afkar/idées
Co-édition avec Estudios de Política Exterior
De la construction plurielle d’un label régional
Les cinémas du Maghreb sont le lieu précaire d’une tension permanente entre la dimension régionale et la nationale qui sous-tend les films qu’ils recouvrent
Patricia Caillé, Florence Martin
Si les dénominations régionales semblent relever de l’évidence, elles sont souvent, comme le note Hamid Nacify dans un article sur les cinémas régionaux « Early Popular Visual Culture » en 2008, l’agrégation de cinémas de régions contigües, sans que soit réfléchie la façon dont ces rapprochements sont construits ou opèrent. Les « Cinémas du Maghreb » offrent ainsi une dénomination régionale parmi d’autres, telles les « Cinémas de la Méditerranée », les « Cinémas arabes », les « Cinémas Amazigh », les « Cinémas d’Afrique », qui parfois se recoupent, tant et si bien que les mêmes films réapparaissent sous plusieurs bannières. Le monde universitaire anglophone, qui privilégie la dimension Middle Easternou arabe, y substitue parfois la dénomination North-African cinemas (Andrea Khalil 2007) circonscrivant ainsi une aire géographique détachée de tout présupposé concernant une culture commune (à l’inverse de sa traduction française, « nord africain », qui renvoie aux catégorisations françaises et rapports de domination de l’ère coloniale). En d’autres termes, ces dénominations ne sont ni neutres ni universelles. Il est donc crucial de s’interroger sur les imaginaires que le label « les Cinémas du Maghreb » véhicule, les savoirs, les programmes, les manifestations auxquels il donne lieu et les sens qui lui sont attribués. Notre analyse portera sur les lieux et les formes sous lesquelles cette dénomination circule, les significations qu’elle véhicule et les cinématographies nationales qu’elle rassemble. Nous examinerons ensuite les enjeux de la dimension poscoloniale de ces cinémas. Nous terminerons par une étude de cas, les films réalisés par des femmes.
Cinémas du Maghreb : comment cerner la dénomination
La Mauritanie et la Lybie étant rarement incluses, les Cinémas du Maghreb regroupent trois cinématographies nationales, celles du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie. Ces cinématographies ont en commun une temporalité puisqu’elles sont issues des indépendances et donc d’un rapport à un empire colonial, la France ainsi que l’Espagne pour le Maroc. Ce sont aussi des cinématographies dominées sur le marché mondial et national – même si l’on enregistre un net progrès au Maroc (les films marocains représentaient sur leur marché national 25 % du nombre des entrées en salles en 2009 et 17 % en 2010). Mais il est évident que l’histoire, la politique, l’organisation industrielle, l’économie et la culture du cinéma se sont développées de façons très différentes dans chacun de ces pays. Ainsi, le Maroc produit actuellement une quinzaine de films par an, l’Algérie et la Tunisie entre deux et quatre. Les heures de gloire du cinéma algérien liées à la production de films populaires promouvant une politique nationale, auprès d’un public lui aussi national, se conjuguent au passé avec des films comme Le Charbonnier de Mohammed Bouamari (1972) ou des comédies véhiculant une critique sociale comme Omar Gatlato de Merzak Allouache (1976). Les grandes heures du cinéma tunisien couvrent une décade allant de 1984 et 1995, initiée avec les films politiques de Nouri Bouzid, L’Homme de Cendres (1984) et Les Sabots en or (1985), les films poétiques de Naceur Khémir, Les Baliseurs du désert (1987), le gros succès populaire d’Halfaouine par Férid Boughédir (1990) ou la grande fresque nationaliste évoquée à travers le sort des femmes, Les Silences du Palais de Moufida Tlatli (1993). Même si le Maroc, dont l’industrie est organisée et gérée par le Centre Cinématographique Marocain, investit beaucoup dans la production et finance totalement certains films, la majorité des films inscrits au catalogue national des trois pays sur les 25 dernières années est constituée de coproductions internationales. Les films, cofinancés par un pays au Maghreb et un ou deux pays en Europe, connaissent une trajectoire qui tend à suivre celle de leurs financements. Les « Cinémas du Maghreb » se dessinent ainsi à partir d’une circulation des financements, des personnels, des films et des publics à travers les migrations entre chacun des pays du Maghreb et un ou deux pays en Europe, le plus souvent la France. Ils prennent leur sens à partir des flux Maghreb-Europe, plus qu’à travers un espace de production, de distribution, ou un marché commun du cinéma élargi au Maghreb. Si les coproductions entre les trois pays du Maghreb existent, elles restent l’exception. Les « Cinémas du Maghreb » constituent une dénomination régionale mineure pour les grands programmes de soutien. Ils ne font l’objet d’aucun programme spécifique d’aide à la production, la distribution ou la valorisation de films. Les programmes de production accessibles aux réalisateurs du Maghreb couvrent un ensemble bien plus vaste de régions. Le Fonds Francophone de Production Audiovisuelle du Sud, créé en 1988, qui dépend de l’Organisation Internationale de la Francophonie et le Conseil International des Radios et Télévisions et Francophones (CIRTEF), intègre le Maroc et la Tunisie mais pas l’Algérie qui ne fait pas partie de la Francophonie. Le Fonds Sud, créé en France en 1984 et géré par le Centre National de la Cinématographie du ministère de la Culture et de la communication et le Ministère des Affaires étrangères en France, couvre des zones géographiques beaucoup plus larges. Parmi les programmes européens tournés vers les pays du Sud, Euromed Audiovisuel, en particulier, a privilégié la dimension méditerranéenne pour les aides à la distribution et la dimension plutôt arabe pour les aides à la production. Un autre programme UE-ACP visant l’Afrique ou les pays ACP (Afrique, Caraïbes et Pacifique) exclut le Maghreb. Va leur succéder un vaste programme, Media Mundus, destiné à promouvoir des coopérations, qui opèrera au niveau mondial. De la même façon, aucune des fondations liées à des festivals en Europe (Berlin, Rotterdam ou Göteborg, etc.), ne cible spécifiquement les cinémas du Maghreb : ces derniers se trouvent souvent réintégrés à des régions plus vastes. Les « Cinémas du Maghreb » donnent lieu à des manifestations en France : Maghreb, Si loin, si proche, un festival qui circule depuis 13 ans dans diverses localités autour de Carcassonne ; Le Panorama des Cinémas du Maghreb à l’Ecran de Saint-Denis en région parisienne ; Le Maghreb des films, qui est issu du Maghreb des livres, aux Trois Luxembourg à Paris, en banlieue et en province. Leur objectif est de créer un espace de rencontres et débats nécessaires à la connaissance de l’Autre et de contribuer au vivre ensemble d’une société française poscoloniale ainsi représentée dans sa diversité. Les « Cinémas du Maghreb » nourrissent ainsi des imaginaires qui sont liés en France à une histoire de l’immigration : projeter les représentations filmiques du Maghreb mènerait à une meilleure compréhension des cultures. En d’autres termes, les « Cinémas du Maghreb » se construisent à partir d’une histoire des migrations vécues depuis la France comme une histoire de l’immigration plus qu’à partir d’une connaissance de ces cinémas. Les « Cinémas du Maghreb » ont aussi fait l’objet de rencontres au Maghreb, telle le Festival d’Oujda au Maroc en 2005, même si cet éclairage régional a été abandonné depuis. Ils ont donné lieu à un manifeste de gens de la profession s’engageant à œuvrer pour leur développement et leur visibilité en mutualisant les ressources, en facilitant les coopérations et en créant un marché commun (« Le cinéma maghrébin : la quête vers un idéal » par Moulay Driss Jaïdi dans Wachma nº3, 2008). En d’autres termes, les « Cinémas du Maghreb » au Maghreb sont à venir. Il en résulte qu’en France et dans les pays du Maghreb, cette dénomination est fondée sur des rapports différents entre Maghreb et cinéma. Les « Cinémas du Maghreb » n’ont ni la même temporalité, ni le même sens puisque dans les pays du Maghreb, ils nous renvoient à ce qui pourrait être une spécificité culturelle et surtout à une autre organisation conjointe de trois industries qu’il reste à imaginer. Aborder la question des « Cinémas du Maghreb » à partir du ressenti des publics nous livre d’autres enseignements. En 2009, une enquête pendant le Panorama des Cinémas du Maghreb à Saint-Denis, en France, nous a montré que les spectateurs, dont une moitié plus masculine se revendiquait de nationalité ou d’origine maghrébine, tiennent par leur présence à soutenir le projet de valorisation de cultures trop méconnues en France. Mais dans leur relation aux films se glisse une dimension affective, voire intime, et une dimension politique qui ne sont pas celles de la lutte pour une reconnaissance des cultures des trois pays du Maghreb en France. La projection des films offre plutôt l’occasion aux publics de nationalité et d’origine maghrébine de se replonger ou de s’immerger dans la culture qui est la leur et qui est vécue dans sa dimension nationale plus que régionale. Lors des débats s’affirme aussi une dimension politique. Les spectateurs ayant des liens avec le Maghreb se définissent par rapport aux pays dont ils sont issus comme des émigrés toujours intimement liés à leur pays d’origine et manifestent un réel désir de s’impliquer dans leur devenir. Pour les spectateurs qui ne revendiquent aucun lien avec un des pays du Maghreb, qui étaient en grande majorité des femmes, l’expérience des films se vit sur le mode du désir de connaissance et de la découverte de réalités humaines. Les projections et les débats se vivent sur le mode de l’empathie pour les représentations des cultures véhiculées par les films (« Réception des ‘Cinémas du Maghreb’ : Le Panorama des Cinémas du Maghreb à SaintDenis » par Patricia Caillé, Dossier Africultures, à paraître).
Cinémas du Maghreb et poscolonialisme
Si le label « Cinémas du Maghreb » a une dimension régionale, il en a également une autre, temporelle et géopolitique : ce cinéma qui a vu le jour avec l’indépendance est né du poscolonialisme et participe de ce même poscolonialisme. Nous n’oublions pas ici que celui-ci désigne à la fois une condition dans le temps et l’espace (qui suit l’ère coloniale et qui est en rupture avec elle) et un projet : celui d’ouvrir le champ aux voix jusqu’ici non reconnues, non écoutées, jugées comme non légitimes, des sujets et citoyens de la poscolonie, ainsi que de leurs auto-représentations. Ainsi, les films du Maghreb peuvent se concevoir comme émanations diverses d’un discours poscolonial qui donne la parole aux opprimés et à ceux demeurés traditionnellement silencieux que Gayatri Spivak appelle les « subalternes » (dans « Can the Subaltern Speak? », in Marxism and The Interpretation of Culture, Cary Nelson et Larry Grossberg, 1988). Ce discours s’insurge contre les corpus et les valeurs du discours dominant européen et propose une langue et un discours autochtones qui revendiquent une identité, une culture, une légitimité enracinées dans la région du Maghreb. Le film Ali Zaoua (2000) du cinéaste marocain Nabil Ayouch est un modèle du genre : le récit des enfants de la rue de Casablanca (ceux que l’on n’écoute jamais, donc) est en dialecte marocain (darija), joué par une majorité d’acteurs non professionnels. La condition du poscolonialisme comporte ses propres tensions, visibles et tenaces en amont et en aval de la production des films du Maghreb. Ainsi, pour financer leurs films, les cinéastes du Maghreb dépendent, au niveau local ou national, de subventions accordées par l’État sous diverses formes (Le Centre national du cinéma au Maroc, la Commission d’aide au Ministère de la Culture et de défense du patrimoine jusqu’à présent en Tunisie et le Centre Algérien pour l’art et l’industrie cinématographique maintenant fermé), de leur propre maison de production (chaque cinéaste doit devenir producteur et survivre) et d’un assemblage de coproductions dont les finances résident à l’extérieur, en Europe (tels le Fonds Hubert Balls aux Pays-Bas, ou la chaîne de télévision franco-allemande ARTE, ou encore le britannique Channel Four) et bien souvent plus particulièrement en France. Nous évoquerons en particulier, outre des sociétés puissantes telles GAN ou Canal +, le Fonds Sud, à l’origine une émanation du ministère des Affaires extérieures et de la coopération, qui continue à être le financier le plus puissant à accorder des aides à l’écriture du scénario, à la réalisation, à la posproduction. À première vue, des relents de néo-colonialisme semblent décider du sort ou non de l’aide au financement d’un film maghrébin qui doit « parler » aux décideurs des instances européennes. Toutefois, l’image est plus complexe que prévu : les commissions du Fonds Sud, si elles cautionnaient certains scénarios orientalisants aux dépens d’autres scénarios à la vision plus novatrice dans les années quatre-vingts et quatre-vingt-dix, se sont renouvelées et semblent aujourd’hui s’ouvrir à de multiples visions, y compris celles, poscoloniales, qui proposent de projeter un monde du Sud sur un écran du Nord ou du Sud selon ses propres termes. Ainsi, les publics du Nord peuvent désormais voir, outre des images de palmiers et de hammams pour femmes, et outre des mélo de la femme opprimée sans relâche, l’image rafraîchissante d’une espionne, pirate informatique tunisienne qui déjoue les pièges tendus par la DST en France et la police secrète de Ben Ali en Tunisie (Bedwin hacker, Nadia El Fani, Tunisie, 2002), un documentaire sur Isabelle Eberhardt hors des sentiers battus algériens et français (Sur les traces de l’oubli, Raja Amari, Tunisie, 2004), la romance posmoderne par téléphone portable d’un tueur à gages et d’une policière réglant la circulation à Casablanca (What a Wonderful World, Faouzi Bensaïdi, Maroc, 2006). Ainsi, si le projet du poscolonialisme semble bel et bien à l’œuvre dans les images et les discours des cinémas du Maghreb, la condition poscoloniale de la région, dont ces films émanent, persiste à être traversée de traits néocoloniaux contre lesquels il est encore difficile de se prémunir : l’ancienne colonie a encore et toujours une certaine emprise économique et critique sur ces cinémas dont il demeure difficile de se déprendre. Il est donc d’autant plus remarquable que les individus qui avaient, à l’ère coloniale, peu ou pas du tout accès à la parole, les femmes, prennent le devant de la scène des cinémas du Maghreb.
Les cinémas des femmes au Maghreb
La thématique de la condition des femmes traverse les cinémas des trois pays du Maghreb de façon quasi constante, au moins depuis la seconde vague des productions filmiques des années soixante-dix (par opposition à la toute première, à l’aube des indépendances, qui mettait en images la construction d’une identité nationale). Le regard des femmes cinéastes, de plus en plus présentes depuis les années quatre-vingts s’inscrit à l’intersection des deux dénominations « cinémas du Maghreb » et « cinémas de femmes ». Depuis les premiers longs métrages de Selma Baccar, Fatma 75 (1976) ou de Nejia Ben Mabrouk, La Trace (1988) en Tunisie, d’Assia Djebar, La Nouba des femmes du Mont Chénoua (1974) en Algérie, et de Farida Bourquia, La Braise (1982) ou de Farida Benlyazid, Une Porte sur le ciel (1988), au Maroc, des dizaines de metteuses en scène ont fait des films à l’intérieur et à l’extérieur du Maghreb. Leur production, malgré les aléas de l’histoire, a connu une croissance exponentielle : si, entre le milieu des années soixante-dix et la fin des années quatre-vingt-dix, on compte une petite douzaine de longs métrages faits par des femmes, les 10 dernières années ont vu pas moins de 24 longs métrages de fiction. On pourrait aussi évoquer la floraison de courts et moyens métrages, de documentaires, ainsi que ce que les femmes produisent pour la télévision. Or, si les « cinémas du Maghreb » se conçoivent souvent par opposition aux cinémas européens, aux cinémas dits « francophones » et par opposition aux films égyptiens et du Mashrek, on peut aussi voir dans cette appellation (non contrôlée) la désignation d’une identité encore mal définie, en germe, ainsi que la décrivait Tahar Chikhaoui en 2004 (« Maghreb : de l’épopée au regard intime », in Jean-Michel Frodon, dir. Au Sud du Cinéma: Films d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Paris : Cahiers du Cinéma/Arte Editions, 2004), ou encore une identité riche qui recouvre une série d’ajouts en devenir. Le Maghreb cinématographique fait par des femmes devient alors le lieu rare et privilégié d’une confluence orchestrée. Au fil de leurs films, il s’agit pour elles de promouvoir des identités multiples (arabe, berbère, bi-ou triculturelle, maghrébine, certes, mais aussi diasporique) et surtout de se servir de cette multiplicité de sources pour dire ce qu’on a à dire, projeter ce qu’on veut projeter à l’extérieur des chemins prescrits par l’Europe et par le Mashrek. Résultat ? Il ne s’agit pas d’images ou d’histoires de femmes convenues, ainsi que Farida Benlyazid l’écrivait en 2006 : « Il semble que je vais chaque fois là où on ne m’attend pas. » (« Le cinéma au féminin », in Quaderns de la Mediterrània No 7, 2006). Certes, ses films le démontrent, qu’ils dénoncent les pouvoirs de l’argent et du politique dans Casablanca, Casablanca (2002) ou proposent à travers l’histoire d’une femme, une rétrospective sur Tanger et le Maroc pluriculturel du passé (Juanita Narboni, 2005). Cette liberté de mouvement d’un film à l’autre, et cette capacité de surprendre, on peut aussi en voir les effets chez les autres réalisatrices des trois pays : femmes auteurs, les cinéastes du Maghreb et de la diaspora maghrébine semblent emprunter une ligne de fuite hors de carcans préétablis qui dépassent et de loin la géographie de l’origine, et posent un regard libre sur les femmes (Florence Martin, Screens and Veils : Maghrebi Women’s Cinema, Indiana University Press, sous presse). Pour ne citer que l’une d’entre elles, Nadia El Fani, dont le premier long métrage, Bedwin hacker (2002) brise quelques tabous (dont l’homosexualité féminine et le manque de liberté d’opinion en Tunisie. Se pose alors un ensemble de questions sur comment aborder ces films aux sens multiples, et comment ces films sont perçus au Maghreb et au-delà, surtout au moment où les technologies récentes apportent une plus grande souplesse dans la production en amont, et des difficultés supplémentaires en aval. Qui les regarde ? À qui s’adressent-ils ? Comment circulent-ils ? Si les films des femmes se multiplient, qu’en est-il de leurs spectateurs à l’âge des DVD pirates, du streaming sur ordinateur, des satellites qui assurent des visionnements à domicile, de l’extinction rapide des salles de cinéma ? Il semble bien que leurs films, selon le lieu où ils sont tournés, visent des publics différents : la double vie de l’homosexuel Sélim dans Un Fils d’Amal Bedjaoui, algérienne de la diaspora en France, ne parle peut-être pas à un public algérien au pays, tandis que la révolte des aliénés de l’hôpital psychiatrique français sous le protectorat de la tunisienne Selma Baccar (Khochkhach, 2006) a sans doute besoin d’être décodée pour un public européen. Ce cinéma pose donc aussi la question de la critique qui l’accompagne et l’éclaire (au lieu de simplement le promouvoir, ainsi que le soulignait Olivier Barlet au Colloque des JCC, en octobre 2010) et se doit d’initier le grand public au langage cinématographique et référentiel de ce cinéma, afin que ce dernier ne se retrouve pas ghettoïsé dans les salles confidentielles d’un public « d’experts ».
Conclusion
Réfléchir sur « les Cinémas du Maghreb » constitue une étude de cas éclairante pour qui veut analyser les tensions, les rapports de domination sous-jacents à toute volonté d’étiqueter, ou dénouer les enjeux à l’œuvre dans toute entreprise de catégorisation, forcément jamais neutre. Or, comme nous l’avons vu, cette désignation n’est pas l’œuvre d’un seul locuteur, ne figure pas dans un catalogue unique : elle se construit de part et d’autre de la Méditerranée dans un rapport infléchi par les traces encore vives d’une histoire coloniale. En tant que telle, elle est le lieu précaire d’une tension permanente entre la dimension régionale et la dimension nationale qui sous-tend les films qu’elle recouvre. Mais elle illustre aussi, dans la mouvance du poscolonialisme, comment le cinéma peut donner voix et le pouvoir de façonner leurs propres images aux anciens « subalternes » dorénavant sortis de l’ombre, qui se projettent sur l’écran lumineux ; elle nous enjoint à examiner et comprendre les termes de la création cinématographique à partir des conditions de production et de diffusion des œuvres de cette région et, au-delà, des régions du Sud. Enfin, elle nous donne des pistes pour comprendre les œuvres qui s’érigent dans cette région et pour poser sur elles un regard neuf, le même regard peut-être que celui, admiratif, solidaire et ravi, que nous posons sur les acteurs de la révolution arabe aujourd’hui.