportunités offertes, notamment en matière de res­tructuration des systèmes de gouvernance et de révi­sion des grands choix de développement et de sécurité humaine, les pays de la région doivent prendre des déci­sions stratégiques dans ce sens, tout en renforçant leur coopération régionale et avec le reste du monde.

En effet, le changement climatique peut être conçu comme une opportunité à saisir par ces pays, en vue de développer des stratégies ambitieuses permettant de gérer un ensemble de défis posés actuellement, comme l’insécurité alimentaire, hydrique et énergétique, la pau­vreté, le déficit en développement humain, les inégalités, la dégradation des écosystèmes, la rareté des ressources, etc. Le cas échéant, tout retard dans ce processus pour­rait rendre les actions plus coûteuses dans le futur ou sans impacts considérables, voire des situations irréver­sibles dangereuses. Cela compromettrait à la fois la sé­curité, la stabilité et le développement de cette région./

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