Droits de l’homme au Maroc

« Les personnes qui défendent une position politique sur l’intégrité territoriale devraient avoir le droit de l’exprimer sans violence, mais sans instrumentaliser les droits de l’homme ».

Entretien avec Amina Bouayach par Carla Fibla

La longue expérience d’Amina Bouayach lui permet de faire face à la tâche complexe que lui a confiée le roi Mohammed VI, en décembre 2018. Elle a été militante de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), assistante personnelle au cabinet du premier ministre Abderrahman Youssoufi pendant les dernières années du roi Hassan II et les premières années de l’actuel monarque, elle a occupé des postes à grande responsabilité à l’Organisation marocaine des droits humains (OMDH) et à la Fédération internationale des droits de l‘homme, et depuis 2016 elle a dirigé l’ambassade du royaume alaouite en Suède et en Lettonie. Avec la détermination et la tenacité qui la caractérisent, elle dirige aujourd’hui le Conseil national des droits de l’homme (CNDH), une institution de 170 employés, chargée de préparer des rapports sur des questions qui préoccupent la société civile et qui constituent des violations des droits de l’homme. Comme le souligne Bouayach, le CNDH dispose d’une indépendance suffisante pour promouvoir la modification des lois afin d’améliorer les conditions de vie des Marocains.

AFKAR/IDEES :Quels sont vos objectifs à la tête du Conseil national des droits de l’homme au début de votre mandat ?

AMINA BOUAYACH : En janvier dernier, j’ai présenté ma proposition d’action du CNDH basée sur la triple « P » : prévention, promotion, protection des droits de l’homme. Il s’agit d’une action qui exige le renforcement des droits de l’homme et qui va requérir des unités spécifiques pour consolider le volet de la protection. De plus, nous travaillons au sein de quatre commissions nationales : les nouvelles générations des droits de l’homme, les jeunes, les femmes et la discrimination. Nous voulons également promouvoir la culture des droits de l’homme, la démocratie participative et rester exhaustifs dans le suivi et l’évaluation des politiques publiques dans ce domaine. En parallèle au travail des commissions, nous continuerons à travailler en termes de prévention, avec des visites dans les prisons, le suivi des procédures judiciaires, des manifestations où des actes de violence ont eu lieu et la préservation de l’espace des ONG.

A/I : Quel CNDH avez-vous retrouvé ?

A.B. : Il s’agit d’une institution respectueuse, présente à la fois dans l’espace public et au Parlement. Les gens croient au CNDH et ils attendent des résultats. Ma responsabilité est grande car je dois prendre en compte ceux qui attendent de vraies décisions, tout en consolidant les compétences au sein du CNDH, afin de mettre en valeur le travail collectif de l’organisation.

A/I : S’agit-il d’une institution indépendante ? Pourquoi est-ce le roi qui décide qui occupe votre poste ?

A.B. : Le CNDH est une institution indépendante, dotée d’un budget transparent inclus dans les finances publiques, et ayant l’obligation de présenter un rapport au Parlement pour que celui-ci approuve notre action. En ce qui concerne le chef de l’État, [le CNDH] est une organisation institutionnelle, et le fait que la désignation des postes retombe sur le chef de l’État, le chef du Parlement ou de l’Exécutif, s’inscrit dans le cadre de la loi adoptée. Le CNDH a pour mission de rester vigilant et de réagir à l’absence de protection et de promotion des droits humains. Le plus important est de protéger les droits de l’homme. Si nous avons ce mandat, nous l’appliquons conformément à la loi, aux décisions irréversibles prises par le Maroc pour consolider les droits humains. Nous nous entretenons avec les deux chambres du Parlement, dans le cadre des principes de Belgrade et de Paris qui définissent l’indépendance d’une institution nationale. Lorsque nous donnons notre avis, nous le faisons dans le cadre des principes et des normes des droits de l’homme dans le monde. Ainsi, nous sommes devenus une référence internationale en matière de droits de l’homme. Il n’existe pas de spécificité dans le domaine des droits de l’homme, seule leur universalité, et toutes les actions sont en relation avec cette référence. Sa Majesté a insisté sur l’indépendance de l’institution.

A/I : N’avez-vous pas besoin d’un consensus pour aborder certaines questions ?

A.B. :Nous avons besoin d’un consensus pour approuver, par exemple, le Plan d’action national sur la démocratie et les droits humains, adopté par le gouvernement en décembre 2018. En fait, le CNDH a fait quelques observations, par exemple sur la peine de mort, parce que nous sommes favorables à son abolition. Nous ne sommes pas non plus d’accord avec le gouvernement sur la ratification du statut de la Cour pénale internationale. Ou sur certains articles du Code de la Famille. En mars, nous avons lancé une campagne pour modifier l’article 20, concernant le mariage des mineurs, nous avons proposé d’abolir l’exception [la possibilité pour un juge d’autoriser le mariage des moins de 18 ans]. Le CNDH a travaillé dur pour que le Parlement décide de modifier le Code pénal en déclarant que le mariage ne peut avoir lieu avant 18 ans. Il ne s’agit pas d’un consensus, mais de moments d’entente dont nous profitons pour faire ce que nous croyons qu’il est correct de faire, par la voie du dialogue. Le Parlement vote, mais notre travail est de réagir au nom de la société civile, et que les politiciens soient au courant de ce que la société pense sur ce qu’ils légifèrent.

A/I : Est-il possible d’appliquer les droits de l’homme au Maroc en tenant compte des paramètres internationaux ?

A.B. : Nous avons progressé par rapport aux critères internationaux, mais compte tenu de la structure sociale du Maroc, il reste beaucoup à faire, par exemple sur les droits des femmes ou le droit de successions. L’essentiel est que le Maroc poursuive le dialogue, en avançant ou en s’arrêtant, mais pas en reculant. La difficulté est que la référence des droits de l’homme n’est pas perçue dans sa totalité ou sa globalité. Il existe des questions au niveau politique sur lesquelles tout le monde est d’accord, comme les manifestations ou le droit d’association. Mais lorsqu’il s’agit de l’opinion publique, certains acteurs politiques n’admettent pas des opinions contraires aux leurs, ce qui génère parfois des problèmes dans la mise en oeuvre de l’universalité des droits de l’homme. Il faut travailler pour obtenir un changement de mentalité du point de vue social. Il s’agit de la capacité de la société à assumer de nouvelles valeurs. Nous sommes dans une situation de confrontation des valeurs traditionnelles avec les valeurs des droits de l’homme, et cette confrontation, pour l’instant, n’est pas présente sur le plan politique.

A/I : Sera-t-il plus difficile pour le CNDH de travailler avec les partis politiques ou avec les associations sociales ?

A.B. :Nous serons attentifs à réagir aux propositions qui s’écartent du cadre des droits de l’homme, face aux partis politiques, surtout au Parlement, et face aux organisations, sans exception. Mon rôle est d’imprégner les valeurs des droits de l’homme chez tous les acteurs de la société civile parce qu’ils méritent d’avoir un espace, que nous les écoutions, et de créer un dialogue. Il peut y avoir des acteurs plus proches de l’universalité des droits humains et d’autres qui ne le sont pas, nous allons essayer de créer une synergie entre les deux.

A/I :Vos débuts ne semblent pas avoir été faciles, étant donné les réactions à certains de vos commentaires de la part du Parti de la justice et du développement, qui dirige le gouvernement actuel.

A.B. : Ils défendent une idéologie, mais au sein du CNDH nous ne travaillons pas sur cette base, mais pour l’universalité des droits humains. Ce sont des acteurs politiques dans l’espace public, mais j’espère que le débat se situera au niveau intellectuel.

A/I : Le dernier rapport d’Amnesty International est très dur au sujet du Maroc.

A.B. : En 2020, le CNDH publiera un rapport sur la situation des droits de l’homme au Maroc. Ce sera là une source d’informations contrastée non seulement pour Amnesty International, mais pour toutes les ONG, les Nations unies, l’Union européenne… c’est là ma réponse.

A/I : Vous affirmez que le Maroc n’a pas reculé, mais le rapport d’Amnesty International montre le contraire. De fait, ses conclusions indiquent un recul en matière des droits de l’homme.

A.B. : Les sources d’information qu’ils utilisent peuvent être différentes. Je maintiens mes propos, nous nous baserons sur notre rapport, en tenant compte de sources d’information contrastées.

A/I : Que pensez-vous de la situation dans le Nord du pays, des emprisonnements des participants du mouvement « Hirak »?

A.B. : La situation est normale et calme, d’après mes informations. Nous assurerons le suivi sur le terrain des processus judiciaires, nous avons des observateurs qui suivent la question. Nous allons publier un rapport et faire ensuite des recommandations au niveau judiciaire et politique, en ce qui concerne les droits économiques, sociaux et culturels. J’espère que les détenus emprisonnés se trouvent dans des conditions humaines en ce qui concerne leur santé, les visites, leurs études.

A/I : Pensez-vous que les autorités marocaines respectent les droits de l’homme au Sahara ?

A.B. : Je ne pense pas que la situation au Sahara soit spécifique, elle est gérée comme dans le reste du territoire marocain. Des dizaines de manifestations se produisent à Rabat, mais il est rare qu’elles se produisent à Laâyoune. De plus, les manifestations à Laâyoune sont organisées selon un agenda spécifique, comme nous avons pu le constater selon nos observations, ils choisissent des moments précis pour organiser des protestations. Le Sahara présente les meilleurs indicateurs socio-économiques du pays, l’infrastructure qui a été mise en place depuis la récupération du territoire en 1975 est énorme. L’investissement dans l’éducation et la formation a été énorme, de sorte que les gens prennent le contrôle et cessent de vivre comme des assistés. Jusqu’à présent, les investissements au Sahara ont été en faveur de la liberté et des droits des citoyens. Dans les universités, il existe un grand soutien pour les gens qui proviennent de cette région. Y a-t-il des cas de torture ? Non, pour autant qu’on le sache. Y a-t-il des cas de harcèlement ? C’est possible. Y a-t-il des cas de provocation de la part de certains concitoyens sahraouis qui maintiennent une position sur le statut du territoire marocain ? Oui. Y a-t-il une mauvaise gestion de la part des autorités, des forces de l’ordre à certains moments ? Oui. Mais il ne s’agit pas d’une situation spécifique. La gestion des manifestations sociales ne respecte pas toujours les normes des droits de l’homme, ce qui doit être combattu pour assurer l’application de l’universalité des droits humains. Il s’agit de la proportionnalité entre le droit de manifester et l’ordre public.

A/I : Les militants sahraouis peuventils s’exprimer librement ? Que pensez- vous de la situation des droits humains dans la « Prison noire » ?

A.B. : Il existe des sites web et des chaînes qui diffusent depuis Laâyoune, il existe des associations qui se sont constituées, qui défendent l’indépendance et qui réalisent leurs activités. Elles participent à des réunions nationales, régionales et internationales. Au cours des 20 dernières années, la situation a beaucoup changé, elle a évolué. Maintenant, notre rôle est-il de faire venir ces gens qui défendent l’indépendance ? Non, mon rôle est de m’assurer que les personnes qui ont une position politique sur l’intégrité territoriale ont le droit de l’exprimer sans violence, mais sans instrumentaliser les droits de l’homme.

A/I : Le Maroc est en train de faire un effort par rapport à la régularisation de 50 000 personnes, mais que fautil améliorer dans le traitement des migrants ?

A.B. : Le processus de régularisation est toujours en cours et il leur permet d’avoir un statut légal et d’entrer dans le système. La disposition limitant le travail des migrants sur le territoire a été abolie. Le marché du travail est ouvert. Un programme a été mis en oeuvre qui prend en compte et utilise les capacités des migrants dans le système. En outre, les enfants de migrants ont été scolarisés au même niveau que les Marocains. Il y a sans doute encore des lacunes dans leur intégration dans le système marocain, car les langues de travail sont l’arabe, le français et l’anglais, mais je pense qu’ils s’intègrent bien. L’UNHCR est très satisfait du processus. Lorsque les migrants se marient avec des Marocains, leurs enfants sont Marocains de droit. Le système de santé est également ouvert. Le défi consiste à garder les moyens d’assurer cette protection sociale. La justice sociale entre en jeu, et c’est là la véritable protection pour ces personnes.

A/I : Le CNDH est-il en faveur du droit d’asile ?

A.B. :Oui, bien sûr. Au Maroc, tout le monde est pour.

A/I : Mais le Maroc n’a pas signé la Convention.

A.B. : Le Maroc a été l’un des premiers pays à signer la Convention de Genève. Il a été très actif dans le processus global adopté à Marrakech, où il y a eu une déclaration et un pacte pour les réfugiés. Ce qui n’a pas été signé, c’est la loi sur l’asile, car elle est en discussion au Parlement. Elle n’a pas encore été adoptée et le CNDH s’est prononcé afin de ne jamais s’écarter des références internationales en matière de droits humains.

A/I : Alors pourquoi la loi n’a-t-elle pas été adoptée ?

A.B. : Il s’agit d’un processus législatif. Ce n’est pas à cause d’une position politique.

A/I : L’arrivée et le rapatriement de mineurs marocains non accompagnés sont également une préoccupation dans les relations hispano-marocaines. Quelle approche devrait-on adopter ?

A.B. : Tout d’abord, il faut appliquer la Convention des droits de l’enfance, aussi bien sur le territoire marocain qu’européen. Nous devons garder à l’esprit qu’un certain nombre de personnes encouragent ces mineurs à traverser la mer, au péril de leur vie. Il s’agit de crime organisé, de trafiquants. Le troisième élément est de repérer ce en quoi le système de formation échoue, ce qui conduit au décrochage scolaire. Il ne s’agit pas d’un problème technique de lois, de commissions, mais d’un problème de cas humains qu’il faut résoudre. Ce sont des mineurs, des garçons et des filles et il n’existe pas toujours une solution technique qui puisse résoudre le problème. Nous devons tenir compte des rêves de ces enfants et combattre ceux qui les encouragent à partir. Les mineurs sont fragiles et vulnérables, c’est pourquoi l’ampleur du problème n’est pas seulement technique ou politique.

A/I : Qu’est-ce que le CNDH va faire pour ces mineurs marocains ?

A.B. : Il existe un mécanisme de protection des droits des enfants qui devrait être appliqué, c’est ce sur quoi nous allons travailler.