Co-édition avec Estudios de Política Exterior
Tendencias económicas

Changements géo-énergétiques en Méditerranée Occidentale

Aurèlia Mañé-Estrada
Maîtresse de conférences au département d’Histoire économique, institutions, politique et économie mondiale. Universitat de Barcelona
Portadilla tendencias económicas
Getty Images

En Méditerranée, en particulier à l’Ouest, il est très probable que l’une des conséquences de la situation créée par la guerre en Ukraine soit la transformation de son espace géo-énergétique, ce qui impliquera la transformation des alliances énergétiques actuelles. Il s’agit d’une transformation qui, à l’échelle mondiale, était déjà en cours, mais l’attention portée au gaz algérien comme substitut possible aux approvisionnements actuels de l’Europe par la Russie, contribue à la mettre en lumière.

Différences entre l’espace géo-énergétique du pétrole du gaz

Un espace géo-énergétique est défini par les flux et les relations énergétiques qui s’y déroulent entre les acteurs de l’énergie – États, gouvernements et entreprises – ainsi que par la structure institutionnelle ou de gouvernance qu’ils utilisent pour établir les « règles du jeu » de l’énergie.

Ainsi, par exemple, si l’on parle de pétrole, depuis les années 1970, les principaux territoires exportateurs de la Méditerranée occidentale – l’Algérie et la Libye – appartiennent à un espace géo-énergétique géographiquement plus vaste que celui du flux de leurs exportations vers l’Europe, puisque les décisions concernant le nombre de barils à exporter, à qui les vendre, dans quelles conditions et à quel prix, n’étaient soumises ni à une logique bilatérale (par exemple Algérie-Espagne) ni régionale (les pays des rives sud et nord de la Méditerranée), mais à la logique multilatérale des quotas de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), dans le cadre de ses relations avec les entreprises et les gouvernements des pays consommateurs de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) regroupés au sein de l’Agence internationale de l’énergie (AIE).

 Ainsi, l’espace géo-pétrolier de l’Algérie et de la Libye n’était pas celui de la Méditerranée. Celui-ci était délimité par les flux et les relations pétrolières qui se déroulaient dans un vaste espace géographique entre le Moyen-Orient (d’où la création de la région MENA) et les pays occidentaux, avec son appendice en Asie du Sud-est. Un marché pétrolier international unifié a été créé dans cet espace, alimenté par une grande piscine (great pool) de pétrole brut, vers laquelle des pays comme l’Algérie et la Libye décantaient leurs productions, et dont la vente était négociée à un prix international, fixé dans l’Atlantique (celui du Brent).

Pour le gaz, comme le montrent les informations du tableau, la situation était complètement différente, puisque jusque-là, l’essentiel des relations gazières était bilatéral. Il était donc possible de parler de relations énergétiques méditerranéennes avec une forte composante régionale, même si elles ne formaient pas un espace géo-gazier unique, puisqu’elles étaient la somme des relations bilatérales entre l’Italie, l’Espagne et la France avec l’Algérie.

En Méditerranée occidentale, les relations étaient basées sur le gaz exporté d’Algérie vers l’Italie, l’Espagne et la France, mais dont les flux et les prix étaient fixés bilatéralement par les acteurs régionaux (Sonatrach, Naturgy, ENI…) et, fondamentalement, à l’exception d’une petite interconnexion vers le Portugal, la France ou l’Allemagne, le gaz commercialisé dans la région était utilisé dans cette même région. Cela inclut, comme on peut le voir sur la carte, le gaz qui restait au Maroc et en Tunisie, en tant que territoires de transit pour les gazoducs qui relient les gisements de gaz en Algérie aux utilisateurs finaux en Europe : le gazoduc Maghreb-Europe (Duran Farell), dans le premier cas, et le gazoduc TransMed (Enrico Mattei), dans le second.

D’autres cas intéressants sont la Turquie, dont le territoire, en tant que point de transit pour le gaz de l’ancienne Union soviétique, aurait pu devenir le noyau d’un espace géo-énergétique paneuropéen beaucoup plus vaste (A. Mañé, « European energy security: Towards the creation of the geo-energy space », Energy Policy, Volume 34, nº 18, décembre 2006) ; et la Libye, qui est passée du statut de premier fournisseur de gaz naturel liquéfié (GNL) vers la Péninsule ibérique en 1969 à celui de pays pratiquement négligeable dans le commerce du gaz en Méditerranée.

La transformation du commerce international du gaz: la voie vers sa pétrolisation

Ces dernières années, le contenu et la forme du commerce mondial du gaz ont connu des changements importants. L’aspect le plus frappant est le changement du genre de produit échangé, alors que le volume total de gaz échangé a augmenté.

En 2000, 527 milliards de m3 de gaz ont circulé dans le monde, alors que 20 ans plus tard, ce chiffre avait presque doublé. Le plus significatif est la faible croissance du poids du gaz naturel (GN), comparée à la forte croissance du marché du gaz naturel liquéfié, dont le volume a plus que doublé en deux décennies, au point de dépasser celui du GN.

Cette évolution met également en évidence deux aspects. Premièrement, l’importance croissante du gaz dans le bouquet énergétique de certaines des principales économies mondiales. Et deuxièmement, en contrepartie, la diversification géographique de l’origine des achats en raison de l’entrée de nouveaux exportateurs de GNL.

D’un marché d’exportation qui, jusqu’au début du XXIème siècle, était dominé par le GNL de trois pays – Algérie, Indonésie et Malaisie – nous sommes passés à un marché plus diversifié, avec deux grands exportateurs, le Qatar et l’Australie. Bien que ces dernières années, et de manière très significative, notamment pour le marché européen et ibérique, deux nouveaux exportateurs sont apparus qui – pourrait-on dire – sont géopolitiquement très pertinents : les États-Unis et la Russie.

Ainsi, si l’on suit le schéma présenté dans le tableau, il semble que la voie vers l’internationalisation du marché du gaz ait commencé, puisque le commerce du GNL (un gaz transformé en liquide à la source, pour être regazéifié à destination, après son déplacement par mer, à bord d’un navire méthanier) augmente par rapport au GN, sa forme de commercialisation change. De fait, l’importance croissante du GNL est déjà en train de transformer la manière dont le gaz est contractualisé. En effet, ces dernières années, la tendance est à l’achat sur des hubs contractuels régionaux ou internationaux (USA-Henry Hub, Britain’s National Balancing Point-NBP, Dutch Title Transfer Facility-TTF), où le GNL est acheté et vendu quotidiennement. Cela signifie que, déjà en 2021, 40 % du commerce mondial de GNL est le résultat de contrats spot ou à court terme, comme le souligne l’Annual Report 2021 de l’International Group of Liquefied Natural Gas Importers.

C’est l’une des raisons pour lesquelles le marché du gaz, traditionnellement très stable, a tendance à être de plus en plus volatile. En même temps, ce marché s’étend géographiquement, puisque toute économie dans le monde ayant des infrastructures de regazéification sur son territoire peut se rendre au hub pour acheter du gaz, sans avoir besoin de relations bilatérales ou de contrats préalables.

Cette réalité – bien qu’aujourd’hui le marché soit encore segmenté régionalement – indique l’internationalisation du marché du gaz (troisième colonne du tableau). Nous appellerons ce phénomène la pétrolisation du gaz, car tout comme aujourd’hui le pétrole brut d’origine géographique différente alimente une great pool pétrolière – le « réservoir » unifié de tous les pétroles bruts échangés au niveau international –dont l’achat et la vente sont négociés à des prix internationaux tels que le Brent de la mer du Nord, le GNL pourrait alimenter une « piscine » négociée pour tous les acheteurs du monde, aux prix internationaux du hub.

Si cette tendance devait se consolider, on pourrait s’attendre à ce que le gaz présente un comportement similaire à celui décrit pour le pétrole, mais il est encore trop tôt pour savoir quelle sera l’architecture institutionnelle (structure de gouvernance internationale) du futur marché du GNL. Cependant, tout indique que c’est à l’issue de la guerre en Ukraine et du conflit algérien-sahraoui-marocain – des conflits sans commune mesure en termes d’impact mondial, mais qui ne sont pas non plus en eux-mêmes dus à des causes liées à l’énergie – que les éléments, et les acteurs, de cette nouvelle architecture apparaîtront.

Que montre la focalisation que la guerre en Ukraine a concentrée sur la Méditerranée Occidentale?

Depuis que l’armée russe a envahi l’Ukraine le 24 février 2022, le débat autour du gaz – et des questions énergétiques en général – a changé.

Jusqu’alors, le débat, du moins en Europe, tournait autour de la transition énergétique et du rôle que le gaz, en tant que technologie de transition vers l’hydrogène, pouvait jouer. Aujourd’hui, on parle moins de transition et plus de substitution.

Bien que les deux débats concernent les pays méditerranéens, c’est surtout l’idée de trouver des substituts au gaz qui circule de la Russie vers l’Europe qui a attiré l’attention sur l’Algérie, principal producteur et exportateur de gaz de la Méditerranée occidentale, et troisième fournisseur de GN à l’Union européenne, après la Russie et la Norvège.

Aujourd’hui, cette question de la substitution se concentre essentiellement sur deux domaines. Sur le plan quantitatif, la question est la suivante : l’Algérie a-t-elle la capacité de fournir à l’Europe ce qui ne sera plus acheté à la Russie ? Dans les conditions actuelles, la réponse est non.

Compte tenu de la production historique de gaz de l’Algérie, qui n’a pratiquement jamais dépassé 100 milliards de m3 , des besoins d’une consommation intérieure croissante, qui utilise déjà environ 50 % de cette production à des fins domestiques, et des engagements déjà pris en matière d’exportations – presque les 50 % restants – il est difficile d’imaginer que l’Algérie puisse augmenter ses exportations au-delà de 2 % ou 3 % de sa production actuelle.

Il existe deux scénarios dans lesquels il serait possible d’augmenter de manière significative la production et donc les exportations, mais tous deux nécessiteraient des stratégies et des investissements à long terme. Le premier consisterait à exploiter les importantes réserves de gaz de schiste (estimées comme étant les troisièmes ou quatrièmes plus importantes au monde) situées dans le Sud de l’Algérie. Cependant, cette option ne semble ni écologiquement, ni socialement, ni politiquement durable (Mañé, Thieux et Larramendi, Argelia en transición hacia una segunda república, Icaria / IEMed, Barcelone 2019).

Le second scénario, qui fait déjà l’objet de discussions, consisterait à remplacer le gaz à usage domestique de l’Algérie par de l’énergie produite à partir de sources renouvelables. Cela semble faire partie de l’accord bilatéral que l’Algérie et l’Italie ont signé en avril Sur le plan qualitatif, il faut répondre à une autre question : quelles alliances régionales permettraient à cette hypothétique augmentation des exportations de gaz de l’Algérie vers l’Europe, de transiter par l’Europe vers les territoires les plus touchés par la fin des achats de gaz russe ?

La réponse commence à surgir. Alors que l’Espagne semblait bien placée pour devenir un des hubs de réexportation du gaz algérien, puisqu’elle possède deux gazoducs reliés à ses gisements de gaz et qu’elle est le pays qui possède le plus d’installations de regazéification en Europe (voir les carrés verts de la carte), les récents accords énergétiques entre l’Italie et l’Algérie indiquent le contraire.

Au-delà de la crise diplomatique entre l’Espagne et l’Algérie sur la question du Sahara occidental, plusieurs éléments peuvent expliquer le manque de confiance des Algériens envers leurs partenaires espagnols. Parmi ceux-ci, les plus pertinents sont probablement : le désir de l’Espagne de diversifier géographiquement ses approvisionnements en gaz ; le manque d’entente commerciale ou diplomatique à des moments clés, comme lorsque des projets gaziers intégrés ont été interrompus dans les années 2000 – dont le plus prometteur était Gassi-Touil, résultat d’un accord entre Sonatrach, Repsol YPF et Gas Natural, signé en 2004, mais annulé en 2007 ; l’absence d’une politique d’interconnexion transfrontalière, qui fait de la Péninsule ibérique un « cul-de-sac » pour le gaz nord-africain ; et, ces dernières années, une action décisive – et peut-être un pari – de l’Espagne vis-à-vis du GNL global, et des États-Unis, dont les achats en avril 2022 (30,1 % du total du gaz entrant en Espagne) dépassent déjà le volume entrant par gazoduc depuis l’Algérie (pour le même mois, 24,9 % du total, selon le Bulletin des statistiques du gaz, publié par Enagas en avril 2022).

D’autre part, d’autres éléments indiquent une plus grande confiance à l’égard de ses partenaires italiens : la cohérence entre la vision commerciale de l’ENI en tant que société négociant des accords avec son homologue algérienne (Sonatrach) et la vision politique, transmise ces derniers mois, du rôle énergétique de l’Italie en Europe ; la possibilité d’une interconnexion pour le gaz algérien avec le cœur industriel de Mitteleuropa, la dite « banane bleue » ; et la possibilité d’utiliser cette interconnexion à l’avenir pour importer d’Algérie un autre type de gaz, l’hydrogène.

Ce schéma, commercialement et politiquement cohérent, avec la possibilité d’une extension géographique vers le cœur de l’Europe et avec une vision d’avenir, envisageant déjà la transition vers l’hydrogène, pourrait devenir le noyau d’un rapport bilatéral (avec plus d’éléments, mais conservant les caractéristiques de la colonne 3 du tableau) entre l’Algérie et l’Italie qui, même s’il ne modifierait pas substantiellement la fonction exportatrice de l’Algérie, intégrerait son gaz (et peut-être l’hydrogène généré sur son territoire) dans le centre productif de l’Europe. Il est vrai aussi que les besoins de consommation domestique de gaz de l’Italie, économie fortement dépendante du gaz russe, pourraient faire que ce projet d’interconnexion, imaginé ici, ne voit jamais le jour.

Au-delà de cette alliance, la tendance susmentionnée à la pétrolisation mondiale du gaz nous amène à prévoir d’autres changements dans la région.

Le premier, et le plus frappant, serait une certaine déconnexion de l’Espagne de l’espace énergétique méditerranéen, qui deviendrait partie intégrante d’un nouvel espace géo-gazier international, encore en construction. En témoignent le taux croissant d’achats de GNL (en avril 2022, ce type de gaz représentait 75,1 % du total du gaz acheté depuis l’Espagne) par rapport au GN, dont l’origine est l’Algérie, la fermeture du Gazoduc Maghreb-Europe (GME) en décembre 2021 et l’interconnexion « toujours lointaine » avec l’Europe.

Le second, probable mais encore très incertain, serait de penser à un plus grand développement futur des infrastructures de liquéfaction du gaz en Algérie, mais aussi en Libye et en Égypte, afin d’alimenter cette great pool de gaz. Dans ce cas, on pourrait imaginer la création d’une organisation à caractère multilatéral comme l’OPEP, dans laquelle les intérêts mondiaux primeraient sur les intérêts méditerranéens.

Enfin, il y a trois pièces sur l’échiquier méditerranéen qui, à l’heure actuelle, sont encore difficiles à évaluer. La France optera-t-elle pour une supposée autonomie nucléaire et la production d’hydrogène (rose) à partir de celle-ci, ce qui permettrait sa déconnexion partielle du gaz algérien ? Quel sera l’avenir des projets gaziers en Méditerranée orientale, ainsi que le rôle de la Turquie en tant que point d’interconnexion avec les anciennes républiques soviétiques ? Et les projets d’interconnexion africains, tels que le gaz en provenance du Nigeria, vont-ils prospérer, conférant au Maroc un nouveau rôle en tant que territoire de transit ou hub régional ?

En synthèse, bien qu’il y ait encore plus d’inconnues que de certitudes sur la scène gazière de la Méditerranée occidentale, les éléments détaillés ci-dessus indiquent une dualisation de l’appartenance de certains de ses acteurs énergétiques aux nouveaux espaces géo-énergétiques qui se dessinent. D’une part, l’évolution des relations entre l’Espagne et l’Algérie suggère que certains des principaux acteurs énergétiques de la région s’impliqueront plus activement dans un marché pétrolisé du GNL, régi par des règles et des acteurs extérieurs à la région. D’autre part, les relations entre l’Italie et l’Algérie indiquent le contraire : une bilatéralisation plus concentrée des relations gazières dans la région, à mesure que des acteurs comme l’Espagne et, peut-être, la France perdent de leur importance./

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