La fin de la guerre

L’Afghanistan est appelé à devenir un terrain de tensions et d’influences régionales, tandis que la situation interne du pays soulève de nombreuses questions.

Mariano Aguirre

Le départ controversé des dernières troupes des États-Unis et des alliés de l’OTAN d’Afghanistan aura des conséquences géopolitiques importantes. Le pays, qui était au centre du conflit pendant la dernière phase de la guerre froide, sera désormais le terrain de tensions et d’influences entre les puissances régionales.

L’Afghanistan a constitué un corridor stratégique et commercial en raison de sa situation géographique entre l’Inde, le Pakistan, la Chine, l’Iran, le Turkménistan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan, et une zone de disputes pour les puissances coloniales et régionales. La perspective du retrait des troupes américaines et alliées de l’OTAN, qui s’est concrétisée à la fin du mois d’août 2021, a suscité des mouvements géopolitiques de la part de ses voisins. Si la situation interne du pays soulève de nombreuses questions, divers intérêts régionaux sont en jeu.

Parmi les États ayant des intérêts en Afghanistan, quatre possèdent des armes nucléaires (la Chine, la Russie, le Pakistan et l’Inde). Parmi eux, l’Inde et le Pakistan considèrent ce pays comme un élément clé pour la défense de leurs sécurités respectives, et la Chine et l’Inde ont connu des affrontements frontaliers, l’année dernière.

Après deux décennies de guerre et quatre décennies d’implication dans le conflit interne afghan (depuis que Washington a soutenu l’insurrection pachtoune contre l’invasion de l’ex-URSS entre 1979 et 1989), les États- Unis se replient face à leur incapacité à contrôler des dynamiques complexes et dans le cadre de leur perte partielle de puissance internationale.

La Chine, par contre, est une puissance en plein essor à l’échelle mondiale et elle présente des intérêts économiques et géopolitiques en Asie centrale. De son côté, la Russie cherche à regagner l’influence qu’elle a perdue, après l’échec de son intervention militaire en Afghanistan. Dans le même temps, elle veut empêcher les groupes islamistes radicaux d’utiliser l’Afghanistan et les États d’Asie centrale pour lancer des attaques terroristes sur le territoire russe.

De fait, tous les voisins (ainsi que la Turquie et l’Europe) ont deux préoccupations majeures à la suite de la défaite américaine. Premièrement, que la victoire des talibans conduise différents groupes d’insurgés (tels qu’Al-Qaida) à trouver l’hospitalité sur le territoire afghan ou à agir de là contre le nouveau gouvernement de Kaboul et au-delà (les talibans n’ont jamais montré d’intérêt à mener des attaques en dehors d’Afghanistan). Deuxièmement, que le nombre de demandeurs d’asile en provenance d’Afghanistan augmente.

Le Pakistan, allié ou ennemi ?

Le principal conflit régional qui touche l’Afghanistan est la compétition pour l’hégémonie régionale entre le Pakistan et l’Inde, deux États qui s’affrontent également au sujet du territoire du Cachemire. Les relations du Pakistan avec l’Afghanistan sont complexes depuis l’époque coloniale, notamment entre l’Empire britannique, qui contrôlait le Pakistan et l’Inde et les pouvoirs tribaux afghans. Il est important pour Islamabad d’avoir l’Afghanistan comme allié dans sa lutte contre l’Inde.

Mais il existe en outre la question de l’ethnie pachtoune. Différents gouvernements pakistanais ont préféré favoriser une instabilité permanente dans le pays voisin, plutôt que de le voir unifié sous l’hégémonie d’un gouvernement central, contrôlé par les Pachtounes (qui constituent une importante minorité au Pakistan). La plupart des Pachtounes vivent dans les Zones tribales fédéralement administrées (FATA, selon les sigles en anglais). L’État pakistanais a un accès limité à ces zones semi-autonomes où opère le groupe allié Tehrik-e-Taliban.

Il existe également des différends territoriaux concernant la frontière entre les deux pays. De nombreux Pachtounes afghans estiment que le Pakistan devrait rendre à l’Afghanistan certaines parties des provinces du Baloutchistan, de Khyber Pakhtunkhwa et des FATA, quileur ont été enlevées par le colonialisme britannique.

Le chercheur Anatol Lieven souligne que « la sympathie que les Pakistanais éprouvent à l’égard des talibans est ancrée dans la même dynamique qui a motivé leur soutien aux moudjahidines afghans, contre l’occupation soviétique dans les années 1980. Elle peut également être considérée dans le contexte de la mémoire historique de la résistance afghane à l’Empire britannique au XIXème siècle ».

En effet, pendant des décennies, le Pakistan a soutenu les talibans, qui ont utilisé son territoire comme arrière-garde dans la lutte contre les États-Unis. Le puissant service de renseignement pakistanais (l’Inter-Services Intelligence ou ISI, une sorte d’État dans l’État), comme l’explique en détail le journaliste Steve Coll dans Directorate S, a joué un rôle essentiel dans le soutien aux talibans et à d’autres groupes d’insurgés afghans, notamment le Réseau ou clan Haqqani (qui fait désormais partie du gouvernement de Kaboul), et le groupe ultraconservateur Lashkar- e-Taiba, qui a perpétré le dramatique attentat terroriste de Bombay, en 2008.

Les relations économiques et commerciales, légales et informelles, sont très fortes entre les deux pays. La fermeture d’une partie de la frontière par le Pakistan après le retrait des États-Unis a suscité des réactions négatives parmi certains secteurs d’Afghanistan. D’autre part, environ un million d’Afghans sont réfugiés au Pakistan.

Les États-Unis ont commencé à privilégier leurs relations avec l’Inde par rapport à leurs relations avec le Pakistan à partir de 2000. Le Pakistan cessait d’être le principal partenaire dans la région. Depuis lors, les gouvernements successifs d’Islamabad ont poursuivi la politique difficile (et apparemment impossible) consistant à recevoir l’aide militaire américaine, à promouvoir l’instabilité contre les États-Unis en Afghanistan et combattre les groupes pachtounes et d’autres groupes plus radicaux, mais en les autorisant à opérer lorsqu’ils agissent sur le territoire afghan. Entre 2002 et 2017, les États-Unis ont versé 33 milliards de dollars d’aide civile et militaire à Islamabad, pour lutter contre le terrorisme. En 2018, l’administration de Donald Trump l’a considérablement réduite.

Dans les cercles militaires et de renseignement de Washington, il est largement admis que les États-Unis ont perdu la guerre en Afghanistan, en grande partie à cause du Pakistan. Richard Hoolbroke, l’ancien envoyé spécial pour l’Afghanistan sous la présidence de Barack Obama, écrivait : « il existe une constante dans la contreinsurrection : il est impossible de gagner contre un ennemi dont l’arrière-garde est sûre ».

Le gouvernement pakistanais d’Imran Khan tente de rétablir les liens avec les États-Unis, pour retrouver les bonnes relations du passé. D’une part, il a contribué à amener les talibans à la table des négociations à Doha, en 2020. D’autre part, il indique qu’il a abandonné la politique consistant à servir d’arrière-garde aux groupes d’insurgés, ce qui est difficile à accomplir par un pouvoir civil face aux renseignements militaires.

En février 2021, le Pakistan a annoncé qu’il construisait une barrière de séparation de 2 640 kilomètres à la frontière avec l’Afghanistan, le long de la dite Ligne Durand. L’objectif est de contenir les actions des organisations armées opérant dans les deux pays, telles que le réseau Haqqani, Al-Qaida et Tehrik-e-Taliban Pakistan (TTP). La Ligne Durand a été établie par le colonialisme britannique en 1893, divisant la communauté pachtoune. Le nouveau gouvernement taliban a fait savoir qu’il ne reconnaissait pas cette quasi-frontière, ce qui a suscité des inquiétudes à Islamabad.

Dans le contexte de cette relation compliquée, la Chine se présente comme un possible médiateur entre les deux pays.

L’aide internationale de New Delhi

Dans la lutte contre le Pakistan, l’Inde a développé une forte présence diplomatique, commerciale, d’aide humanitaire et de coopération en matière d’infrastructures en Afghanistan au cours de la dernière décennie. Cela a généré des liens étroits entre les gouvernements de New Delhi et de Kaboul. Depuis 2001, l’Inde a fourni une aide de 2,5 milliards de dollars à l’Afghanistan. Dans les mois qui ont précédé la chute du pays aux mains des talibans, le gouvernement indien a cherché à établir des liens avec ces derniers.

Pendant le précédent régime taliban, l’Inde a soutenu les groupes d’insurgés contre les talibans. Dans cette nouvelle situation, le président Narendra Modi devra décider si, cette fois, il reconnaît diplomatiquement ses anciens ennemis. Une bonne relation avec Kaboul lui permettrait de mieux contrôler les mouvements des groupes armés Lashkar-e-Taiba et Jaish-e-Mohammed. Tous deux disposent de bases dans les provinces frontalières avec le Pakistan.

Pour le régime de Kaboul, la formule optimale consiste à s’appuyer sur l’Inde et le Pakistan. L’aide massive de l’Inde n’est pas à dédaigner pour un gouvernement isolé, sans accès au crédit international, avec une crise humanitaire structurelle aiguë touchant 20 millions de personnes, des infrastructures institutionnelles faibles, une économie en partie soutenue par la culture de l’opium et l’insurrection de la branche locale d’État islamique, entre autres groupes.

Dans le même temps, le gouvernement indien est alarmé par l’influence diplomatique et économique croissante de la Chine dans ce pays. Les affrontements frontaliers entre l’Inde et la Chine depuis un an et demi renforcent cette préoccupation.

L’agenda de Pékin

L’un des principaux bénéficiaires de la sortie des États-Unis sera, en effet, la Chine. En août, Zhou Bo, colonel à la retraite de l’armée populaire chinoise, a écrit dans le New York Times que son pays était prêt à devenir le principal acteur extérieur en Afghanistan, en offrant à Kaboul « une impartialité politique et des investissements ».

Ces dernières années, Pékin a également fourni à l’Afghanistan une aide humanitaire et au développement, ainsi qu’aux communications terrestres, ferroviaires, aériennes et numériques, tout en maintenant un profil politique bas. L’une des premières déclarations du nouveau gouvernement de Kaboul, a été d’indiquer que les intérêts de la Chine seraient respectés.

En 2016, Pékin et Kaboul ont signé un accord sur la participation de l’Afghanistan à la Belt and Road Initiative (BRI) ou nouvelle « route de la soie verte ». Pékin a encouragé des projets dans les secteurs de l’exploitation minière, des infrastructures de transport et de l’agriculture, et s’intéresse à l’exploitation de minéraux tels que le cuivre, l’or, le cobalt et le lapis-lazuli.

De même, la Chine pourrait fournir des troupes à une éventuelle opération de maintien de la paix des Nations unies, si le gouvernement taliban en faisait la demande.

Mais la Chine nourrit également de sérieuses inquiétudes en matière de sécurité. Pékin estime que la forte instabilité en Afghanistan pourrait l’affecter de l’autre côté de sa frontière commune, dans la province du Xinjiang, qui abrite une grande partie de la minorité ouïgoure. L’année dernière, des allégations de violations massives des droits de l’Homme par Pékin à l’encontre de cette minorité, ont été formulées.

On estime que plusieurs milliers de Chinois ouïgours font partie du réseau mondial d’Al-Qaida, et les dirigeants de celle-ci et d’État islamique (qui combat les talibans) se sont engagés à soutenir le djihad contre la Chine en réponse à sa politique au Xinjiang.

Les autorités chinoises s’inquiètent également de l’augmentation de l’offre de stupéfiants en provenance d’Afghanistan et souhaitent préserver la stabilité des républiques d’Asie centrale.

La Chine est en train de renforcer la sécurité le long de la frontière tadjike et cherche à consolider la capacité du gouvernement à lutter contre le terrorisme, grâce à la participation de l’Afghanistan à l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) et au Mécanisme de coopération et de coordination quadrilatéral Chine-Afghanistan- Pakistan-Tadjikistan.

La Russie, une nouvelle relation avec Kaboul

L’ex-URSS est intervenue en Afghanistan en 1979 afin de stabiliser le pays et d’éviter qu’il ne soit utilisé par les États-Unis et d’autres puissances étrangères comme plate-forme et arrière-garde. L’intervention a été un échec majeur et une source d’expérience pour le djihadisme – alors soutenu par Washington, Londres et l’Arabie saoudite contre la présence soviétique – qui a ensuite combattu dans la guerre civile algérienne des années 1990, perpétré les attentats du 11 septembre 2001 et d’autres attaques, et participé aux guerres en Syrie et au Yémen.

L’Afghanistan constitue également pour la Russie une source d’instabilité potentielle (crime organisé, islamisme radical, ingérences occidentales) sur son flanc sud et en Asie centrale. Moscou a utilisé la force contre les insurrections islamistes en Tchétchénie en 1999 et 2009, et lors de l’intervention russe en Syrie depuis 2016. La principale préoccupation des stratèges russes a été d’empêcher des attentats et des organisations islamistes radicales extérieures, d’établir des liens avec la communauté musulmane à l’intérieur de la Russie, qui compte entre 10 et 26 millions de personnes selon différentes sources.

L’intervention des États-Unis et de l’OTAN en Afghanistan depuis 2003 a fait craindre à Moscou que Washington et ses alliés n’étendent leur influence en Asie centrale. L’intervention occidentale en Afghanistan n’ayant atteint aucun de ses objectifs, la Russie a renforcé ses liens avec les talibans, dont elle se méfiait au départ. Le retrait des troupes américaines est une occasion pour Moscou d’étendre son influence. Comme l’explique David G. Lewis de l’Université d’Exeter, la Russie a entamé des pourparlers avec les talibans, afin de se coordonner pour lutter contre l’organisation armée État islamique au Khorassan (EIK), une ramification d’État islamique qui cherche à établir un califat en Afghanistan, au Pakistan et dans les pays d’Asie centrale (Khorassan).

Selon cet expert, la politique russe en Afghanistan « vise à limiter l’influence stratégique occidentale dans un large arc allant de la Syrie et l’Iran jusqu’à la région Afghanistan- Pakistan et les États d’Asie centrale », dans ce que Moscou appelle de plus en plus la « Grande Eurasie ». D’autres analyses, cependant, considèrent que la Russie ne dispose pas des fonds et des capacités nécessaires à un plan d’une telle envergure, acceptant que le leadership autour de l’Afghanistan soit assuré par la Chine.

Les inquiétudes de l’Iran

Le 27 octobre 2021, le gouvernement iranien a convoqué une conférence internationale sur l’Afghanistan, avec la présence de la Russie, la Chine, le Pakistan, le Tadjikistan, l’Ouzbékistan et le Turkménistan. L’objectif de la réunion était de discuter de la gouvernance dans le pays. Les participants ont été unanimes à dire que les talibans doivent consulter la population et former un gouvernement, incluant tous les groupes ethniques présents dans le pays. Les voisins espèrent également que l’Afghanistan contribuera à la lutte contre le terrorisme et que son intégration économique et commerciale dans la région sera encouragée.

Cette initiative indique la volonté de Téhéran d’être un acteur majeur dans le dossier afghan et son inquiétude au sujet de la stabilité du pays voisin. Par ailleurs, le gouvernement iranien a critiqué la répression menée par les talibans contre la résistance dans la vallée du Panchir depuis le mois d’août, tout en condamnant les attentats perpétrés par État islamique au Khorassan.

Les relations entre l’Iran et l’Afghanistan ont parfois été très tendues, notamment pendant la précédente période où les talibans étaient au pouvoir. L’Iran accueille environ 800 000 réfugiés afghans. Ces dernières années, Téhéran a développé une politique pragmatique, cherchant à établir de bonnes relations, tant avec le gouvernement afghan, qu’avec les talibans. Dans le même temps, il craint que des factions radicales des talibans et des groupes tels que EIK ne gagnent en influence, surtout si la situation politique se dégrade avec le départ des États-Unis.

L’avenir de l’Afghanistan dépendra de la capacité des talibans à gouverner et à créer un État, qui répond aux besoins et aux droits de ses citoyens. Dans le même temps, le degré plus ou moins élevé de stabilité interne aura un impact sur les relations de ses voisins, avec l’Afghanistan et entre eux.

Photo: Sergei Bobylev \ Tass Via Getty Images