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Co-édition avec Estudios de Política Exterior
Intellectuelles musulmanes
En entrant dans la sphère publique, les académiciennes-activistes musulmanes donnent une nouvelle forme aux concepts de démocratie, de politique et d’activisme
Riham Bahi
Au début du XXIème siècle, une « masse critique » de femmes musulmanes progressistes, formées et avec du pouvoir, est surgie dans le monde entier. Leurs questions sur l’islam et les femmes pourraient contribuer à transformer les lois islamiques et faire que les sociétés musulmanes modernes et égalitaires deviennent une réalité. Les intellectuelles musulmanes jouent un rôle clé dans la réinterprétation de leur religion et la modernisation de leurs sociétés. Elles contribuent à un dialogue musulman complexe, changeant et transnational sur l’égalité de genre où la préoccupation sousjacente consiste à préparer les femmes musulmanes pour qu’elles revendiquent la sphère publique comme leur moyen de lutte pour la justice et l’inclusion. Cette sphère publique naissante projette des attributs de civisme, d’engagement, de pluralisme et de participation volontaire. L’activisme des femmes musulmanes redéfinit la fonction publique de la religion pour motiver les citoyens à participer dans ce qui est connu dans la théorie démocratique comme la « politique de la présence », différente de la « politique de la représentation ». Leur discours critique démontre que l’islam n’est pas isolé des initiatives plus générales, cherchant de nouveaux mécanismes de présence démocratique. Les efforts des intellectuelles musulmanes pour réinterpréter leur religion et réformer leurs sociétés, garantissent que la lutte pour une politique civique-pluraliste continuera à être l’axe central du discours musulman dans les années à venir. Le fait que cette qualité civiquepluraliste s’étende et devienne le modèle d’une réforme pluraliste plus ample dépendra de facteurs internes et externes.
Les voix interconnectées des intellectuelles musulmanes ont contribué au surgissement d’une sphère publique musulmane transnationale qui remplit « une fonction politique cruciale dans la mesure où elle offre un espace discursif où les musulmans peuvent articuler leurs revendications normatives (c’est-à-dire, sur l’islam) depuis diverses positions subjectives » (Mandaville 2001:186). Bon nombre de réformistes lient cette sphère publique avec le concept occidental de société civile en tant qu’espace public alternatif, autonome par rapport à l’État et où hommes et femmes musulmans pratiquent librement les droits de l’Homme innés à l’ijtihad (Mandaville 2001:25). Selon Fazoulr Rahman, l’ijtihad est « l’esprit critique » de « l’intellectualisme libre », lequel est « authentiquement islamique et créatif » (BuckMorss 2003:10). Le principe de l’ijtihad peut se comparer à l’idée occidentale de liberté de pensée et d’expression. La fonction des intellectuels organiques, selon Antonio Gramsci, est « d’éradiquer les illusions de l’esprit et l’imagination » et de mettre en relief la pensée hégémonique et ses intérêts cachés qui se nourrissent de l’idéologie dominante (citation dans Moghissi 1991:147).
La fonction des intellectuels organiques est particulièrement importante dans le cas du naissant mouvement critique islamique et ses conséquences pour les femmes. Les intellectuelles musulmanes réformistes luttent pour construire et maintenir un discours et un mouvement « contrehégémoniques ». « Elles remplissent une fonction cruciale dans la prise de conscience critique, en plus de participer activement à la création du consensus politique et idéologique » (Sharify-Funk 2003-18). Gramsci soutient que cette prise de conscience critique se développe « au moyen de la réflexion intelligente… sur les raisons qui expliquent certaines situations données et sur les meilleures façons de transformer [ces situations à travers] la reconstruction sociale » (Moghissi 1991-147). Les intellectuelles musulmanes sont en train de mettre fin aux perceptions et aux pratiques traditionnelles et de reconstruire d’autres formes plus démocratiques et égalitaires pour hommes et femmes.
La vision occidentale
Le discours critique des femmes musulmanes révèle la possibilité latente, dans l’activité intellectuelle musulmane, de démontrer que l’islam est capable d’articuler un discours critique, en accord avec les exigences de la sphère publique mondiale où l’hégémonie du discours laïc s’est affaiblie ou érodée. Le discours hégémonique occidental considère que la politique de genre « islamique » est l’une des principales différences entre l’Occident et l’islam. Les femmes musulmanes opprimées, recluses et voilées sont devenues le sujet principal des discours sur le ProcheOrient, nourris par le racisme et l’islamophobie (Zine 2006). Les droits et la condition des femmes dictés par les perceptions religieuses sont considérés comme une autre manifestation du choc entre les valeurs religieuses et les normes internationales. Le traitement différent des femmes est considéré comme une preuve manifeste de la nature anti-égalitaire du Coran.
L’Occident base ses affirmations, au sujet des femmes et de l’islam sur des suppositions généralisées sur un nombre indifférencié de femmes victimes passives et recluses de leur religion misogyne et qui sont également opprimées par des hommes patriarcaux. La thèse du « véritable choc de civilisations » développée par Pippa Norris et Ronald Inglehart affirme que « les divisions culturelles profondément enracinées entre l’islam et l’Occident, vont tourner beaucoup plus autour des valeurs sociales que politiques, spécialement en ce qui concerne la libération sexuelle et l’égalité de genre » (Norris et Inglehart 2002:5). En mettant la thèse du « choc des civilisations » à l’épreuve, ils sont arrivés à la conclusion selon laquelle, en ce qui concerne l’égalité de genre et la libération, « l’Occident est beaucoup plus égalitaire et libéral que d’autres sociétés, en particulier les pays islamiques » et, donc, « la séparation la plus fondamentale entre l’Occident et l’islam n’est pas liée à la démocratie, mais aux questions d’égalité de genre et libération sexuelle » (Norris et Inglehart 2002:11).
En Occident, les voix musulmanes, dynamiques et interconnectées, sont souvent devenues invisibles, ou elles ont été obscurcies par la représentation stéréotypée des femmes musulmanes. On les représente habituellement comme des victimes passives, et non pas comme des agents qui participent activement aux efforts pour donner une nouvelle forme à leurs identités et leurs sociétés. Les « nouveaux » discours critiques islamiques orientés vers l’activisme, l’engagement et la participation dans la sphère publique, peuvent corriger cette vision réductrice pour une meilleure compréhension de la civilisation islamique, qui soit différente des visions stéréotypées de l’islam comme quelque chose de statique, patriarcal, non moderne et violent. Ils défient l’image des femmes comme des victimes passives sans voix. Les académiciennes musulmanes qui écrivent sur « les femmes dans l’islam » participent dans un espace discursif commun, profondément transnational, et elles démontrent que le processus d’argumentation, de délibération et de persuasion qui a lieu dans la sphère publique est un moyen important d’interaction sociale qui permet aux femmes musulmanes de défier les « affirmations de validité des normes et de l’identité » et accorder un « cadre normatif commun ». L’ouléma, institution intégrée exclusivement par des hommes, et les gardiens de la tradition islamique, sont défiés par un groupe de femmes critiques, équipées avec des outils intellectuels pour poser des questions et critiquer des pratiques dites « islamiques ». Des femmes qui remettent en question les pratiques interprétatives conservatrices prédominantes dans une tentative de reconstruire les normes et les structures sociales islamiques. Pour réussir cette reconstruction, elles insistent sur la méthodologie en même temps qu’elles reconnaissent ses limites ou déficiences par rapport aux réalités actuelles.
Réinterpréter les textes et les lois
Afin de défier l’exclusion des femmes et le biais patriarcal de leurs sociétés, les femmes musulmanes remettent en question les stratégies textuelles que les musulmans ont employées pour lire le Coran et elles offrent une lecture alternative qui confirme qu’elles peuvent lutter pour l’égalité dans le cadre des enseignements coraniques (Barlas 2002 : xi). En s’appuyant sur la nature anti-patriarcale des enseignements coraniques, elles établissent la « constante importance qu’ont pour les Musulmans leurs Écritures pour (re)théoriser sur les droits des femmes » (Barlas 2001 :1). Dans le discours hégémonique islamique, on a promu l’interprétation historiquement conditionnée du Coran comme objective et absolue. En soulignant l’influence que les contextes historiques ont sur les interprétations humaines (tel que l’indique l’ouvrage d’Asma Barlas, Amina Wadoud et autres), les défenseurs des droits des femmes peuvent revendiquer leur droit à développer une lecture alternative et participer dans l’élaboration d’une normative appropriée pour la vie musulmane contemporaine.
Le nouvel « activisme textuel » musulman fait la différence entre ce qui est absolu et ce qui est relatif dans la Charia (argumentation développée par Heba Raouf Ezzat dans l’entretien réalisé par Karim El Gauhary, 1994 :26). L’engagement critique des femmes musulmanes avec le Coran est basé sur la conviction selon laquelle leur lutte pour l’égalité doit provenir de l’intérieur du cadre des enseignements coraniques. Elles se sont engagées dans le renouvellement et la réforme des dogmes religieux et la récupération de la voix égalitaire de l’islam. Les académiciennes-activistes musulmanes profitent du transnationalisme pour obtenir plus de pouvoir afin de prendre leur travail local, avec plus de confiance et de créativité. Il s’agit d’une forme de politique transnationale populaire. Au moyen de l’activisme herméneutique et politique dans la sphère publique, les femmes musulmanes sont en train d’ouvrir de nouvelles possibilités et formes d’engagement et d’activisme, et de générer de nouvelles connaissances pour défier les distorsions patriarcales des droits que le Coran et la sounna (tradition prophétique) octroient.
Les femmes musulmanes, engagées dans leur foi, luttent pour démontrer que la justice de genre est une partie intégrale de leur foi. Elles réinterprètent le texte et les lois à la lumière de contextes sociaux et culturels changeants. Cette réinterprétation est un processus politique. Erika Friedl soutient que « le choix de textes parmi une grande quantité de ceux-ci peut transmettre des messages très divergents et leur exégèse sont inévitablement influencés, ou même ouvertement motivés par les programmes politiques et les intérêts de ceux qui contrôlent la formulation et la diffusion des idéologies » (Friedl, citée dans Tohidi et Bayes 2001 :49). L’herméneutique, la stratégie employée par les académiciennes-activistes musulmanes, ajoute l’interprétation et la réflexion en tant qu’approches de la connaissance et du pouvoir. Elles remettent en question le processus de la connaissance et la culture traditionnaliste de l’interprétation (Sharify-Funk 2003). La « nouvelle connaissance », articulée par « la minorité qui résiste à la totalisation [et l’exclusion] » (Bhabha 1994 :162), circule dans les débats publics et crée de nouvelles communautés discursives. Les femmes musulmanes auparavant marginalisées, en réaffirmant leur identité islamique, en remettant en question le discours religieux dominant et en revendiquant l’espace public, altèrent le « calcul du pouvoir et la connaissance, et génèrent d’autres espaces de moindre importance » (Bhabha 1994 :163).
Les femmes musulmanes ne remettent pas seulement en question les relations de genre dans la sphère publique dominante, mais elles développent aussi d’autres scènes où pouvoir se communiquer plus entre elles et concevoir des alternatives, en créant une « contre-opinion publique » d’opposition (terme entériné par Nancy Fraser, 1993). La conséquence de cet effort herméneutique a été de défier les idées et les pratiques religieuses locales que l’on considère depuis longtemps comme « islamiques », ainsi que de défier l’autoritarisme. La « nouvelle pensée » musulmane a conduit à la fragmentation de l’autorité religieuse et politique. Elle a eu pour conséquence un débat de plus en plus ouvert sur des questions liées à la démocratie, le genre et le bien commun (Eickelman et Piscatori 1996). Les nouvelles intellectuelles islamiques mettent en relief l’interconnexion existante entre les questions herméneutiques et politiques. Leur contribution ouvre des avenues pour penser et formuler à nouveau la pensée et la pratique islamiques. Les académiciennes-activistes musulmanes soutiennent que le fait de reconstruire la connaissance religieuse musulmane ouvre la porte à la reconstruction des sociétés musulmanes (Barlas 2005 et Wadoud 2006).
Il est important de signaler que ces nouvelles intellectuelles islamiques jouissent d’une grande popularité parmi les jeunes musulmanes formées (Mandaville 2001). Celles-ci considèrent l’islam comme une force progressiste qui leur permettra de se séparer de l’interprétation patriarcale des perceptions et pratiques islamiques, et qui leur évitera en même temps la soumission aux normes culturelles occidentales. Dans la liste des académiciennes et activistes éminentes qui ont aidé à donner forme à ce discours réformiste l’on retrouve : Asma Barlas (pakistanaise), Riffat Hassan (pakistanaise), Amina Wadoud (afro-américaine), Aziza al Hibri (libanaise) et Heba Raouf Ezzat (égyptienne), pour n’en nommer que quelques-unes. Ces femmes ont commencé à faire partie de la nouvelle communauté transnationale interprétative et elles ont produit des exégèses et des analyses convaincantes sur des questions liées aux genres. Elles sont respectées, et leur autorité et présence dans l’oumma mondiale est reconnue (Badran 2006). Le projet critique de libération des femmes musulmanes basé sur la foi est un exemple de la « globalisation depuis le bas » non homogénéisatrice (Falk 2003 : 202). Cet exposé offre une alternative à la « globalisation depuis le haut » à travers l’homogénéisation, dans laquelle la culture occidentale universali satrice nie tous sens aux différences locales (Mandaville 2001:32).
Les femmes musulmanes luttent pour la libération en dehors des discours occidentaux sur le progrès et la modernité ; elles créent un espace pour le débat, l’interprétation, la réinterprétation et la remise en question constants, basé sur les textes islamiques. Le discours réformiste démontre que ces textes ne sont pas statiques mais salih (sensés) dans tous les lieux et toutes les époques. Ce projet de réforme, qui défend la foi, renonce à l’idée préconçue d’un féminisme de genre occidental comme le seul objectif pour toutes les femmes, et une démocratie laïque de genre occidentale comme la seule structure politique viable pour toutes les sociétés. Il s’agit d’une tentative de « légitimer » ou « nativiser » les exigences de justice de genre à l’intérieur des communautés musulmanes (Tohidi et Bayes 2001 :50). L’on considère qu’il est « plus intelligent et persuasif et, donc, durable » car il est recherché dans une « langue native » (Ahmed 1992:162 ; Tohidi et Bayes 2001:50). En entrant dans la sphère publique, les académiciennes-activistes musulmanes ont revendiqué et donné une nouvelle forme aux concepts de démocratie, politique et activisme. Elles démontrent que les débats musulmans sur l’islam démocratique et civil sont liés aux débats sur une démocratie forte et la réforme de la démocratie dans le monde occidental.
Malheureusement, ces débats n’ont jamais été comparés ni retransmis (Ezzat et Abdalla 2004 :50). Les femmes musulmanes ont créé un nouvel espace public transnational qui projette une attitude civile pluraliste en défiant la politique identitaire musulmane (Sharify-Funk 2005 :261). Les intellectuelles musulmanes sont en train de mettre fin aux perceptions et pratiques traditionnelles et de reconstruire d’autres formes plus démocratiques et égalitaires pour les deux genres, en remettant ainsi en question le processus de la connaissance. Elles contribuent à l’émancipation des femmes musulmanes à travers le développement de l’idée de genre comme d’une idée continuellement construite et l’idée de la légitimité de la voix féminine. Les réformistes demandent la création d’une sphère publique pour générer une identité de groupe stable qui prête pouvoir aux femmes pour que ce changement soit une réalité. Cette espace n’est pas libre d’hégémonie. La lutte contre la compréhension hégémonique qui se déroule dans la sphère publique ou dans la société civile est une tâche compliquée, spécialement là où « le cadre légal qui protège le discours civil a toujours tendance à être détruit » (Moghissi 1999 :147) et là où la scène pour exposer un discours contraire est monopolisée par un discours religieux qui nie, exclut et restreint les options des femmes. Les nouvelles intellectuelles musulmanes « prétendent remettre en question la légitimité de l’État, des institutions et même de la société.
Le nouvel islam existe dans des espaces que les formes institutionnalisées de la politique ne peuvent pas atteindre. Les tensions et transformations qui ont lieu dans les sociétés islamiques ont eu un impact parmi les femmes musulmanes. Celles-ci sont en train d’analyser le genre d’islam qui les aiderait à obtenir plus de pouvoir au lieu de limiter leurs capacités. Le genre constitue un domaine où l’influence et l’efficacité de l’autorité et la pratique traditionnelles semblent diminuer. De plus en plus de femmes sont en train de « prendre les rênes de l’islam » (Mandaville 2001). L’expansion de la sphère publique et l’utilisation des nouvelles technologies rendent possible la prise de conscience et l’interaction pour les femmes dans tout le monde musulman. Cette acquisition de pouvoir part d’une base populaire. Le principal élan pour le changement provient d’individus qui participent dans des réseaux et des mouvements transnationaux pour réinterpréter leur religion et reconstruire leurs sociétés depuis l’intérieur de leur propre contexte. Le changement de nature et de situation des récentes expériences de la diaspora musulmane en Europe occidentale et en Amérique du Nord avec des conséquences transcendantales pour l’identité musulmane et la vision de l’ « autre » (Mandaville 2001 :66) pourrait être un aspect nouveau de la globalisation islamique.
Les rencontres entre le musulman et l’ « autre » musulman remplissent une fonction importante dans le processus de formation de l’identité. Le dialogue avec l’ « autre » musulman implique « un nouveau capital social basé sur les styles intellectuels contemporains et qui utilise des technologies de communication différentes pour transmettre des idées et des points de vue sur « ce qui est véritablement islamique » (Eickelman et Anderson 2003 :x).