Co-édition avec Estudios de Política Exterior
Ideas políticas

Israël: après le 7 octobre

Alain Dieckhoff
Directeur de recherche CNRS, directeur du Centre de recherches internationales, Sciences Po Paris, auteur de Israël-Palestine : une guerre sans fin ? (Armand Colin, 2022).

Le 7 octobre, Israël a été frappé par une attaque terroriste d’une ampleur inédite. Après un tir massif de roquettes sur tout le sud d’Israël, environ deux mille membres du Hamas, puissamment armés, ont pénétré sur le territoire israélien, pris d’assaut des bases militaires et un poste de police avant d’investir une quinzaine de localités, essentiellement des kibboutzim, autour de la bande de Gaza. Ils s’y livreront à des tueries systématiques , extrêmement cruelles. Le bilan de ce « shabbat noir » est terrible : plus de 1 200 personnes, en majorité des civils, hommes, femmes et enfants, ont été assassinées. Certaines communautés frontalières ont été particulièrement touchées, comme les kibboutzim de Beeri et Kfar Aza. Plus de 250 personnes, essentiellement des jeunes, ont été tuées lors d’un festival de musique. En outre 240 personnes ont été emmenées comme otages à Gaza. Jamais Israël n’avait connu une violence aussi massive, sur un temps aussi court. À titre de comparaison, entre 2000 et 2005, pendant la seconde Intifada, lancée après la malencontreuse visite d’Ariel Sharon sur l’esplanade des mosquées, et qui s’est soldée à la fois par des actions militaires côté israélien et une campagne d’attentats du Hamas et d’autres groupes liés au Fatah, 1 010 Israéliens sont morts. En quelques jours, début octobre, le massacre a dépassé ce chiffre. C’est un véritable traumatisme qui a secoué la société israélienne, et ce d’autant plus qu’elle se croyait protégée face à une attaque extérieure de cette ampleur. Or, les terroristes du Hamas sont parvenus à neutraliser la « barrière de séparation » avec Gaza, faite d’un mur de ciment, de miradors, de capteurs électroniques et a submergé le dispositif de défense militaire. Ils ont ensuite semé la terreur pendant de longues heures avant que des renforts n’arrivent pour mettre hors d’état de nuire les assaillants.

L’ÉTAT DE L’OPINION PUBLIQUE

Le désarroi initial s’est vite accompagné de manifestations de colère et de défiance face à un gouvernent accusé de ne pas avoir été à la hauteur de la tâche. Les services de sécurité intérieure ont été également dénoncés pour avoir sous-estimé les préparatifs offensifs du Hamas. Sur l’effet de surprise et le choc ressenti par la population, un parallèle peut d’ailleurs être fait avec la guerre d’octobre 1973. À l’époque, une ligne de fortins – la « ligne Bar-Lev » – avait été construite par Israël le long du canal de Suez après la conquête du Sinaï en 1967, avec la réputation d’être infranchissable. Le jour de Kippour, non seulement les Égyptiens ont traversé cette « ligne Maginot », mais ils ont commencé à conquérir une partie du Sinaï, prenant tout le monde de court. Si l’armée israélienne a fini par repousser les attaquants, l’épisode a suffisamment déstabilisé les esprits pour qu’une commission d’enquête soit nommée l’année suivante. Elle a pointé des manquements aussi bien au niveau militaire que politique, conduisant à la démission de la première ministre de l’époque, Golda Meir. Aujourd’hui, même si nous ne sommes pas dans un conflit classique entre deux armées, mais plutôt face à une « guerre asymétrique », les questions seront à peu près du même ordre qu’en 1973. L’heure des comptes viendra et le premier ministre en particulier sera sur la sellette. Pour l’heure il est en sursis tant que dure la guerre. Pour élargir son assise politique, Beyamin Nétanyahou a d’ailleurs intégré à sa coalition le parti Unité nationale de Benny Gantz. Ce dernier, ancien chef d’État major, est membre, avec Gadi Eisenkot, lui aussi ancien chef d’État-major, d’un cabinet de guerre comprenant également Yoav Gallant, ministre de la Défense, le ministre des Affaires stratégiques, Ron Dermer, et le premier ministre lui-même. Ce gouvernement de guerre a un objectif clairement affiché : éliminer le Hamas. Ce but, sans doute difficile à atteindre, passe par une campagne militaire de grande envergure, associant bombardements et pénétration en profondeur dans les zones urbaines de Gaza.

Avant le 7 octobre, Israël était profondément divisé par le projet de réforme judiciaire, porté par le gouvernement. Il le reste, mais, face au danger représenté par le Hamas, le sursaut patriotique est indéniable. Les réservistes répondent présents, y compris en revenant de l’étranger. La solidarité nationale s’exprime par la collecte massive de nourriture et de biens de première nécessité pour les rescapés des localités attaquées, mais aussi les 200 000 réfugiés, évacués des zones frontalières de Gaza et de la frontière septentrionale. L’engagement dans la guerre bénéficie d’un soutien massif : 63 % des citoyens juifs considèrent que l’offensive militaire doit conduire à l’élimination du Hamas de la bande de Gaza (40 % des citoyens arabes partagent cet avis). 58 % des Juifs considèrent par ailleurs que l’armée utilise une puissance de feu trop limitée (51 % des Arabes estiment en revanche que l’armée a recours à des moyens trop excessifs). Autre enseignement intéressant : alors que 78 % des Juifs estiment que l’armée est efficace, ils ne sont que 20 % à considérer que le gouvernement l’est (chiffres tirés du Peace Index de l’Université de Tel-Aviv, novembre 2023).

Très logiquement, 80 % des personnes interrogées considèrent que le premier ministre doit prendre sa part de responsabilité dans l’impréparation d’Israël, le 7 octobre. Il en est de même pour 69 % des électeurs du Likoud. S’il est trop tôt pour dire quel sera l’effet politique à long terme de la guerre actuelle, les sondages donnent pour le moment un avantage très net à Benny Gantz qui rassemble 49 % de soutien, alors que Nétanyaou n’en obtient que 28 % (le reste est indécis). Au plan parlementaire, la coalition actuelle, où l’extrême-droite est très présente, verrait son assise chuter de 64 sièges à 43, le parti de Benny Gantz obtenant 40 députés (contre 12 actuellement) (Times of Israel, 20 octobre 2023). La carte politique sera à l’évidence modifiée après la fin de la guerre, mais il est impossible de prévoir l’amplitude de la recomposition.

En dépit de la période très difficile que traverse Israël, il est remarquable de constater que les Israéliens sont très confiants en leur avenir collectif. 90% des Juifs (mais seulement 58% des Arabes) estiment que leur société fait preuve de résilience. 72 % des Juifs (mais seulement 27% des Arabes) sont optimistes quant à l’avenir de l’État d’Israël. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant qu’à la question « Si vous receviez la citoyenneté américaine ou celle d’un pays européen, vous installeriez-vous dans ce pays ou resteriez-vous en Israël ? », 77% des personnes interrogées se prononcent pour demeurer en Israël (80,5 % des Juifs et 59 % des Arabes) et seule une minorité émigrerait (11 % en tout ; 8 % des Juifs et 26 % des Arabes). Ces données montrent que l’attachement à l’État est particulièrement puissant. S’il n’est pas surprenant que 94 % des Juifs se sentent partie prenante de l’État, il est a priori moins évident que 70 % des Arabes aillent dans le même sens. Dans le groupe arabe, même si les chrétiens et les Druzes vont nettement dans cette direction (84 %), c’est le cas aussi de 66 % des musulmans. Ajoutons enfin que, loin d’avoir diminué, le sentiment d’appartenir au même collectif israélien s’est renforcé avec la guerre actuelle puisqu’en juin 2023 il n’y avait que 48% des Arabes à exprimer ce sentiment d’appartenance (The Israel Democracy Institute -IDI).

LES IMPASSES DE LA ‘MÉTHODE NÉTANYAHOU’

Si Israël a été pris de court le 7 octobre, c’est parce que ses dirigeants actuels avaient cru avoir trouvé la solution pour gérer au mieux la question palestinienne. La bipartition de fait entre Gaza et la Cisjordanie leur convenait parfaitement. À Gaza, le gouvernement Hamas était toléré et le Qatar encouragé à payer les salaires des employés du secteur public. À intervalles réguliers, la situation sécuritaire se dégradait, le Hamas ou le Djihad islamique lançant des missiles sur le sud d’Israël. Israël répliquait alors militairement, en bombardant ou même en effectuant des incursions dans l’enclave palestinienne, et au bout d’un certain temps un cessez-le-feu était conclu. Ce scénario s’est déroulé à quatre reprises entre 2008 et 2021. Parallèlement, en Cisjordanie, Israël se contentait de maintenir une Autorité palestinienne affaiblie, tout en encourageant le développement de la colonisation juive et en fermant les yeux sur l’extrémisme de plus en plus affiché des colons. Cette politique pro-colonisation s’est encore renforcée début 2023 avec le nouveau gouvernement Nétanyahou, dans lequel le ministre des Finances, Bezalel Smotrich, leader des sionistes religieux, a aussi obtenu d’assumer la responsabilité de l’administration civile en Cisjordanie. Il est devenu le proconsul de colons de plus en plus sûrs de leur « bon droit ». Le résultat ne s’est pas fait attendre : les incidents violents se sont multipliés entre les Palestiniens d’une part, l’armée et les colons de l’autre. Entre janvier et début octobre, 217 Palestiniens et 28 Israéliens ont été tués en Cisjordanie, faisant d’ores et déjà de 2023 (avant même le 7 octobre) l’année la plus violente depuis la fin de la seconde Intifada (2005).

En dépit de la période difficile que traverse Israël, il est remarquable de constater que les Israéliens sont très confiants en leur avenir collectif. L’attachement à l’État est particulièrement puissant

La tuerie du 7 octobre a fait voler en éclat cette « gestion du conflit » dont l’objectif avoué par Nétanyahou lui-même était d’entretenir la division intra-palestinienne et d’empêcher l’établissement d’un État palestinien. Mais quelle leçon sera tirée de cet échec ? Pour l’heure Benyamin Nétanyahou a indiqué qu’Israël devra assurer « pour une durée indéfinie la responsabilité sécuritaire globale à Gaza », sans préciser ce que cela impliquait. Plusieurs hypothèses ont été évoquées passant de la création de zones tampons militarisées sur le pourtour de Gaza à l’installation d’une force internationale d’interposition. Mais sur la gouvernance de Gaza, les choses restent éminemment floues. Un tel scénario n’offre finalement qu’une nouvelle modalité de « gestion du conflit », sans règlement sur le fond. Or, c’est à un objectif de ce type qu’il faudrait s’atteler. Le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, comme le président français, Emmanuel Macron, et bien d‘autres sont conscients de cette nécessité et ont évoqué à nouveau la solution à « deux Etats ». C’est une vieille lune qui avait été en vogue jusqu’au tout début des années 2000, mais qui par la suite avait disparu de l’agenda, combattue par la droite israélienne, dénoncée par le Hamas et négligée par la communauté internationale. Elle n’aurait plus de chance de se concrétiser aujourd’hui que s’il y avait un réengagement international fort et collectif, de la part des États-Unis, mais aussi de l’Union européenne, et des États arabes. Un tel objectif réclamerait de faire le contraire de ce qui a été fait depuis 2020 avec les accords d’Abraham, qui ont conduit à une normalisation politique des relations entre Israël et quatre États arabes (Émirats arabes unis, Bahreïn, Soudan, Maroc) totalement déconnectée de la question palestinienne. L’Arabie saoudite n’était plus très loin de s’engager dans cette voie, mais la guerre actuelle l’interdit pour le moment.

Il serait bon de revenir à l’esprit de l’initiative de paix présenté par le roi Abdallah ben Abdelaziz Al Saoud à Beyrouth, en 2002, qui liait la normalisation des rapports arabo-israéliens avec le règlement de la question palestinienne. Sans le levier de la normalisation conditionnelle qui permettrait (éventuellement) de peser sur le gouvernement israélien, il paraît illusoire d’imaginer aujourd’hui que ce dernier accepte la création d’un État palestinien (fortement démilitarisé). D’autant qu’il y a beaucoup d’incertitudes sur l’évolution politique interne d’Israël. Si Nétanyahou est clairement affaibli, la droite est loin de l’être durablement. Le massacre du 7 octobre peut, au contraire, donner du crédit aux nationalistes extrémistes qui plaident pour le renforcement de la politique du fait accompli et de la colonisation. Ils ont d’ailleurs déjà donné le la : la pression sur les Palestiniens s’est nettement accrue et près de 140 d’entre eux ont été tués en Cisjordanie en l’espace d’un mois (entre le 7 octobre et le 7 novembre), dont huit par des colons. Quant à Itamar Ben Gvir, ministre de la Sécurité intérieure, avec des pouvoirs d’intervention étendus sur la police, il a accéléré la délivrance du port d’armes aux citoyens israéliens qui bénéficiera au premier chef à ses partisans et risque d’entretenir un climat de violence larvé. L’idée du « transfert » de Palestiniens, au-delà du Jourdain ou dans le Sinaï, est aussi réactivée par certains et relayée jusqu’aux plus hauts sommets de l’État. Un document produit le 13 octobre par le ministère du Renseignement – qui est plus un organe indépendant de réflexion qu’un véritable ministère – précise ainsi que parmi les trois options pour l’après-guerre à Gaza figure l’expulsion de la population de l’enclave vers le Sinaï pour qu’elle s’y installe de façon pérenne (+972 magazine, 30 octobre 2023). Qu’une telle idée circule dans des cercles officiels, même dépourvus de pouvoir décisionnaire, entretient inévitablement chez les Palestiniens la crainte d’une seconde Nakba.

Il y a beaucoup d’incertitudes sur l’évolution politique interne d’Israël. Si Nétanyahou est clairement affaibli, la droite est loin de l’être durablement

Du côté de la gauche, le désarroi est profond, d’autant plus que beaucoup de victimes du massacre étaient, dans les kibboutzim en particulier, des militants de la paix. La perspective d’une coexistence judéo-arabe pacifique a inévitablement pris un rude coup. Certains, toutefois, tentent de relever le défi. Yair Golan, ancien général de l’armée, est ainsi devenu populaire en exfiltrant, sous le feu des terroristes du Hamas, des jeunes de la rave party. C’est un sioniste de gauche, membre du parti Meretz (non représenté actuellement à la Knesset) qui pourrait redonner du lustre à la solution à deux États. Mais, à l’évidence, dans une opinion meurtrie et traumatisée, la tâche sera ardue.

Reste le vaste ensemble au centre, incarné par Benny Gantz et Yair Lapid, et offrant une troisième voie, globalement modérée qui passerait par une reprise du dialogue politique avec une Autorité palestinienne renouvelée (post-Abbas), un renforcement de la défense du territoire national et une plus grande sévérité envers les colons les plus extrémistes. Une politique des petits pas qui pourrait amorcer au moins une certaine désescalade, mais qui risque aussi de s’avérer trop précautionneuse et pas à la hauteur des enjeux de l’heure.

Le massacre du 7 octobre constitue un tournant majeur, qui aura des conséquences durables sur Israël, les Palestiniens et leurs relations, mais dire précisément lesquelles, aujourd’hui, relève de la gageure. Ce qui est sûr, c’est que la question palestinienne a fait un brutal retour et que sans un règlement définitif, prenant en compte les droits nationaux des Palestiniens et la sécurité d’Israël, il n’y aura jamais de paix./

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