Etats-Unis-Turquie avant et après Obama

Une association stratégique plus réaliste avec les USA,avec un degré moindre de méfiance mutuelle, aiderait la Turquie à atteindre un équilibre dans sa politique internationale.

Ian O. Lesser

La forte tension de ces dernières années dans les relations entre les Etats-Unis et la Turquie, surtout depuis le début de la guerre d’Irak en 2003, nous rappelle crûment que la forme est aussi importante que le fond dans les affaires internationales. Nombreux sont ceux qui considèrent les années Clinton comme un « âge d’or » perdu dans les relations entre Washington et Ankara. En réalité, la relation bilatérale a toujours été troublée par des tensions et des crises périodiques, en raison, en partie, de l’intéraction entre deux Etats alliés conscients de leur souveraineté. Depuis l’époque de la guerre froide, cette relation a demandé beaucoup d’attention et d’efforts de gestion. Les deux pays ont eu recours à des concepts fortement rebattus tels les notions géopolitiques afin de décrire et activer la relation – la Turquie comme « pont », « partenaire stratégique », etcétéra. Il en est résulté plus d’une décennie de relations intenses et stables, avec quelques problèmes consciemment ajournés. Le succès de la visite en Turquie du président Barack Obama en avril 2009 montre qu’il existe un grand potentiel pour le renouvellement des relations entre la Turquie et les USA. Mais la future association pourrait et devrait avoir de nouvelles limites – et peut-être des attentes plus modestes dans tous les domaines.

Une forme de relations stressante

Les turcs ont en tête, bien que les observateurs américains l’oublient, que la relation bilatérale est passée par plusieurs périodes de tension, et souvent très graves. Même pendant la guerre froide, lorsque la contribution de la Turquie pour freiner le pouvoir soviétique et l’engagement des USA dans la sécurité turque étaient des facteurs essentiels, l’anti-américanisme était très présent en Turquie aussi bien à droite qu’à gauche. Après l’intervention turque à Chypre, Ankara subit les sanctions légales des USA entre 1975 et 1978. Entre les années soixante- dix et quatre-vingt-dix, les Droits de l’Homme, la production de stupéfiants et la politique dans la mer Egée ont constamment été des sources de conflit. Sous les présidences de George H. Bush et Clinton, Washington et Ankara eurent plusieurs disputes au sujet de l’usage de la base aérienne d’Incirlik, et particulièrement au sujet des opérations Provide Comfort et plus tard Northern Watch en Irak. Les questions en jeu ressemblaient aux actuels débats sur la prestation d’actions d’intelligence en appui aux opérations de la Turquie contre le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) et ses bases au nord de l’Irak. La stabilité dans la mer Egée, et le besoin constant de gestion de la crise dans les relations entre la Turquie et la Grèce, étaient le centre des préoccupations de Washington. Elles n’ont diminué qu’au cours de la dernière décennie lorsque Athènes et Ankara ont travaillé à une détente apparemment durable. D’importants mouvements de coopération stratégique se sont produits depuis la fin de la guerre froide : lors de la première guerre du Golfe en 1990-91, en Somalie, dans les Balkans et en Afghanistan, où les forces turques ont participé aux opérations de paix et même dans le contexte de la guerre d’Irak après 2003. Ankara aurait refusé l’ouverture d’un second front « nord » depuis son territoire, et n’a pas permis l’utilisation des bases turques pour les opérations offensives en Irak. Cependant, les ports turcs et la base aérienne d’Incirlik sont toujours partie intégrante de l’appui logistique aux opérations de coalition en Irak et en Afghanistan (on estime qu’environ 70 % de l’envoi de personnel et de matériel en Irak s’effectue à travers la Turquie). La connexion avec l’OTAN donne toujours une autre importante – et souvent moins polémique – géométrie à la coopération en matière de sécurité entre les USA et la Turquie. Au-delà du contexte sécuritaire, et jusqu’à la récente crise financière, la Turquie a été un marché émergent de plus en plus intéressant pour les investisseurs et les fabricants. Même lorsque les politiques internes et externes du Parti pour la Justice et du Développement (AKP), avec son arrière-fond religieux, ont causé des soucis parmi certains membres de la classe stratégique des USA vis-à-vis de la possibilité de voir la Turquie s’éloi gner de l’Occident, les investisseurs américains sont restés indifférents. Le débat sur « qui a perdu la Turquie ? » est toujours un phénomène centré à Washington, qui ne s’est jamais élargi à Wall Street.

Une période de suspicion mutuelle

Même au vu de l’histoire de leurs relations souvent stressantes, les années du gouvernement Bush ont été spécialement nuisibles pour la relation bilatérale, ainsi que pour le contexte transatlantique de coopération entre les deux pays. La dégradation des perceptions a touché aussi bien l’opinion publique que celle de l’élite. Du point de vue des membres de l’OTAN, la détérioration de l’image des USA en Turquie s’est largement accrue au cours des huit dernières années. Les sondages du German Marshall Fund, de Pew et autres mettent en évidence ce phénomème (Transatlantic Trends:Key findings 2008, Washington : German Marshall Fund des USA). Suite à la guerre d’Irak, dans certains sondages, les attitudes positives du public turc vis-à-vis des USA n’atteignent pas le 10 % (les attitudes publiques turques vis-à-vis de l’Union européenne ont aussi chuté au cours des dernières années, bien que moins drastiquement). Le plus surprenant ce n’est pas simplement la montée de l’anti-américanisme parmi les turcs, mais aussi le fait qu’actuellement l’opinion publique joue un rôle beaucoup plus croissant dans la façon de faire de la politique que pendant la guerre froide, lorsque l’anti-américanisme était aussi très répandu. En ce sens, la Turquie s’est rapprochée du courant européen. En tout cas, l’opposition publique turque à la guerre d’Irak ne fut pas très différente de celle des pays de l’UE. A la fin de l’administration Bush, les turcs de toute couleur politique se méfient des objectifs et des intentions des USA vis-à-vis de la Turquie et de ses alentours. Ce climat de méfiance généralisée repose sur une longue tradition de prudence face à la politique occidentale. Il date du démembrement de l’Empire ottoman, et du presque démembrement de la nouvelle République de Turquie immédiatement après la Première Guerre mondiale. Des observateurs turcs ont entériné une expression, le « syndrome de Sèvres », pour décrire cette tendance, en référence aux dispositions du Traité de Sèvres, qui n’entra jamais en vigueur et prévoyait de limiter la souveraineté turque. Pour les élites politiques et l’opinion publique, la suspicion sur les intentions américaines et européennes est toujours une toile de fond critique dans les relations avec Washington, renforcée ces dernières années par une croissante vague de sentiment nationaliste. Le style et la rhétorique de l’administration Bush, en particulier après 2001, n’ont pas aidé à tranquilliser les turcs quant au respect des USA de la souveraineté turque au vu des grands défis sur et autour des frontières de la Turquie au Proche-Orient. Même lorsque la coopération entre les USA et la Turquie contre le PKK et dans d’autres domaines s’améliora en 2007-08, l’administration Bush fut in capable de surmonter ce climat de suspicion, ou d’engager la Turquie dans un dialogue sérieux sur l’avenir de leur relation stratégique. La persistance de tensions dans les relations transatlantiques a aussi troublé le contexte, en affaiblissant la capacité de Washington à appuyer la Turquie dans les cercles de l’UE et l’OTAN.

Un renouveau avec Obama ?

Au cours de la campagne présidentielle américaine, l’opinion publique turque s’est montrée favorable à Obama, malgré ses importantes réserves au sujet de la situation turque. Les formateurs d’opinion sentent depuis longtemps que la Turquie est mieux perçue par les républicains préoccupés par la sécurité, tandis que les démocrates ont souvent tendance à la critiquer, notamment au sujet des droits de l’homme. Le candidat Obama et quelques uns de ses plus proches alliés politiques se sont aussi montrés officiellement favorables à la présentation devant le Congrès d’une résolution sur un symbolique « génocide » arménien. La nouvelle attitude du président sur cette question a été une source de malaise chez les turcs. Pour ce qui est de la personnalité politique d’Obama, l’opinion publique turque était certainement préparée à un quelconque changement de style et de ton par rapport aux années de gouvernement de Bush. Obama décida de se rendre en Turquie début avril 2009, juste après la réunion du G-20 à Londres et du sommet de l’OTAN à Strasbourg, et avant de se rendre en Irak. La visite à Ankara et Istanbul fut pionnière en plusieurs aspects. En premier lieu, il s’agissait pour le nouveau président de la deuxième visite strictement bilatérale, un fait à mettre en relief à un moment de demandes pressantes dans son pays. Deuxièmement, la visite s’est produite dans le contexte d’une tournée européenne. Ce point acquiert une certaine importance à la lumière des débats souvent passionnés sur l’identité de la Turquie, aussi bien à l’intérieur du pays qu’à l’étranger. Obama a profité de l’occasion pour parler avec le monde musulman et pour respecter son engagement de visiter un important pays musulman au cours des 100 premiers jours de sa présidence. Mais, en général, le contexte du voyage fut européen et transatlantique, bien que de nombreux points de l’agenda fussent liés au Proche-Orient et l’Eurasie. Si la visite avait fait partie d’une tournée au Proche-Orient, le ton et le symbolisme auraient été très différents. Troisièmement, la visite a été largement perçue comme un succès diplomatique auprès des observateurs turcs et étrangers. Dans son discours face au Parlement turc, concrètement, le président a évoqué certaines questions controversées, notamment la situation des kurdes de Turquie ainsi que les relations entre turcs et arméniens. Si l’ancien président Bush avait prononcé ce même discours, il aurait provoqué une vague de protestations. Il s’agit d’un autre exemple de l’importance du style et de la personnalité dans les relations entre la Turquie et les USA. A la suite de cette visite, un sondage a révélé un virage prononcé dans l’acceptation de l’opinion publique turque. Bien loin de la rhétorique des années Bush, Obama a pris la précaution d’éviter de décrire la Turquie comme un « modèle » pour le monde musulman, une formulation largement rejetée par les turcs de toute couleur politique. Maintenant, le défi sera de transformer en un atout pratique ce succès de la diplomatie.

Le futur programme

En termes généraux, l’arrivée de l’administration Obama est une opportunité pour conférer une substance politique aux réussites dans la relation « stratégique » entre les deux pays, ainsi qu’à la position géopolitique de la Turquie. Il existe une forte tendance, indiquée auparavant, à utiliser la position géographique de la Turquie comme justification pour la coopération : un argument basé sur son emplacement, plutôt que sur la question plus difficile de la politique de convergence. La Turquie est importante en raison du lieu où elle se trouve mais, dans quelle mesure les perspectives de la politique turque et américaine sont-elles compatibles ? En d’autres mots, la géopolitique en elle-même n’est pas une base suffisante pour une relation renfermant de grandes attentes. Lorsqu’on y regarde de plus près, on observe qu’Ankara et Washington se centrent sur de nombreuses régions et questions communes, mais les attentes politiques peuvent être substantiellement différentes. En ce qui concerne l’Irak, Ankara se tournera vers l’administration Obama à la recherche d’une plus grande coopération contre le PKK et de solides garanties sur l’engagement de Washington au sujet de l’intégrité territoriale de l’Irak, ainsi que l’inviolabilité des frontières sud-est de la Turquie. Il est probable que, de leur côté, les USA soient de plus en plus préoccupés de s’assurer la coopération de la Turquie, ce qui inclut de pouvoir continuer à accéder à la base aérienne d’Incirlik lorsque les USA quitteront l’Irak. La Turquie peut aussi être un partenaire principal dans la configuration de l’avenir à long terme de l’Irak, ce qui était prévu dans le rapport Baker-Hamilton, mais ne s’est jamais matérialisé. En ce qui concerne l’Iran, Ankara est l’un des principaux acteurs intéressés par la perspective de détente entre les USA et Téhéran. Elle tentera que Washington prenne au sérieux l’ouverture d’un dialogue stratégique avec l’Iran. De leur côté, les USA voudront s’assurer la coopération de la Turquie dans la contention ou le revirement de sens du programme nucléaire de l’Iran, en particulier maintenant qu’elle occupe un poste non permanent au Conseil de Sécurité de l’ONU. La Turquie ne veut sûrement pas voir apparaître dans son entourage de nouvelles puissances avec des armes nucléaires. Mais il n’est pas sûr que le gouvernement de l’AKP à Ankara soit prêt à lancer des messages durs contre Téhéran concernant le programme d’enrichissement de l’uranium, le développement de missiles balistiques, l’appui au Hamas et au Hezbollah et d’autres sujets conflictuels. La Turquie peut jouer un rôle significatif dans le processus de paix au Proche Orient, tel que le suggère l’expérience du processus entre Israël et la Syrie. Cependant, la vision turque de la dispute entre israéliens et palestiniens est toujours fort différente de celle des USA et beaucoup plus proche des attitudes prédominantes dans le monde musulman et en Europe. La crise de Gaza et l’attitude du premier ministre Recep Tayyip Erdogan à Davos relèvent une importante source d’opposition à la position américaine traditionnelle dans la zone. En Eurasie, les deux parties sont intéressées par l’exploration du rôle de la Turquie en tant qu’axe énergétique pour les marchés européens, en tant qu’alternative au contrôle russe du secteur du transport de gaz. Les deux partenaires ont de forts intérêts dans la mer Noire, en particulier à la suite du conflit de Géorgie. Cependant, les efforts des USA et de l’OTAN pour contenir le pouvoir russe dans la région se heurteront possiblement à une réception froide à Ankara : la Turquie tente d’équilibrer ses liens économiques avec la Russie face à l’anxiété historique vis-à-vis de ce pays, considéré comme un défi pour sa sécurité, et ses préoccupations au sujet de la souveraineté dues aux activités externes dans et autour de la mer Noire. Les administrations successives américaines ont été de fermes partisanes de la candidature turque à son intégration dans l’UE : l’administration Obama a déclaré qu’elle continuera à appuyer les aspirations européennes de la Turquie. Mais même si les relations transatlantiques reposent sur une base plus solide, les principaux acteurs européens, surtout la France et l’Allemagne, continueront à se sentir mal à l’aise avec la pression de Washington sur cette question. Alors que la candidature turque est entrée dans une phase de turbulences, les arguments géostratégiques provenant de l’autre côté de l’Atlantique ne sont pas suffisants, même lorsqu’ils sont prononcés par les autorités américaines les plus populaires. Washington et Ankara devront penser à de nouvelles formes plus créatives pour que l’appui des USA soit utile à la Turquie en Europe, face à une toile de fond d’une plus grande ambiguïté européenne (et turque), et un climat économique plus dur. Dans cet effort, Washington et Ankara devront faire face à un défi commun dans un débat plus explicite sur les rôles et les missions de l’OTAN, étant donné que l’Alliance s’est embarquée dans une révision substantielle de sa conception stratégique. L’opposition claire de la Turquie à la nomination du premier ministre danois, Anders Fogh Rasmussen, comme prochain secrétaire général de l’OTAN – tout semble indiquer que l’intervention personnelle d’Obama en marge du sommet de l’OTAN a réduit la tension –, suggère que la discussion entre les alliés ne sera pas facile. Les USA et la Turquie devront aussi repenser une relation longtemps basée sur la coopération dans le secteur de la sécurité et la défense. Pendant la période de forte croissance mondiale, dont la Turquie avait bénéficié, il existait la possibilité de voir augmenter les investissements bilatéraux et que la coopération économique compense ce déséquilibre historique. La crise économique difficulte cette possibilité, puisqu’elle dissuade les investisseurs craintifs et assombrit encore plus les perspectives de la candidature de la Turquie dans l’UE, moteur d’intérêt commercial à Ankara. En dernier lieu, les deux parties devront aussi repenser la signification de l’activisme croissant de la Turquie en dehors de la sphère européenne et transatlantique. Ces dernières années, le gouvernement de l’AKP a mis en preuve avec succès un programme montrant un plus grand engagement commercial et politique au Proche-Orient, en Eurasie et même en Afrique, motivé par une stratégie de « profondeur stratégique » et de diversification. Ce nouvel activisme n’est pas toujours en accord avec les préférences des USA, tel qu’on a déjà pu voir avec les liens étroits de la Turquie avec le Hamas et Téhéran. Mais une Turquie plus active peut aussi être utile pour les objectifs des USA et de l’Europe sur des sujets critiques, de l’énergie jusqu’à la non prolifération d’armes. La question clé qui se pose maintenant est de voir si la Turquie peut mener à bien une politique internationale plus équilibrée en même temps que ses relations avec l’Occident restent prioritaires. Une association stratégique plus réaliste avec les USA, baissant les niveaux de méfiance mutuelle pourrait être une partie de la réponse.