Co-édition avec Estudios de Política Exterior
Dialogues

La recherche scientifique dans le monde arabe : un pont trop long

Moneef R. Zou’bi
Conseiller scientifique de l’InterAction Council (IAC), directeur cofondateur du Forum mondial du développement durable (WSF) et parrain de l’Académie mondiale des arts et des sciences (WAAS)
Des médecins et des techniciens passent des examens médicaux dans une clinique privée à Alger, en Algérie. (Photo de Monique Jaques/Corbis via Getty Images)

 Situé dans la zone climatique semi-aride du sud et de l’est de la Méditerranée, le monde arabe compte 436 millions d’habitants selon la Banque mondiale. Il s’agit d’une région stratégique en raison de son histoire, de sa localisation et de ses richesses, principalement le pétrole et le gaz naturel. D’autre part, elle englobe des similitudes culturelles remarquables, mais des systèmes politiques et économiques très différents. Les peuples de la région ont en commun la langue, l’histoire et la religion, mais leurs sociétés diffèrent en termes de richesses naturelles, gou­vernance, traditions, systèmes socioéconomiques et, aux fins de cet article, en ce qui concerne leurs écosystèmes nationaux de science, technologie et innovation (STI).

Avant même la pandémie, les taux de croissance économique étaient en baisse dans certains pays arabes et les taux de chômage étaient élevés, surtout parmi les jeunes : 15,4 % en moyenne en 2017 selon le Rapport scientifique de l’UNESCO Une course contre la montre vers un développement plus intelligent (juin 2021). En outre, en réponse aux troubles politiques apparemment sans fin, les gouvernements ont investi dans l’achat d’armes et l’industrie militaire, et ont consacré moins de ressources à la santé, l’éducation et l’enseignement su­périeur, ou à la recherche et le développement. En 2018, par exemple, les dépenses militaires de l’Arabie saoudite étaient estimées à environ 70 milliards de dollars.

Et puis, la pandémie est arrivée !

En 2020, la pandémie de Covid-19 a non seulement mis en évidence les faiblesses des écosystèmes natio­naux de science, technologie et innovation, mais elle a également démontré la nécessité d’une capacité au­tochtone en matière de recherche fondamentale et ap­pliquée en matière de santé. Elle a démontré l’impor­tance de prêter attention aux orientations scientifiques et a certainement souligné la nécessité de disposer de mécanismes consultatifs scientifiques nationaux de confiance capables de fournir les connaissances scientifiques nécessaires pour guider les décisions politiques, comme je l’ai mentionné dans mon article China Today en juillet 2020. L’Algérie et la Jordanie, par exemple, ont mis en place des comités scientifiques pour suivre l’évolution de la pandémie. En réponse à leurs conseils scientifiques, les écoles et les universités ont été fermées dans de nombreux pays arabes en mars et avril 2020.

L’analyse de la situation de la recherche scienti­fique dans le monde arabe après les ravages de la pan­démie permet d’identifier les forces et les faiblesses de l’écosystème STI actuel, non seulement dans le but de développer une capacité locale pour faire face aux pro­blèmes futurs, mais aussi pour renforcer le rôle de la science dans la réalisation des Objectifs de développe­ment durable (ODD), traiter les problèmes nationaux et contribuer au développement socioéconomique. Le fait que la majeure partie de la recherche scientifique dans le monde arabe soit effectuée au sein du système d’enseignement supérieur, composé principalement de plus de 1 300 universités et établissements d’enseigne­ment supérieur selon le Ranking Web de Universités du Monde, basé en Espagne, rend nécessaire l’intégration d’éléments liés au secteur de l’enseignement supérieur des pays arabes dans le processus.

Chercheurs et techniciens par million d’habitants (ETP) dans certains états arabes en 2018 ou l’année la plus proche

Source : Compilé par l’auteur principalement sur la base des données de l’Institut des statistiques de l’UNESCO.

L’évaluation des écosystèmes STI existants dans les pays arabes révèle qu’une fois encore, ils risquent de ne pas réussir à prendre le train de la transformation vers la Quatrième révolution industrielle, en partie à cause de la désorganisation qui caractérise la situation de la recherche dans de nombreux pays arabes. Désorganisa­tion démontrée par l’absence de politiques STI natio­nales, l’absence d’une masse critique de chercheurs et la faiblesse des dépenses en matière de recherche, pour ne citer que quelques-uns des problèmes. Une autre idée fausse répandue parmi les décideurs du monde arabe réside dans l’accent mis sur les intrants des écosystèmes STI et, dans une moindre mesure, sur les résultats ; sur les moyens plutôt que sur les fins – une tendance qui représente un défaut majeur dans la mentalité arabe en matière de développement. La preuve en est le récit « sarcastique » d’une conversation entre un dirigeant politique qui remet un chèque d’un million de dollars à ses principaux chercheurs et leur demande peu après : « Quand recevrai-je mon prix Nobel ? » Il est temps d’in­verser cette tendance et de se concentrer sur les résul­tats ou les produits, surtout à l’heure où les ressources financières disponibles diminuent dans le monde entier.

Données sur les écosystèmes STI

En termes de capital humain consacré à la R&D, sur les quelque 6 938 chercheurs les plus cités dans le monde en 2022, seuls environ 132 étaient basés dans des uni­versités arabes, la plupart en Arabie saoudite (selon une étude Clarivate des publications de la base de données Web of Science). Cela explique pourquoi l’Arabie saou­dite, le Qatar et les Émirats arabes unis (EAU), en parti­culier, ont recruté des scientifiques de haut niveau dans leurs universités et instituts de recherche. Les EAU ont poussé cette approche un peu plus loin en accordant la résidence permanente aux académiciens, scientifiques et docteurs. Les EAU comptaient 2 379 chercheurs en équivalent temps plein (ETP) par million d’habitants en 2018, suivis de près par la Tunisie qui comptait 1 772 chercheurs ETP par million ; dans les deux cas, au-des­sus de la moyenne mondiale de 1 368 chercheurs par million d’habitants. D’autres pays arabes forment éga­lement davantage de chercheurs, comme l’Égypte et le Maroc. En revanche, un pays comme l’Irak, qui était au­trefois une locomotive de la recherche scientifique dans la région, ne comptait que 123 chercheurs ETP par mil­lion d’habitants en 2019 selon l’UNESCO (tableau 1).

Dans la plupart des pays arabes, les dépenses inté­rieures brutes de recherche et développement (GERD, selon les sigles en anglais) sont historiquement infé­rieures à 1 % du PIB, malgré des décennies d’appels à une augmentation. Le dernier appel de ce genre a été lancé lors du sommet STI 2017 de l’Organisation de la coopération islamique (OCI), un groupe de 57 pays à majorité musulmane, qui a adopté son Agenda STI 2026. Cet Agenda préconisait de doubler, d’ici 2025, les dépenses annuelles consacrées aux infrastructures scientifiques et à la recherche et au développement dans les pays qui y consacrent moins de 0,3 % de leur PIB et de porter ce chiffre à 2,0 % dans ceux qui se trouvent à un niveau relativement avancé.

Actuellement, les deux pays arabes ayant la plus grande intensité de recherche ou GERD sont les EAU (1,45 % en 2020) et l’Égypte (0,96 % du PIB en 2020), selon les données fournies par l’Institut des statistiques de l’UNESCO. Dans le cas de l’Égypte, il est important de noter que le pays a inscrit l’objectif de 1 % dans sa Constitution de 2014. La Jordanie a elle aussi consi­dérablement augmenté son intensité de recherche au cours de la décennie précédente, pour atteindre 0,70 % en 2016. Cependant, avec une moyenne mondiale en 2018 de 1,79% du PIB, la plupart des pays arabes ont du chemin à parcourir d’autant plus que leur moyenne combinée pour la part du PIB consacrée aux activités de R&D était de 0,6 % en 2017. Oman a oscillé autour de la barre des 0,37 % en 2020 tandis que le Qatar a alloué environ 0,53 % de son PIB à la R&D la même année. Le Koweït, qui a possédé un écosystème STI très dyna­mique à un moment donné, a alloué un maigre 0,19 % de son PIB à la R&D en 2020. Par ailleurs, le Conseil supé­rieur de l’éducation, de la formation et de la recherche scientifique du Maroc aurait recommandé de doubler le ratio de GERD du pays pour le porter à 1,5 % du PIB d’ici 2025. Une tâche difficile étant donné que les dé­penses du Maroc en matière de R&D en 2020 étaient de 0,71 % (tableau 2).

Rapport GERD/PIB dans les états arabes, 2020 ou année la plus proche (%)

Source : Compilé par l’auteur principalement sur la base des
données de l’Institut des statistiques de l’UNESCO.
https://www.statista.com/statistics/1345248/gerd-share-ofgdp-in-morocco/

Les économies rentières du pétrole justifient la fai­blesse des dépenses de R&D par le fait que leur PIB élevé garantit des dépenses adéquates de recherche. Toutefois, cet argument est contredit par le fait que les défis auxquels ces pays sont confrontés, tels que l’insé­curité hydrique et alimentaire et la diversification éco­nomique, persistent et nécessitent davantage de res­sources pour la R&D que celles qui sont actuellement allouées. Il convient toutefois de noter qu’à Oman et aux EAU, le secteur privé contribue de manière signifi­cative aux dépenses de recherche.

En ce qui concerne les résultats de la recherche, les données sur les brevets des pays arabes donnent un aperçu des priorités des inventeurs arabes. Une étude portant sur 1 652 brevets accordés par les offices euro­péens des brevets aux pays arabes entre 1999 et 2013 a révélé que près de la moitié d’entre eux concernaient les TIC, suivies des technologies environnementales (19 %) et des produits pharmaceutiques (12 %). En 2019, l’Ara­bie saoudite a enregistré la plus forte augmentation du nombre de brevets accordés (1 453), suivie par l’Égypte (298), les EAU (260), la Jordanie (90), le Liban (89) et le Qatar (70). Le reste de la région a malheureusement enregistré une croissance négative sur la même période.

Selon le Rapport sur la science 2021 de l’UNESCO, depuis 2011, il y a davantage de publications sur des questions telles que l’extraction et l’approvisionnement durables en eau douce, le développement de moyens de transport durables, l’utilisation durable des écosys­tèmes terrestres, la technologie des réseaux intelligents et les cultures résistantes au changement climatique.

En 2019, l’Arabie saoudite était responsable d’envi­ron 26 % des publications scientifiques publiées dans le monde arabe. L’Égypte représentait 24 % et l’Irak 12 %, tandis que l’Algérie, le Maroc, les EAU et la Tunisie re­présentaient 8 % chacun. La poussée observée en Ara­bie saoudite et aux EAU est probablement attribuable au recrutement de chercheurs de classe mondiale ces dernières années. Un autre pays qui a enregistré une croissance remarquable et qui mérite d’être mentionné est l’Irak, où la production de publications reste faible, mais a été multipliée par plus de 50 malgré des circons­tances difficiles, selon le Global Research Report : The changing research landscape of the Middle East, North Africa and Turkey, 2019.

Selon l’indice H [chiffre appliqué à un chercheur qui a h articles qui ont été cités au moins h fois], la quali­té moyenne des revues arabes est de 8,308 points. Ce chiffre est comparable à celui des revues d’Europe de l’Est (8,740), mais inférieur à celui de l’Europe occiden­tale (28,54) et de l’Amérique du Nord (23,28). Selon l’UNESCO, la moitié des revues arabes sont spéciali­sées dans la médecine et la santé. Il convient de noter que seules quatre des 141 revues arabes sont consacrées aux sciences agricoles et vétérinaires, dans une région où l’activité agricole est une source essentielle de possi­bilités d’emploi pour une grande partie de la population.

Toutefois, il existe un potentiel pour une plus grande collaboration intra-arabe, puisque la moitié des revues publiées dans le monde arabe sont en accès libre, contre seulement 11 % en Europe occidentale et 5 % en Amé­rique du Nord. Et si les pays occidentaux restent des partenaires proches, deux tiers des pays arabes comp­taient l’Arabie saoudite et un tiers l’Égypte parmi leurs plus proches collaborateurs au cours de la période 2016- 2018. Les deux pays figuraient parmi les cinq principaux collaborateurs du Koweït, de la Libye et du Yémen. On constate également une diversité croissante des parte­naires, l’Irak comptant désormais l’Iran parmi ses plus proches collaborateurs. Les scientifiques chinois colla­borent également étroitement avec l’Égypte, le Koweït, le Qatar, l’Arabie saoudite et le Soudan ; les Indiens avec les EAU, le Yémen et l’Arabie saoudite ; les Malaisiens avec la Libye, Oman, la Palestine et le Soudan ; et les Pa­kistanais avec Oman et l’Arabie saoudite.

Un exemple intéressant de coopération multinatio­nale est le Synchrotron-light for Experimental Science and Applications in the Middle East (SESAME), le premier grand centre international de recherche au Moyen-Orient et dans les pays voisins. Située à Allan (Jordanie), il compte huit pays : Chypre, Égypte, Iran, Israël, Jordanie, Pakistan, Palestine et Turquie. Depuis que la première pierre a été posée en 2002, l’UNESCO a travaillé avec ces membres pour faire de ce projet une réalité. Entre juillet 2018 et février 2020, des travaux de recherche ont été menés sur 62 propositions provenant de 12 pays différents, dont de nombreux projets colla­boratifs. Les recherches ont porté, par exemple, sur de nouveaux matériaux de batterie, les caractéristiques du choc sur les météorites martiennes et lunaires, l’utilisa­tion possible de plantes pour traiter la maladie d’alzhei­mer et d’anciens manuscrits du Coran.

Des programmes de soutien bilatéraux entre les agences gouvernementales du monde arabe et l’UE jouent un rôle clé dans les progrès des pays arabes vers la réalisation de l’Agenda 2030

Dans une autre manifestation tardive de mégaprojets basés sur la technologie qui intègrent diverses technolo­gies novatrices avec des technologies numériques, cer­taines institutions publiques arabes ont plusieurs projets en préparation pour de nouveaux centres urbains. C’est le cas de Neom, l’un des projets les plus importants de la Vision 2030 de l’Arabie saoudite, ainsi que de Masdar City à Abou Dhabi. La capitale de la Jordanie, Amman, a élaboré des plans pour devenir une ville intelligente, et les EAU développent le concept de Smart Dubaï, tandis que le Maroc a construit une toute nouvelle ville appelée Benguérir qui promeut les technologies vertes.

La région a également été le théâtre de projets vi­sant à tirer profit de l’intelligence artificielle (IA). En mai 2019, l’Égypte a annoncé son intention de mettre en oeuvre une stratégie nationale en matière d’IA, se­lon le journal numérique Egypt Independent. En 2019, comme le rapporte StepFeed, l’Arabie saoudite a créé par décret royal une Autorité des données et de l’intelli­gence artificielle. De plus, le site web du gouvernement des EAU indique qu’il va lancer un Programme national d’intelligence artificielle (BRAIN), pour lequel il déve­loppe sa propre Stratégie nationale d’IA 2031.

Outre les initiatives susmentionnées, les dirigeants arabes s’inquiétant de la capacité de leurs pays à at­teindre les ODD d’ici 2030, des efforts ont été déployés pour acquérir des technologies modernes avancées afin de remédier à la pénurie d’eau, d’améliorer la produc­tion alimentaire et de lutter contre le changement cli­matique et la désertification, autant d’éléments étroi­tement liés aux ODD. Dans ce contexte, il convient de souligner les programmes de soutien bilatéraux entre les agences gouvernementales du monde arabe et leurs homologues de l’Union européenne (UE) de l’autre côté de la Méditerranée, qui jouent un rôle clé dans les progrès des pays arabes vers la réalisation de l’Agenda 2030 pour le développement durable.

Ironiquement, dans certains pays arabes, ces priori­tés sont éclipsées dans les cercles politiques par l’actua­lité encore plus pressante des victimes de conflits armés et des migrations forcées pour échapper à la violence et à l’effondrement de l’ordre public.

Historiquement, à l’apogée de son « âge d’or », la ci­vilisation arabo-islamique a constitué un terrain fertile pour la science et les développements technologiques innovants. Les peuples qui habitaient la région étaient motivés par une grande variété de circonstances à ex­plorer et à découvrir. Ils ont développé un désir insa­tiable de connaissances de toutes sortes, notamment les mathématiques, l’astronomie, la physique, la chimie, l’anatomie et la médecine, ainsi que la philosophie.

En revanche, les écosystèmes STI de nombreux pays de la région souffrent de nombreuses insuffisances et pourraient rester à la traîne lorsque la Quatrième révo­lution industrielle balaiera le monde. Outre les lacunes évidentes des politiques et des institutions STI, les res­ponsables politiques ne prêtent pas suffisamment atten­tion à l’immense potentiel de la STI. Cela se manifeste clairement par l’absence de commissions scientifiques et technologiques spécialisées dans de nombreux par­lements, ainsi que par l’accent mis sur l’offre plutôt que sur la demande, sur les moyens plutôt que sur les fins. En outre, il est indispensable d’adopter des approches interdisciplinaires, si essentielles pour tirer pleinement parti des nouveaux apports de la STI. Il serait donc ex­trêmement restrictif de se concentrer uniquement sur les sciences physiques et naturelles et d’accorder un statut inférieur aux sciences sociales et humaines.

Vers une renaissance de la sti dans le monde arabe ?

Avec l’Agenda 2030 comme rampe de lancement, le référentiel de connaissances accumulées à la disposi­tion des universités, des chercheurs, des institutions de recherche et des destinataires de leurs résultats qui constituent l’écosystème STI arabe, il est nécessaire de créer de nouveaux partenariats. Il est clair que ces par­tenariats ne peuvent se limiter aux frontières d’une com­munauté, d’un pays ou d’une région particulière. Guidés par des feuilles de route apolitiques et exploitant la puissance de la recherche scientifique, ces partenariats devraient se concentrer sur la sécurité hydrique et ali­mentaire, l’efficacité énergétique, la santé universelle et l’intégrité environnementale. Il convient également de prêter attention aux questions de création de richesse, de lutte contre les inégalités inhérentes et de contribu­tion au développement humain dans le cadre de sys­tèmes de bonne gouvernance et de contrôle rigoureux. En bref, compte tenu des tendances passées en matière de politiques et de performances, ainsi que de l’état actuel de troubles politiques et sociaux, il est peu probable que de nombreux pays arabes atteignent leurs objectifs d’établir des sociétés et des économies de la connaissance viables, ou même leurs ODD décla­rés d’ici 2030. Pour garantir des résultats utiles sur ces fronts, des réformes sérieuses sont nécessaires, surtout si l’on veut résister aux assauts de la Quatrième révolu­tion industrielle./

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