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Co-édition avec Estudios de Política Exterior
La ‘Moudawana’, jeux d’ombres et de lumières
Le Maroc vit une étape historique : pour la première fois la femme marocaine aura le droit à être l’égale de l’homme
María Dolors Masana, journaliste, spécialisée dans le monde arabe.
En janvier, le Parlement marocain approuvait, sans grandes différences entre les partis politiques, ce que l’on pourrait considérer comme la grande réforme du roi Mohamed VI : la réforme du code de la famille, la Moudawana.
« Pour mettre fin à l’indignité qui pèse sur la femme ». Par ces mots, le roi faisait connaître le 10 octobre la réforme attendue de la Moudawana, en gestation depuis 1999 après plusieurs interruptions destinées à apaiser les esprits de ceux qui s’y opposaient pour plusieurs motifs. En sa faveur, les associations féministes et les courants réformistes ; à l’opposé, les secteurs conservateurs et les islamistes radicaux. Deux visions différentes, qui s’affrontent à propos d’un droit aussi élémentaire pour la femme marocaine que celui d’être l’égale de l’homme au regard de la loi. Ce que le monarque alaouite a annoncé dans son discours d’ouverture du Parlement à Rabat, c’est bel et bien un nouveau code civil, qui placera les droits des deux sexes sur un pied d’égalité.
Le discours royal était axé sur la femme. « Lequel d’entre vous accepterait que son épouse et ses enfants soient jetés à la rue, ou que sa fille ou sa soeur soit maltraitée ? » Les citoyens restèrent bouche bée. Jamais auparavant ils n’avaient entendu quelque chose de semblable, ni de loin.
Ce qui est fondamental dans les 11 points de la réforme, c’est que la femme marocaine n’a plus besoin d’autorisation ni de tuteur pour se marier, qu’elle peut refuser un mariage de convenance qu’elle était jusqu’à présent tenue d’accepter « pour l’honneur de la famille », qu’elle pourra exercer son droit au divorce, que l’âge du mariage est reculé de 15 à 18 ans et que les enfants mâles de pères séparés pourront décider du parent avec lequel ils souhaitent vivre au même âge que les filles : 15 ans, au lieu des 12 ans auxquels les enfants mâles pouvaient choisir.
Les progrès sont significatifs, mais un certain nombre de tabous persistent. Par exemple, la répudiation n’est pas supprimée par la loi, sinon simplement reléguée à la possibilité du divorce, que la femme pourra également demander dès aujourd’hui. La polygamie n’est pas non plus interdite ; il sera simplement plus difficile d’y accéder, dans la mesure où la femme peut exiger à son futur époux un engagement écrit de rester monogame. De fait, si le mari expose « un argument objectif exceptionnel et compte sur l’autorisation expresse d’un juge », il pourra se marier jusqu’à un maximum de quatre fois, c’est-à-dire comme toujours. Le plus grave, c’est que la nouvelle Moudawana maintient la règle discriminatoire de l’héritage, à savoir que « ce qu’hérite un homme équivaut à la part de deux femmes », même si elle reconnaît le droit à hériter également du grand-père maternel, au lieu de seulement de la part du père, comme le stipulait l’ancienne loi.
Malgré tout, cette réforme constitue un progrès dans la bonne direction, et sans aucune doute une victoire pour les féministes du monde de l’islam. Correctement appliquée, elle peut se convertir en une véritable révolution sociale au Maroc, et avoir une influence décisive sur la vie familiale de tous les jours. D’un coup, la femme a atteint la majorité. Et jusqu’à ce jour, c’était un fait impensable au Maroc, à l’instar de nombreux autres pays musulmans.
Les obstacles à une véritable réforme
Il existe deux obstacles à l’avancée de la nouvelle Moudawana en ce qui concerne les droits obtenus par la femme : les tribunaux et le milieu familial. D’après Leila Rhivi, directrice de la Plate-forme pour les droits de la femme, dite « Printemps de l’égalité » : « il nous reste à mener une bataille pour le changement de mentalité et la diffusion de la culture de l’égalité, indispensables à l’application de cette réforme ». Cette réflexion est fondamentale. Que peut-il se passer au Maroc, désormais que la loi a été approuvée par le Parlement ? Si les mentalités ne changent pas, la femme, la mère, la fille, la veuve resteront dans des conditions d’infériorité par rapport à l’homme dans des domaines tels que le mariage, le divorce, les enfants et l’héritage. L’explication en est simple : dans tous les cas de litige, les tribunaux donneront principalement priorité aux droits de l’homme, au détriment de celui des femmes ; tel est le cas même en Tunisie, où les droits de la femme ont été nivelés avec ceux des hommes par Habib Bourguiba juste après la décolonisation. C’est-à-dire qu’avec l’inévitable judiciarisation qui accompagne la réforme de la Moudawana, il est possible d’assister à un paradoxe : celui d’avoir une législation très ouverte, mais dont l’application échoue au niveau des tribunaux, dont les magistrats sont des hommes et non des femmes, qui auront besoin d’un certain temps pour changer leurs mentalités, ancrées dans les interprétations les plus rétrogrades de la charia ou loi islamique.
Selon Alia Cherif Chamari, avocate auprès de la Cour Suprême de Tunis, et présidente de l’association Solidarité des Femmes du Maghreb et de la Communauté européenne, « il est indéniable que la loi tunisienne favorise l’émancipation des femmes, en supprimant les injustices les plus flagrantes de la Majalla (code de la famille tunisienne), en reconnaissant aux femmes les mêmes droits qu’aux hommes en matière d’éducation, de travail et de participation à la vie socio-politique ; parallèlement cependant, le discours officiel accompagnant ces réformes a toujours insisté sur le fait que la femme ne doit jamais oublier son rôle d’épouse et de mère, qui doit prévaloir au-delà de toute émancipation personnelle.
Telles sont les contradictions mises en évidence à la table ronde qui s’est tenue à l’Institut Européen de la Méditerranée sur la « Réforme de la Moudawana et la réalité sociale au Maroc », en décembre dernier.
Les interventions d’Amina El Messaoudi, professeur de Droit Constitutionnel à l’Université Mohamed V de Rabat, et Bassima El Hakkaoui, députée du Parti Justice et Développement (PJD), entremêlaient la politique et la religion. La conférencière laïque observait que le cœur de la question, à savoir le fait que la réforme apporte au Maroc un nouveau modèle de société, passe par « la lutte contre l’analphabétisme, l’élimination de la pauvreté, la réforme de la justice et la représentation de la femme au sein des organes de décision ». La conférencière du PJD, après avoir bien clairement établi que la réforme était fondée sur la charia ou loi islamique, insistait sur le fait que près d’un demi-million de femmes couvertes du tchador avaient défilé à Casablanca le 12 mars 2000 contre cette réforme, contre le plan d’action mis en œuvre par les hommes politiques de gauche qui ne croient pas à la charia.
Mais c’est à propos de la libération de la femme de l’emprise de l’homme que le gouffre qui les sépare s’agrandit plus encore. L’islamiste avertit que cela rendra les mariages plus difficiles, et présente la polygamie comme « un droit de la femme ».
Tel est le sentiment majoritaire des Marocaines traditionalistes, opposées aux modernistes. Ce même jour de l’an 2000, 300 000 de ces dernières avaient défilé à Rabat pour revendiquer un document commun aux associations de femmes féministes qui exigeaient l’égalité entre les deux sexes. La tension fut tellement forte que les autorités décidèrent de suspendre pendant toute une année le processus de la réforme.
Pour Nadia Yassine, porte-parole du principal mouvement islamiste du Maroc, Justice et Spiritualité (PJE), non officiellement reconnu, il faut « domestiquer la modernité et l’islamiser » : ceci consiste à appliquer la charia dans toutes les normes établies jusqu’à ce jour, qui ne doivent jamais être discutées. Étant donné que les islamistes sont fortement implantés parmi les classes les plus défavorisées d’une société dans laquelle 61 % de la population féminine vit en milieu rural, avec un taux d’analphabétisme de 83 % (Unesco 2002), les chances que la réforme soit acceptée par les femmes se voient considérablement réduites. La fille de l’ancien cheikh Yassine, fondateur et leader du PJE, affirmait que la Moudawana ne changerait pas la situation des femmes en milieu rural ; en effet, dans la mesure où celles-ci n’ont pas accès à l’éducation, elles se verront confrontées à trois alternatives : se marier selon la tradition, servir dans une maison ou se prostituer.
Quelles furent les réactions de la société civile et de la classe politique ? Il est clair que la Moudawana oppose deux concepts de la vie des musulmans, et la plupart reconnaissent que ce sont des réformes courageuses, qui répondent dans une certaine mesure aux aspirations des Marocains et reposent sur la charia – dans ce cas, sur le droit islamique malikite, qui correspond à l’une des quatre écoles de l’islam sunnite. Ce point a été souligné par le roi en annonçant la réforme, et en général, a été applaudi, principalement par les islamistes. Dans un pays où le chef de l’Etat porte le titre d’Amîr ul-Mu’minîn ou « commandeur des croyants », il est incontournable d’inscrire les réformes dans la religion.
La sensation que les réformes ont été adoptées pour conformer un véritable esprit de justice parmi tous les membres de la famille – l’un des objectifs de la charia a même fait en sorte que les islamistes les plus radicaux se soient abstenus de les critiquer. Mais il ne faut pas confondre : adopter des lois, c’est une chose, leur mise en pratique en est toute une autre. Dans une société machiste et patriarcale, le plus probable est qu’il s’agisse de bloquer les réformes dans bien des occasions. S’il existe une volonté réelle de garantir l’application des réformes, il faudra commencer depuis le bas. Comme le souligne Leila Rhivi, en changeant les mentalités, et en particulier celles des magistrats. La tâche visant à récupérer 83 % de femmes analphabètes dans tout le pays devra aller dans la même direction. Et c’est là un point sur lesquels tous les Marocains s’accordent. Seulement de cette façon, avec un nouveau code de la famille plaçant la femme sur un pied d’égalité avec l’homme, le Maroc peut aspirer à appartenir, aux côtés de la Tunisie et du Liban, au groupe des pays porte-drapeaux des droits de la femme dans le monde arabe.