La Libye, abandonnée aux mains de ses nouveaux tyrants
Plus personne ne croit que des élections auront lieu prochainement en Libye. Qui, parmi les diplomates occidentaux, voudrait encore pousser à l’organisation de scrutins parlementaire et présidentiel, qui risqueraient de mettre en péril la fragile stabilité qui prévaut dans le pays depuis la fin 2021 ? À l’heure où la région tout entière, de Gaza et Israël au Soudan en passant par le Mali, le Niger et le Burkina Faso, vit une nouvelle flambée de violence extrême et une série de coups d’État militaires, la priorité semble désormais donnée à la préservation du statu quo en Libye. Une aubaine pour les principales parties au conflit, et en particulier pour les familles Haftar et Dbeibah, pour Aguilah Saleh et ses soutiens au sein de la Chambre des représentants (CdR) à Benghazi ou pour les membres du Haut Conseil d’État (HCE) à Tripoli. Tous ont, en effet, profité de l’impasse politique, en s’appuyant sur leurs positions institutionnelles, pour consolider leurs réseaux de pouvoir et renforcer leur mainmise sur les ressources du pays. Tout indique qu’ils sont parvenus à s’entendre – au moins de manière informelle et provisoire – pour tirer parti de la nouvelle configuration politique et institutionnelle. Dans ce contexte, qu’en est-il de la population et quelles sont les perspectives à court-terme ?
OBSTRUCTION DE LA PART DES PARTIES AU CONFLIT ET BLOCAGE DU PROCESSUS POLITIQUE
Passé le moment d’enthousiasme consécutif à la formation d’un gouvernement d’unité nationale (GUN) dirigé par Abdelhamid Dbeibah en mars 2021 (le premier depuis la division des institutions politiques à l’été 2014), il était rapidement devenu clair qu’aucun des protagonistes du conflit libyen ne voulait d’élections. Aucun accord ne semblait pouvoir être trouvé sur une base constitutionnelle et sur les lois électorales. Les discussions achoppaient en particulier sur le séquençage des élections parlementaires et présidentielle, ainsi que sur les critères d’éligibilité pour les candidats à la présidentielle. Au cœur du conflit, en effet, il y avait la perspective d’une élection présidentielle, une première dans l’histoire du pays et une question particulièrement sensible, du fait de la nature personnelle et autoritaire du régime, avant 2011.
Abdoulaye Bathily, le représentant spécial du secrétaire général des Nations unies, nommé en septembre 2022, n’a jamais réellement pris le processus politique en main. Confronté au manque de soutien et aux profondes divisions entre acteurs internationaux sur le dossier, ainsi qu’aux efforts des parties libyennes pour faire obstacle à toute proposition susceptible de menacer leurs positions, l’action de Bathily a essentiellement consisté à « écouter » les parties et à les « encourager » à trouver un accord. L’ébauche de plan d’action présentée lors de sa première intervention devant le Conseil de sécurité, en février 2023, a été rapidement enterrée. En particulier l’idée de former un « Panel de haut niveau » inclusif de différents segments de la société libyenne invités à contribuer aux discussions sur les modalités d’organisation des élections. La proposition, qui avait pour objectif d’élargir le cercle des participants au dialogue politique et de contrebalancer l’influence exorbitante des parties au conflit sur le processus, a fait long feu.
Aux premiers signes d’une pression accrue à leur encontre, les chefs des deux parlements rivaux se sont, en effet, entendus pour bloquer l’initiative. À la veille de la première allocution publique de Bathily, Aguila Saleh annonçait l’adoption par la CdR d’un nouvel amendement (le treizième) à la Déclaration constitutionnelle de 2011. Cet amendement, qui proposait une nouvelle organisation des institutions politiques (deux chambres, présidence) et énonçait leurs prérogatives, avait vocation à résoudre la question de la base constitutionnelle des futures élections. Le HCE a rapidement annoncé l’avoir validé. Dans la foulée, les responsables des deux chambres se sont mis d’accord sur la formation d’un comité dit des « 6+6 », composé de six membres de chaque institution, chargé de trouver un accord sur les lois électorales.
Peut-être avec l’intention de respecter le principe de contrôle national sur le processus énoncé dans son mandat, le représentant des Nations unies a pris acte. Il avait pourtant commencé dans ses fonctions en critiquant la stratégie d’obstruction déployée par les deux chambres et par les principaux protagonistes du conflit, depuis le printemps 2021. Mais il n’est pas intervenu directement ni n’a proposé d’alternative à la formation de ce nouveau comité. Les leaders des deux parlements ont donc repris le contrôle du processus politique et l’ont orienté à leur convenance. Quant à Bathily, son rôle s’est en grande partie limité à faire la « navette » entre les uns et les autres, à rencontrer les principaux acteurs régionaux et internationaux et à se réunir avec des responsables communautaires et tribaux, des élus locaux, des intellectuels, des associations de femmes, des responsables de la société civile, etc. Au fil des mois, les Libyens ont peu à peu cessé d’attendre que le médiateur onusien présente son propre plan pour relancer le processus politique et permettre l’organisation d’élections.
Le comité des « 6+6 » a mis en œuvre son mandat en relative autonomie, sans que Bathily ait un rôle dans les négociations et sans que les autres parties au conflit soient consultées. Début octobre 2023, les membres du comité ont annoncé avoir conclu un accord sur les lois électorales. La CdR a rapidement déclaré avoir validé le texte, bien que les conditions et les détails du vote n’aient pas été présentés au public de manière transparente. Ladite validation suscite donc des doutes. Le HCE a, quant à lui, rejeté le texte, remettant en cause le caractère consensuel du travail du comité. Le conflit entre la CdR et le HCE n’est donc pas résolu. Des points de contentieux majeurs subsistent, en particulier sur les modalités d’organisation de l’élection présidentielle, et sur le lien entre élection présidentielle et élections parlementaires.
Les arrangements sur la question de la vente du pétrole et de la distribution des revenus de l’État montrent que le conflit est provisoirement ‘congelé’
Une autre question clé fait l’objet de désaccords persistants entre les parties : la formation d’un nouveau gouvernement d’union, qui aurait pour mission de conduire le pays à des élections avec une légitimité renouvelée. En effet, le GUN actuel, dirigé par Dbeibah, ne jouit pas de la confiance des autres parties pour organiser des élections libres et justes. Ses opposants l’accusent de profiter de sa position institutionnelle et de son contrôle sur les ressources de l’État, pour consolider son influence et étendre son réseau d’alliés et d’affidés dans les zones qu’il contrôle. Son autorité est par ailleurs contestée depuis la nomination par la CdR d’un gouvernement rival en février 2022, opérant depuis la ville de Sirte (contrôlée par les forces de l’Armée arabe nationale libyenne de Haftar).
‘STABILISATION’ ET CONSOLIDATION AUTORITAIRE
Contrairement aux espoirs nés de la nomination du GNU par le Forum de Dialogue Politique Libyen (FDPL), le pays reste divisé entre deux administrations rivales. Il est également divisé en deux zones d’influence distinctes, l’une dominée par la Turquie, dans l’ouest du pays, et l’autre dominée par la Russie, dans l’est et le sud. Cette nouvelle réalité est l’une des conséquences de la guerre de 2019-2020, durant laquelle les forces de Haftar ont tenté de prendre le contrôle de Tripoli. Les puissances étrangères qui se sont engagées militairement en faveur de l’un et de l’autre camp ont profité de cette opportunité pour maintenir leur présence et consolider leur influence dans le pays, au terme du conflit. Ce faisant, Ankara et Moscou ont contribué au maintien d’un calme relatif sur le terrain, et évité que de nouvelles confrontations violentes éclatent entre les parties libyennes. Mais il s’agit là des conséquences d’une « congélation » du conflit plus que d’un accord.
Autre signe que le conflit est provisoirement « congelé » : les arrangements trouvés entre les principaux protagonistes, en particulier le GUN de Dbeibah et l’AANL de Haftar, sur la question de la vente du pétrole et de la distribution des revenus de l’État. Sous la pression des diplomates américains, Dbeibah a accepté de payer les salaires des membres de l’AANL sans que Haftar lui fournisse, au préalable, d’informations sur les bénéficiaires. Durant l’été 2022, Haftar et Dbeibah se sont également entendus sur la nomination d’un nouveau directeur de la Compagnie nationale du pétrole proche du chef de l’AANL, en échange d’une levée du blocus pétrolier partiel exercé par les troupes de ce dernier. Un « bon » accord pour tous les principaux protagonistes, libyens et internationaux. Le gouvernement de Tripoli s’est ainsi assuré de la disponibilité de ressources financières conséquentes, pour poursuivre la consolidation de son pouvoir. Le clan Haftar s’est, quant à lui, vu garantir le financement de ses forces armées et de sécurité. Les pays occidentaux, États-Unis en tête, étaient rassurés : le pétrole libyen continuerait à affluer sur les marchés internationaux.
De fait, au cours des deux dernières années, les diplomates occidentaux semblent avoir accordé plus d’importance à la perpétuation de ces « arrangements » informels entre protagonistes du conflit, qu’à l’élaboration d’une stratégie visant à trouver un accord durable sur les principaux points de contentieux et à organiser des élections pour résoudre la crise de légitimité, qui frappe toutes les élites et institutions politiques nationales.
La priorité donnée à la stabilisation de la situation sur le terrain, s’explique évidemment par la volonté d’éviter une reprise de la violence entre acteurs nationaux. Un nouveau conflit risquerait d’entraîner son internationalisation et aurait, dans tous les cas, un impact désastreux sur la population et sur l’économie du pays, déjà fortement affectées par plus d’une décennie de crises. Mais cette priorité donnée à la stabilisation consolide aussi chaque jour davantage l’influence des principaux protagonistes du conflit, dans l’ouest comme dans l’est du pays. Une nouvelle classe dirigeante libyenne a émergé au cours des dernières années, au fil de la constitution et de la reconstitution des alliances entre leaders de groupes armés, politiciens corrompus et businessmen profiteurs de guerre. Figures politiques et des milieux d’affaires liées au régime de Moummar Kadhafi ou nées de la révolution de 2011, chefs de milices et anciens responsables des services de renseignement ont un rôle-clé dans les réseaux de type mafieux qui contrôlent chaque jour davantage les institutions politiques et de sécurité, ainsi que les principaux rouages de l’économie licite et illicite.
À Benghazi comme à Tripoli, les pouvoirs en place semblent avoir intensifié leurs efforts pour éliminer leurs adversaires, réels ou potentiels. Apparemment avec succès
En juillet 2021, plus de 2,5 millions de Libyens s’étaient inscrits sur les listes électorales pour participer à ce qui devait être le premier scrutin organisé depuis 2014. Le message était clair : une majorité de Libyens voulait des élections. Moins parce qu’ils croiyaient en la « démocratie » que parce qu’ils voiyaient en elles un moyen de se débarrasser des élites parasites qui grignotent peu à peu ce qui reste de l’État. À l’automne 2021, des manifestations ont éclaté dans de nombreuses villes à travers le pays. Les participants, essentiellement des jeunes, réclamaient la démission des parlementaires et des autres responsables politiques en poste, tous bords confondus – de l’ouest, de l’est, du sud ; pro-Haftar, pro-Dbeibah. Faute de leadership et de structures capables d’organiser le mouvement, ce dernier s’est rapidement essoufflé. Le message exprimé par les manifestants n’a pas non plus provoqué de réaction particulière de la part des diplomates et dirigeants occidentaux, qui insistent pourtant ,depuis des années, sur le fait que la population libyenne doit s’unir et se mobiliser politiquement si elle veut espérer être entendue, tant des élites au pouvoir que de la communauté internationale.
LE DRAME DE DERNA ET SES CONSÉQUENCES SUR UN ESPACE CIVIL TOUJOURS PLUS RESTREINT
Dans ce contexte de paralysie politique et de consolidation de leur autorité par les pouvoirs en place, le drame survenu à Derna en septembre 2023 a laissé entrevoir la possibilité d’un changement. Mais cet espoir n’a duré que quelques jours. Au lieu de provoquer une onde de choc en mesure de forcer une relance du processus politique, la catastrophe a, au contraire, conduit à une crispation accrue des autorités et à un renforcement de la répression de la part des forces de sécurité, à Benghazi comme à Tripoli.
Durant la nuit du 10-11 septembre 2023, les pluies extraordinairement intenses causées par la tempête Daniel dans l’Est libyen provoquaient l’effondrement de deux barrages en amont de la ville de Derna. Une avalanche d’eau s’abattait sur la ville, emportant avec lui des ponts, des routes et des immeubles d’habitation, et provoquant la destruction totale de plusieurs quartiers. Le pays s’est réveillé, le matin du 11 septembre, dans l’effroi devant l’ampleur des dégâts matériels et humains : on estime que la catastrophe a fait plus de 10 000 morts et 40 000 déplacés. Mais les Libyens ont également été choqués de réaliser que le drame survenu à Derna n’est pas seulement une conséquence de la crise climatique globale : l’ampleur de la catastrophe s’explique aussi par l’absence d’entretien des infrastructures et par l’incompétence des autorités face à l’urgence de la crise. En quelques heures, un formidable élan de solidarité a mobilisé la société tout entière, effaçant les distances entre les villes et régions du pays et faisant disparaître les clivages sociaux et politiques. Le message que tous souhaitaient faire passer était que la Libye est une, les Libyens unis, et que les divisions qui ont meurtri le pays ces dernières années sont largement créées et instrumentalisées par les politiciens pour servir leurs intérêts personnels. Par ailleurs, pour la première fois depuis des années, la magnitude du drame a permis à de nombreux journalistes et médias étrangers de se rendre dans l’Est libyen, étroitement contrôlé par l’AANL et jusqu’alors très difficile d’accès. Durant quelques jours, la région est ainsi devenue le centre du pays et le centre du monde : une fenêtre s’était ouverte, qui permettait de voir de plus près la « nouvelle » Libye.
Mais cette soudaine visibilité a rapidement suscité des craintes de la part des autorités : l’image projetée en Libye et hors de Libye leur était peu favorable. Une semaine après la tempête Daniel, et alors que la situation à Derna restait particulièrement dramatique, des centaines de manifestants se sont ainsi rassemblés devant une mosquée dans les décombres du centre-ville, pour réclamer la démission des autorités locales et du président de la CdR. Les manifestants ont crié leur colère face à la corruption et à la négligence des autorités, et réclamé qu’ils aient à rendre des comptes pour leur dramatique gestion de la crise. Cet événement a constitué un tournant.
Les clans Haftar et Dbeibah ont fait bloc pour reprendre le contrôle de la situation. Quelques heures après la manifestation spontanée, toutes les communications étaient interrompues à Derna. Les volontaires venus d’autres régions étaient priés de quitter la ville, l’accès des journalistes étrangers très sévèrement restreint, plusieurs activistes et journalistes locaux arrêtés. Confrontées à des circonstances exceptionnelles, les autorités de Benghazi et de Tripoli confirmaient ainsi leur capacité à coopérer et à se coordonner, quand leurs intérêts le justifiaient. Dans ce cas, il s’agissait de contrôler le discours sur la crise et sa gestion, mais aussi de restreindre la capacité de la population civile à s’organiser et à se mobiliser. La pression accrue émanant de la population risquait, en effet, d’encourager les acteurs occidentaux et le médiateur onusien à pousser pour une relance du processus politique et l’organisation d’élections.
En réalité, les événements de Derna n’ont pas conduit à une accentuation des pressions sur les autorités de Benghazi et de Tripoli. Au contraire, les besoins de coordination des secours et de l’aide humanitaire sur le terrain ont renforcé la centralité des autorités en place comme interlocuteurs pour les organisations et gouvernements étrangers, sur les plans politique et sécuritaire. Dans une large mesure, la catastrophe humanitaire a ainsi consolidé la position des forces du statu quo et l’entente informelle entre les clans Dbeibah et Haftar. Au cours des mois de septembre et d’octobre, ces derniers ont profité de ce nouvel environnement pour intensifier la répression contre les forces civiles (organisations de la société civile et partis politiques) et procéder à de nombreuses arrestations parmi ces dernières. De part et d’autre de l’échiquier politique, l’objectif semble bloquer toute tentative d’organisation d’une alternative politique et, plus largement, d’empêcher la société de se mobiliser pour faire entendre sa voix. Le 6 octobre, après Derna, c’était au tour de Benghazi d’être coupée du monde, dans des circonstances peu claires. À l’origine : une panne géante des systèmes de communication, la rupture d’une fibre optique, selon les autorités. En réalité, plus probablement un black-out à mettre en relation avec le retour à Benghazi d’Al Mahdi al Barghati, un ancien allié de Haftar passé à l’adversaire lors de la formation du Gouvernement d’Accord National (GAN) de Fayez Saraj en 2015 et alors devenu ministre de la Défense. L’interruption des communications durant plusieurs jours a permis à la brigade Tariq bin Ziyad de l’AANL, dirigée par Saddam Haftar, d’intervenir militairement contre Al Barghati et ses alliés locaux, et d’éliminer la menace que ces derniers pouvaient potentiellement représenter pour leur pouvoir. À Benghazi comme à Tripoli, les pouvoirs en place semblent avoir intensifié leurs efforts pour éliminer leurs adversaires, réels ou potentiels. Apparemment avec succès.
Avec l’intensification de la guerre à Gaza et les risques croissants d’extension du conflit à l’échelle régionale, les perspectives d’une reprise en main du processus politique par les Nations unies ou par les diplomaties occidentales, apparaissent de plus en plus limitées. Le jeu politique libyen est désormais monopolisé par les principaux protagonistes du conflit – Haftar, Dbeibah et Saleh – qui ont pour le moment trouvé avantage à collaborer pour préserver leurs intérêts. Rien ne dit, cependant, que les arrangements en place pourront résister dans la durée. D’ici là, l’espace à disposition des forces civiles qui voudraient tenter de proposer des alternatives se réduit rapidement. Le prix à payer pour ceux qui aspirent à bouleverser l’ordre en train de s’établir, semble aussi de plus en plus élevé./