Crise au Liban

« [Grâce au juge Bitar] pour la première fois, nous avons une bataille pour l’indépendance judiciaire et les droits des victimes. Une autre preuve du changement total de paradigme dans la politique libanaise depuis 2019 ».

Entretien avec Nizar Saghieh par Oriol Andrés Gallart (Beyrouth-Liban)
Nizar Saghieh, avocat et activiste, lors de l’entretien. Beyrouth, octobre 2021. / ELSIE HADDAD

Nizar Saghieh s’efforce depuis deux décennies de transformer le Liban en un pays meilleur, à la fois en tant que militant des droits de l’Homme et en tant qu’avocat et fondateur de l’organisation Legal Agenda. Ses causes incluent les droits des victimes de la guerre civile, des femmes, des personnes LGTBIQ et des migrants, ainsi que la prostitution et la toxicomanie. Par le biais de litiges stratégiques, il s’est battu pour les revendications des travailleurs, environnementales et des groupes minoritaires.

Surtout, il n’a jamais cessé de défendre l’indépendance du pouvoir judiciaire. Maintenant, plus que jamais, alors que le pays fait face à un procès judiciaire historique concernant l’explosion du port de Beyrouth du 4 août 2020, qui a fait plus de 200 morts, des milliers de blessés et a dévasté une partie de la ville. Une bataille sans précédent contre l’impunité de l’élite politique – comme le décrit Saghieh – qui pourrait ébranler le système corrompu et clientéliste de partage du pouvoir sectaire en place depuis la fin de la guerre civile (1975-1990). Il n’envisage pas non plus de quitter le pays, malgré l’exode massif qui frappe un Liban en chute libre. Plus de la moitié de la population s’enfonce sous le seuil de pauvreté, privée de ses économies par un « corralito » bancaire évitable et dans un contexte de pénurie croissante de produits de base, tels que l’essence et les médicaments. La monnaie a été dévaluée de 90 % en deux ans. Tout cela face à l’indifférence passive des leaders sectaires qui, après avoir provoqué l’effondrement, ne s’intéressent plus qu’à leur propre survie. Contre eux, Saghieh est descendu dans la rue pendant les jours d’enthousiasme révolutionnaire après, le 17 octobre 2019. En fait, il n’a jamais cessé de sortir, ni avant ni après ces journées. Et il se souvient avec un sourire : « avant, nous étions peu nombreux à nous opposer au régime, maintenant nous sommes nombreux. Nous pouvons dire que nous avançons vers la démocratie ».

ORIOL ANDRÉS GALLART : Dernièrement, la réflexion d’Antonio Gramsci « Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres » est devenue populaire. Dans le cas du Liban, cela semble particulièrement pertinent. Pensez-vous que le Liban soit dans la phase de clair-obscur ou qu’il soit encore enfermé dans le vieux monde ?

NIZAR SAGHIEH : Le vieux monde fondé et basé sur la figure des leaders n’existe plus. Cette relation très particulière entre le peuple et six ou sept leaders qui dominent tout, qui contrôlent la sphère publique et le débat public, est beaucoup plus faible. Elle survit peut-être encore autour de la figure de Hassan Nasrallah [chiite] ou chez les plus féodaux comme Walid Joumblatt [druze], mais en général elle s’estompe dans toutes les confessions, surtout depuis octobre 2019. L’idée que mon leader est mon leader simplement parce qu’il a toujours été mon leader, n’est plus valable. Cela prendra du temps, mais les citoyens clament qu’ils ne croient plus en eux et ne cherchent pas à les remplacer par d’autres leaders. Le problème est que ce modèle est remplacé par un système basé sur la violence. Car ces leaders continuent de gouverner et – soyons réalistes – ils se préparent à remporter à nouveau les élections, quels que soient les moyens pour y parvenir. Le système déploiera toutes ses capacités et ses forces pour maintenir le pouvoir. Ce ne sera plus un régime fondé sur la popularité des leaders, mais sur leur capacité à maintenir les choses en l’état. Les Libanais sont en train d’émerger en tant que citoyens. Et il existe une nouvelle tension entre cet « être citoyen » et le vieux régime.

O.A.G. : Selon la Banque mondiale, la crise économique du Liban est l’une des plus graves au monde depuis le milieu du XIXème siècle. À l’heure d’une telle urgence sociale, pensez-vous que les leaders peuvent tenter de regagner la faveur des citoyens, en dynamisant leur système clientéliste ?

N.S. : Ce ne sera pas comme avant. C’est comme quelqu’un qui vénère des dieux et découvre soudain que ses dieux sont des démons. La relation entre la population et les leaders n’était pas seulement basée sur l’intérêt, mais avait aussi une forte composante émotionnelle. Pourtant, depuis l’effondrement économique et l’explosion dans le port, la population a vu le vrai visage de ces leaders, leur répugnance et la hideur de leurs plans et de leur système. Lorsque les masques sont tombés, il est très difficile de vénérer à nouveau ces dieux. Ils tentent donc de regagner le soutien de leurs anciens partisans, mais même dans ce cas, les conditions sont renégociées. Les leaders ne peuvent plus compter sur la loyauté inconditionnelle de leur communauté. Ils dépendent désormais de leur capacité à subvenir à leurs besoins ou à les dominer. Et c’est un changement essentiel, de mon point de vue. N’oubliez pas qu’historiquement, les avantages que les leaders offraient à leurs partisans étaient aux frais de l’État, jamais de leur propre poche. Ils l’ont retiré de ce qu’ils considéraient comme leur part du gâteau des ressources publiques. Dans la situation actuelle, il sera plus coûteux pour ces leaders de maintenir le système clientéliste. Et sans doute, en parallèle, ils commenceront à recourir à diverses formes de violence, afin de maintenir leur domination.

« Des partis démocratiques voient le jour, ils peuvent remporter des élections, mais pas à court terme »

O.A.G. : Vous pensez donc que le retour au ‘statu quo’ d’avant octobre 2019 est impossible ?

N.S. : C’est impossible, car cela impliquerait de retrouver le même niveau économique qu’avant et, à ce stade, il est évident que nous avons été bernés par une fausse prospérité : avec l’argent des transferts de fonds étrangers, les banques ont prêté au-delà de leurs moyens jusqu’à l’effondrement. Nous sommes devenus une société de victimes, où tout le monde souffre : nous avons perdu des économies, des revenus, des emplois, des familles…

O.A.G. : Vous avez parlé d’une augmentation de la violence. Pensez-vous qu’il va y avoir un recul des droits civils ?

N.S. : Lorsque je parle de violence, je fais allusion à la fin du soft power, avec une tension quasi inexistante entre le gouvernement et le peuple. Aujourd’hui, cette tension existe et se transforme en violence. Par conséquent, les libertés civiles subiront sans doute un recul dans les années à venir. Ce qui reste à voir, c’est le type de violence dont nous serons les témoins et les victimes. En cela, je crois que chaque leader va opter pour des voies différentes et pas nécessairement par la persécution de la dissidence. Par exemple, ils peuvent recourir à des relations de dépendance, puisque l’un des mécanismes dont ils disposent est le contrôle des ressources, comme cela s’est déjà produit avec le gaz ou le pétrole. Il s’agit essentiellement d’une forme de violence, car ils empêchent les gens de satisfaire leurs besoins fondamentaux. Tous les droits que nous considérions comme acquis – sociaux ou économiques – reculent, il ne nous reste même plus les droits les plus fondamentaux.

O.A.G. : Plusieurs formations politiques indépendantes ont surgi des mouvements sociaux qui ont convergé lors des manifestations de 2019-2020. Pensez-vous qu’elles puissent devenir une véritable alternative au régime actuel ?

N.S. : Une nouvelle vie politique est en train de voir le jour et a donné naissance à de nouveaux partis démocratiques, qui pourraient éventuellement obtenir un pouvoir et peut-être même remporter de futures élections, mais pas à court terme. Jusqu’à présent, les nouveaux partis se sont davantage concentrés sur ce qui les différencie, que sur ce qui les unit. Je pense que ces forces démocratiques doivent mûrir et apprendre à gérer la dissension et à donner la priorité aux luttes qui méritent d’être défendues. Il existe un autre élément important : la plupart de leurs membres sont partis vivre à l’étranger. Le paradoxe est que les habitants du Liban n’en peuvent plus, alors que la diaspora s’intéresse de plus en plus à ce qui se passe à l’intérieur du pays. Nous pouvons donc dire que les ressources qui ne sont pas entre les mains de l’élite, sont à l’étranger. La clé, c’est de mobiliser ces ressources pour un nouveau projet politique. En ce moment, l’un des débats sur la table est de savoir si la diaspora pourra voter aux élections. Pour l’instant, [la classe dirigeante] fait tout son possible pour l’éviter, car elle sait qu’il sera très difficile d’obtenir leurs votes. Je suis sûr que nous nous dirigeons vers les élections les plus corrompues et les moins démocratiques de l’histoire du Liban. Parce que l’élite au pouvoir fera tout pour ne pas perdre sa position.

O.A.G. :Ce qui constitue déjà une différence tangible, ce sont les victoires des listes d’opposition dans les associations professionnelles et les syndicats d’étudiants des universités privées…

N.S. : Certains pensent que les mouvements citoyens qui ont surgi après ce que l’on a appelé la révolution d’octobre 2019, ont fait naufrage. Selon moi, l’esprit d’opposition au régime perdure dans chaque administration. L’exemple le plus clair est celui de l’association des ingénieurs, dont plus de 80 % des membres ont voté contre les partis de l’élite. Et c’est impressionnant, parce qu’avant, tous les sièges étaient détenus par ces formations [officialistes]. Ils les ont mis à la porte et c’est très important, car cette association compte plus de 50 000 personnes inscrites. Cependant, nous ne pouvons pas oublier que dans les universités privées et les associations professionnelles, on trouve principalement des personnes issues de la classe moyenne. Une première conclusion est que la classe moyenne est contre le régime. Mais, en même temps, on ne peut pas oublier que cette classe moyenne a la capacité de voter ce qu’elle veut. Ces élections sont plus libres. Ces victoires ne vont pas nécessairement se répéter lors d’une élection générale dans une période aussi difficile que celle-ci, où le taux de pauvreté est très élevé et où de nombreuses personnes ont perdu leurs revenus et leurs économies. La classe moyenne s’est réduite et les pauvres sont de plus en plus dépendantes du pouvoir. Par conséquent, je crois qu’il est difficile que les prochaines élections soient libres.

« La clé, c’est de mobiliser les ressources [à l’étranger] pour un nouveau projet politique »

O.A.G. : Les proches des victimes de l’explosion du port mènent un mouvement pour la justice et la vérité sans précédent au Liban par son caractère transversal et son soutien social. Est-ce, selon vous, le combat le plus important qui se déroule actuellement dans le pays ?

N.S. : C’est sans doute la bataille la plus active et la plus vibrante. Et elle présente de nombreuses dimensions, en effet. Les victimes de l’explosion représentent d’une certaine manière toutes les victimes du Liban, car elles ont travaillé dur pour surmonter le clivage sectaire classique. Mais ce qui est vraiment exceptionnel au Liban, c’est d’avoir un juge [le juge d’instruction Tarek Bitar] qui inspire confiance. Les juges sont généralement considérés comme corrompus par la population, qui les perçoit comme faisant partie du système. Mais le 4 août dernier, pour la première fois dans l’histoire du Liban, des dizaines de milliers de personnes ont applaudi le juge à l’occasion de l’anniversaire de l’explosion. Pour la première fois, nous avons ce que nous appellerions une bataille sur les immunités, c’est-à-dire une bataille contre le système d’impunité. Une bataille pour l’indépendance judiciaire et les droits des victimes. Par exemple, en 2005, après l’assassinat de Rafik Hariri, quel était le débat ? Il s’est centré entre les blocs politiques du 14 Mars et du 8 Mars, c’est-à-dire entre les leaders sectaires. Hariri, l’un des leaders sunnites, a été assassiné. Et l’accusé potentiel était le Hezbollah, la formation leader des chiites. Maintenant, le discours est différent. Il ne s’agit plus d’un conflit sectaire entre leaders, mais de victimes confrontées aux leaders et à leur système d’immunité. Et au milieu de tout ça, on retrouve le système judiciaire. Avec un tribunal international, vous n’avez pas la possibilité de réformer les institutions. Quelle que soit son issue, elle n’aura aucun impact sur le système judiciaire libanais ou les institutions du pays. Maintenant, par contre, nous avons un grand conflit public sur l’indépendance du juge Bitar et les attaques qu’il reçoit d’une classe politique qui fait tout son possible pour faire obstruction et arrêter l’enquête. Ce débat est très important, nous n’avons jamais rien vu de tel auparavant. C’est une nouvelle preuve du changement total de paradigme qu’a connu la politique libanaise, depuis le 17 octobre 2019.

O.A.G. :Cette affaire judiciaire peut-elle être le point de départ de la construction d’une démocratie au Liban ?

N.S. :C’est le but, sans doute. Peut-être que le juge Bitar parviendra à une conclusion, prouvera quelque chose… ou peut-être qu’il sera bloqué, arrêté… ou assassiné. Mais pour l’instant, il se passe quelque chose d’inhabituel, nous n’avons jamais eu de héros judiciaire auparavant. Bitar représente l’État de droit, la reddition de comptes, la démocratie, une figure qui peut stopper les politiciens. Il symbolise tout cela pour des citoyens qui cherchent désespérément quelqu’un qui mettra fin aux abus de pouvoir.

« La communauté internationale doit cesser de donner une légitimité à ceux qui ont détruit le Liban »

O.A.G. :Vous avez dit que le juge Bitar pourrait être assassiné. Pensez-vous que cela soit possible ?

N.S. : Cela pourrait arriver. Au début, Bitar jouissait du respect de tous les partis. Mais il a ensuite décidé de poursuivre d’anciens ministres qui, pendant leur mandat, étaient au courant de la présence de ce matériau dans le port et n’ont rien fait, alors que cela relevait de leur compétence. Le juge a demandé la levée de leur immunité. Immédiatement [de la part de l’élite politique], ils ont commencé à préparer une campagne contre lui pour nuire à sa réputation : il a été accusé d’être un mauvais juge, d’être politisé, d’avoir un programme contre le Hezbollah et d’autres partis. Il y a eu des intimidations contre lui et même des menaces directes de la part d’un dirigeant du Hezbollah. Ils essaieront d’abord de l’écarter par des moyens légaux. Mais s’ils ne réussissent pas, nous verrons une augmentation de la violence. Ils doivent le bloquer à tout prix.

O.A.G. : À cet égard, le 14 octobre dernier, une manifestation du Hezbollah et d’Amal – partis confessionnels chiites – s’est terminée par des affrontements armés dans les rues de Beyrouth, avec des membres du parti/ ancienne milice Forces libanaises, confessionnel chrétien. Sept personnes sont mortes. Comment interprétez-vous ces affrontements ?

N.S. : La manifestation a été un nouveau tour de vis dans la violente protestation contre le juge. Hassan Nasrallah, lui-même, avait fait une déclaration très agressive, se déclarant impatient de voir Bitar révoqué. De leur côté, les Forces libanaises étaient préparées pour cette manifestation, avec l’idée de faire passer le message qu’elles protègent la communauté chrétienne. Tout cela à proximité d’une zone sensible, Aïn el Remmaneh, où la guerre civile a commencé. Et avec un discours de haine très dangereux. L’incident a servi aux Forces libanaises à se positionner dans leur rôle de protection, tandis que les autres [Hezbollah et Amal] l’ont utilisé pour tenter de prouver leur version des faits. Selon eux, le procès judiciaire relatif à l’explosion devient dangereux car il peut provoquer davantage de meurtres et d’instabilité, et le juge Bitar est en train de provoquer un conflit civil. D’une part, l’incident était un avertissement de ce qui pourrait arriver, si Bitar n’est pas écarté. D’autre part, il s’agissait d’une tentative de ramener l’affaire de l’explosion à une logique sectaire, dans laquelle les dirigeants se sentent plus à l’aise.

O.A.G. : La communauté internationale a conditionné le déblocage de milliards de fonds d’aide au Liban à la formation d’un gouvernement. Après 13 mois, Najib Mikati a réussi en septembre à en former un, avec lui au poste de premier ministre. Craignez-vous que ces fonds ne deviennent une bouée de sauvetage pour l’élite politique ?

N.S. :Quelqu’un pense-t-il que les problèmes du Liban peuvent être résolus avec les mêmes visages de toujours ? Najib Mikati est l’un des visages du problème. Il a fait l’objet des premières poursuites pour enrichissement illégal [dans le pays]. Mikati est l’homme le plus riche du Liban et il a bâti sa fortune au cours des dernières décennies, pendant l’occupation syrienne et après. Alors, quelqu’un croit-il vraiment que ce gouvernement peut ouvrir la porte à la reddition de comptes, ou à une distribution équitable des pertes [du « corralito »] ? C’est un banquier, avec beaucoup d’actions de la Banque Audi. Alors pourquoi la France le soutient-elle, et à travers la France, les [gouvernements] européens ? Il est compréhensible que la communauté internationale ait des réserves à l’égard des forces politiques émergentes ; elle doit s’assurer qu’elles sont représentatives. Mais cela nous amène à un problème : nous avons de nouvelles forces politiques qui n’ont pas encore prouvé leur légitimité, mais les anciennes forces ont prouvé qu’elles sont, sans aucun doute, illégitimes. Le Liban a besoin de personnes compétentes et honnêtes qui s’engagent pour l’intérêt public et qui ne viennent pas seulement pour reproduire et protéger le modèle de toujours. Je comprends que c’est difficile. Mais ce que nous demandons à la communauté internationale, c’est de cesser de donner une légitimité aux personnes qui ont détruit le Liban. Et je pense que cela doit être une obligation.